Il avait été astrologue à Babylone, athlète grec et général romains, chevalier du temple et musicien italien, ambassadeur d’un roi d’Angleterre et gouverneur d’un Etat d’Amérique. Et dans des vies moins brillantes, il avait été quantité d’individus ; tantôt homme, tantôt femme.
Ce jour-là, il n’était plus qu’une âme prenant conscience de son éternité dans un corps insoumis.
Car il avait passablement bu. Et fumé.
Il se demandait depuis un instant à quoi pouvaient penser les chevaux. Pourquoi les chevaux ?
Pourquoi pas les chevaux ?
Il regardait les buches dans la cheminée. Oui, à quoi pouvaient penser les chevaux ?
Il avait monté beaucoup de chevaux par nécessité, jamais avec plaisir. Il n’aimait pas les chevaux, animaux trop dociles, soumis, peureux, peut-être lâches. Mais il se répétait la question : à quoi pensent les chevaux ?
Il sortit dans la nuit pour rafraichir sa tête en feu et étreindre le tronc d’un arbre. Vieux réflexe de druide en quête d’énergie.
Puis il rentra. Et à nouveau il se demanda à quoi pouvaient penser les chevaux.
Ensuite, il s’assit sur un banc, devant la table, riant silencieusement. Pour ne pas gêner le feu.
Après tout, les chevaux pouvaient penser ce qu’ils voulaient : lui ne pensait qu’à lui-même.
Ah ! Mais n’était-ce justement pas là le cœur du problème ?
Cœur du problème au cœur de l’hiver.
Oui, les chevaux ne pensaient peut-être jamais à eux-mêmes, tandis que lui se condamnait à l’effroyable confrontation. Ce n’est pas facile d’avoir un passé si épais qu’on n’a plus jamais de surprise lorsque le jour se lève. Un avenir de brume légère. Voile imperceptible. Juste ce qu’il faut pour ternir la pureté de l’aurore.
Il se leva pour se regarder dans le miroir suspendu entre les deux fenêtres. Peau grisâtre qui s’écaillait et ressemblait de près à celle d’un serpent. Yeux accablés, front déprimé pesant sur des sourcils affaissés, cheveux d’un gris sale.
Et ce corps qui ne répondait plus. Qui n’obéissait plus à l’âme ! L’âme qui voulait rester jeune, se griser, jouir encore de toutes les nourritures, presser tous les fruits, étreindre, soulever, fracasser ! Mais le corps trahissait. Maladresse, lourdeur, fatigue.
Déclin.
Voilà certainement à quoi ne pensaient pas les chevaux : au déclin.
Comme il y avait près de lui des enfants -un, deux ou trois, il ne savait pas- il les regarda passionnément. Pour découvrir, pour contempler l’énergie, l’élan, la fraicheur. Mais à les regarder trop longtemps il découvrait déjà sur eux les marques annonciatrices du déclin. Quelques années et ce serait le même désastre.
Ça passe vite, une année.
Les chevaux ne comptent pas les années. Ni les jours. Ni les heures.
Soit ! Mais le déclin n’était pas le plus grave. Il peut d’ailleurs avoir la beauté des automne sereins et flamboyants. Le pire était cette absurdité du présent. Ce bateau solitaire sur une mer étale, toutes voiles carguées, inondé de soleil brûlant.
Seulement voilà : il n’était pas un cheval et il ne se trouvait pas non plus à bord d’un bateau sur une mer etc.
Il était là. Dans un présent complexe et mesquin. Inepte.
Que vient-on faire dans un présent lorsqu’on a vécu un passé trop riche ? Il n’était plus sûr du tout d’avoir encore quelque chose à faire.
Dans quelques heures, quand le ciel blanchirait, une vieille amie lui dirait :
- Souvenez-vous de ces soirées d’autrefois qui se terminaient par des rêves superbes ! Pourquoi n’aimez-vous plus ces nuits d’agapes ?
Et il répondrait :
- Parce que maintenant les jours qui suivent ne se lèvent plus sur rien. Devant nous il n’y a plus rien à espérer parce que nous avons tout réalisé. Et ce tout n’est qu’un rien. Il ne nous reste qu’à savourer l’amertume du déclin.
- Mais cher ami, demain une nouvelle année commence, pleine de promesses !
Horreur de l’aube.
Mais il en était encore à la nuit.
Il pouvait attendre.
Et voilà : il n’y a plus rien à dire. Absolument plus rien à dire. Mille fois il reposait la question : pourquoi ? En rattachant cette interrogation à deux préoccupations tenaces. La pensée des chevaux et le sens du présent.
Bien entendu, il restait l’autre voie. La voie de l’oubli. Oublier ce corps méprisable, oublier ce présent médiocre. Et pour cela les moyens abondaient. Il pouvait boire, il pouvait fumer, il pouvait écouter de la musique, il pouvait fixer un point devant lui ou regarder ses mains, ses doigts, en faisant défiler des images.
Il avait déjà trop bu, trop fumé. Et la musique déroulait inlassablement ses mélodies trompeuses. Usées par son éternité, les plus sublimes symphonies étaient devenues des rengaines.
Alors il pensa à la pharaonne.
La reine puissante était là. Hiératique. Impénétrable. L’interprète des dieux. Et lui, près d’elle, était comme la pierre, comme le bronze.
Mais l’image était sautillante. Bientôt s’insinua la phrase destructrice.
- Je ne suis qu’un pantin. Un pantin dérisoire retenant ses larmes.
Et plus profondément encore était enfouie l’abjection. Car il était abject, évidemment. Que peut-on faire dans un présent absurde qui se prolonge indéfiniment et qu’on refuse d’interrompre. Plonger dans l’abjection.
L’abjection, substance molle et souterraine. Le dernier des délices. Il jouait à s’y plonger, comme on se rend à une invitation ou à un vainqueur. Comme du vomi qu’on choisirait pour couche.
Il y a toujours un moment où l’on fait des estafilades sur un corps trop parfait, où l’on arrache les pétales d’une fleur à peine éclose, où l’on entaille les jarrets d’un cheval fougueux, où l’on abat le mat d’un navire orgueilleux. Comme ça. Pour s’amuser.
On peut aussi planter ses dents dans une gorge blanche et pure de jeune vierge ou trancher la verge d’un éphèbe. Pour sentir couler le sang chaud dans notre gorge.
Balivernes. Vantardise. T’es pas cap’.
*
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu’il se trouva devant une tasse de café et le journal du matin.
Il déplia le journal.
Les traitements des fonctionnaires étaient augmentés de 1,5 %.
Rien sur les chevaux.
***