Se rendre au contenu

DANS QUEL BAIN…

22 janvier 2025 par
Simon Couval

DANS QUEL BAIN…

(L’année prochaine à Mariânské Lâzné)


  Existe-t-il à Mariânské Lâzné un Grand Hôtel Podebrady ? Je l’ignore, n’étant jamais allé dans cette station thermale et n’ayant aucunement l’intention de m’y rendre un jour. Cependant, si c’était le cas, vous reconnaîtriez le Grand Hôtel Podebrady à la tour gothique par laquelle on y pénètre, et qu’on a flanquée de deux ailes baroques en fer à cheval. Une allée en pavés de bois conduit à la tour, tandis que des plates bandes plantées de buxacées taillées en cônes délimitent les carrés de gazon qui s’étendent de part et d’autre de cette allée. Le rez-de-chaussée de la tour est constitué d’une pièce unique ornée d’une cheminée monumentale probablement plus récente (Renaissance ?) qui fait penser à un retable de pierre très finement sculpté. Une longue table de chêne massif tient lieu de banque d’accueil ; derrière elle est assis un vieux bonhomme en jaquette qui se lève comme un automate lorsqu’on s’approche à moins d’un mètre. Aucun tableau ne permet de suspendre les clefs des chambres : celles-ci sont alignées sur le plateau de la table, posées sur un tapis de laine aux motifs blancs et rouges. A droite s’élève un escalier de pierre jusqu’à un balcon sur lequel s’ouvre un couloir desservant l’unique étage. Dans le mur de gauche de la salle est percée une ouverture de dimensions modestes qu’on ne franchit pas sans surprise. En effet, elle débouche sur le grand salon baroque qui offre par sa taille, la profusion de ses ornements, la quantité et la richesse du mobilier, un contraste saisissant avec l’austérité de la tour. L’hôtel dispose de ses propres thermes, ce qui évite à la clientèle d’avoir à ressortir pour se rendre aux bains.


Puisque vous voici maintenant dans le grand salon, rien ne s’oppose à ce que vous rencontriez ceux qui s’y trouvent déjà. Ils sont six, quatre hommes et deux femmes. Celui qui est en train de parler s’appelle Jean Jeanjean.


  • On peut préférer le train, le fracas des roues sur l’acier des rails, la suite interminable des viaducs et des tunnels, les gares traversées comme des villes qu’on transperce. Et que dire des salles d’attente glaciales et des compartiments surchauffés ? Rien, parce que de toute façon, voyager c’est d’abord partir de chez soi : voilà l’essentiel !


  • Partir c’est mourir un peu, murmure Alban Peyra.


  • Et souffrir beaucoup ! ajoute Emeline de Pontarcy qu’on appelle Bambi.


  • Mais pour aller où ? demande Marie-Hélène Lauze en rougissant.


  • Cette question ! s’écrie Guy-Luc, son mari, à l’année prochaine, bien entendu !


  • Qui ne peut être qu’à Mariânské Lâznè, enchaîna Jean.


  • En allemand nous disons Marienbad, précise Otto Schwarzlicht.


Mais déjà l’excitation a gagné le groupe. Les bouchons de champagne sautent, on remplit les flûtes.


  • A l’année prochaine à Mariânské Lâzné ! s’écrie le chœur.


  • Marienbad ! grogne Otto.


Puis ils boivent, offrant ce silence à leur vœu.


Marie-Hélène abandonne son fauteuil pour rejoindre Emeline sur le canapé.


  • Encore une longue année, dit-elle dans un soupir qu’elle feint d’avoir tenté de retenir.


  • Une année morte, répond Emeline, mais dont chaque jour nous rapproche de l’année prochaine et de Mariânské Lâzné !


Marie-Hélène devient blême.


  • Mais enfin, nous y sommes à Mariânské Lâzné !


Elle a presque crié. Tous les regards se fixent sur elle, réprobateurs. Guy-Luc se lève, furieux.


  • Marilène, je te demande une dernière fois de te reprendre ! Tu ne vas pas recommencer ?


  • Calmez-vous, Guy-Luc, intervient Jean, ce n’est pas si grave. Je suis sûr que Marie-Hélène voulait parler de l’année dernière !


A son tour Marie-Hélène se dresse, elle jette sa flûte qui se brise sur les dalles.


  • Non, je ne voulais pas parler de l’année dernière ! Oui, je veux parler d’aujourd’hui ! Et j’en ai assez de Mariânské Lâzné !


  • Dites Marienbad, suggère Otto avec un mauvais sourire, et vous verrez que ça devient tout à fait supportable !


  • Ce n’est pas une question de nom, s’écrie Marie-Hélène, c’est une question de lieu et de temps ! Ici nous barbotons, nous macérons, nous pataugeons ! Et en plus vous ne savez que dire « l’année prochaine » ou « l’année dernière », n’y aurait-il pas de présent à Mariânské Lâzné ?


Guy-Luc lui prend le bras avec brutalité et veut l’entraîner vers la salle gothique.


  • Tu dépasses la mesure !


Marie-Hélène se dégage avec force.


  • Ne me touche pas ! Et ne parle pas de mesure ! On ne parle pas de mesure quand on confond le présent, le passé, l’avenir, l’ici et l’ailleurs !


Guy-Luc s’est laissé tomber sur une chaise et a pris sa tête entre ses mains.


  • C’est très regrettable, dit Otto, mais c’était prévisible…


  • Ne dites rien, Otto, c’est préférable ! lui ordonne Emeline.


  • Voyons Bambi, insiste l’allemand, je voulais simplement rappeler un proverbe de Thuringe : « Si de l’eau la truite se lasse, hors de cette eau la mort l’enlace ! ».


  • Je ne vois pas le rapport, intervient Alban, et comment un proverbe germanique peut-il rimer en français ?


  • C’est tout l’art de la traduction, Mon Cher, lui répond Otto, quant au rapport, je m’étonne…


  • Assez ! Assez ! Assez ! Mais regardez-vous !


Marie-Hélène qu’on avait presque oubliée, s’était retirée prés d’une fenêtre, regardant la pluie tomber sur les pavés. Elle s’est retournée.


  • Oui, regardez-vous ! Je sais que cela vous gêne parce que vous n’acceptez de vous regarder que dans le passé et le futur. Vous voudriez bien que je vous parle d’aujourd’hui comme si c’était un jour de l’année dernière ? Ou que je me délecte des promesses de l’année prochaine ? Que je fasse comme si nous partions toujours de Mariânské Lâzné ou que nous y arrivions toujours, avec ce rien absolu entre le départ, l’an dernier, bien sûr, et l’arrivée, l’an prochain évidemment !


Alors, un par un les autres se lèvent et se déplacent lentement entre les sièges et les tables basses, sans un mot, remuant simplement les lèvres, se frôlant parfois mais évitant de se toucher. Un employé de l’hôtel en uniforme se faufile entre eux et ramasse soigneusement les débris de la flûte qu’il rassemble dans une boite en carton. Quand il a terminé, il s’approche de Marie-Hélène.


  • Madame souhaite-t-elle emporter ces éclats en souvenir ?


  • En souvenir de quoi ?


  • De son séjour de l’année dernière !


Marie-Hélène ne peut pas s’empêcher de rire, mais son rire est amer.


  • Non, Mon Ami, conservez-les pour l’année prochaine !


L’homme s’incline puis se retire. Cependant, prés de quitter le salon, il revient sur ses pas, s’approchant à nouveau de Marie-Hélène.


  • Madame, si je puis me permettre…


  • Quoi encore ?


  • Je crois pouvoir aider Madame si elle consent à m’écouter !
  • Qu’est-ce qui vous permet…


  • Les lois de l’univers, Madame, la gravitation universelle, plus exactement ! Voyez le groupe que forment vos amis : cinq personnes qui se déplacent apparemment en toute liberté, mais en réalité dans un périmètre parfaitement délimité quoique non matérialisé. Il y a là, à la fois un ensemble unitaire et un équilibre des masses, mobilier compris, qui se modifie à chaque pas de chacune de ces personnes. Vous remarquerez par ailleurs que l’espace qui les sépare donne l’illusion qu’elles n’occupent pas la totalité de la surface que détermine le périmètre. Pourtant, si l’on superposait la totalité des positions successives qu’elles ont occupé, occupent et occuperont, il n’y aurait plus d’espace libre. C’est exactement ce qui se passe avec des poissons dans un bassin. S’il n’y avait plus que des poissons où serait l’eau ? Dessous me direz-vous ? Certes, non, car les poissons se déplacent autant en profondeur qu’en surface. Retenons toutes les positions passées, présentes et à venir des poissons dans le bassin, comme on retient les notes d’un piano avec la pédale de forte, et il n’y a plus d’eau dans le bassin : que des poissons, Madame, mais des poissons qui vont mourir. La seule différence entre les poissons et vos amis, c’est que leur périmètre n’est pas matérialisé, il n’y a pas de bassin ! Il n’y a pas d’eau non plus, que de l’air dans et hors du périmètre. Voila qui confirme l’intuition géniale de ce savant anglais –Hawking, je crois- selon qui il peut y avoir deux sortes d’univers : soit un univers fini mais sans bord, soit un univers infini mais bordé ! Cela repose sur un calcul mathématique irréfutable. Vous conviendrez qu’un seul univers ne peut correspondre aux deux réponses de cette alternative ? Oui, Madame, il vous faut donc accepter la coexistence de deux univers liés par quelque torsion spatio-temporelle dont je m’emploie à rechercher la formule mathématique. Mais déjà vous apparaît, j’en suis certain, l’implication métaphysique : la dualité de l’universel réfute l’unicité de Dieu ! Etant à l’image d’un Dieu multiple, nous sommes fatalement multiples nous-mêmes ! Merveilleuse perspective qui nous ouvre l’infini des temps et des lieux ! Telle est la délivrance que vous avez si longtemps et fidèlement recherchée en fréquentant les thermes Podibrady à Mariânské Lâzné, et que je vous offre aujourd’hui –je dis bien : aujourd’hui- parce qu’à un moment ou un autre il faut bien sortir du bain !


  • Mais dans quel bain…


Il est bien entendu inutile de vous attarder davantage dans le grand salon du Grand Hôtel Podibrady qui vraisemblablement n’existe pas. Remarquez simplement la quantité innombrable d’étoiles qu’il y a dans le ciel où le poète dirait qu’elles semblent flotter dans le bain infini de l’éther. Et encore s’agit-il d’un seul univers, donc d’un seul bain. Hallucinant, non ? Alors dans quel bain…

***