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La tour aux diables

17 février 2025 par
Simon Couval

  Quelque part dans Rome, au XVIème siècle. Le palais du Cardinal V. est à son image. Sur la rue donne une façade austère, à peine percée de quelques fenêtres. A l’opposé, une terrasse à colonnade surplombe un jardin exubérant.


Sur cette terrasse son Eminence dine avec ses invités. Tous sont des hommes et tous sont des ecclésiastiques à l’exception du jeune Marquis S…, neveu et amant du Cardinal. Les serviteurs sont des jeunes noirs en tenue d’esclaves romains, c’est-à-dire à peu près nus. Eclats de voix, rires, tintement du cristal. Un prélat vient de rapporter la mésaventure du Père Abbé du monastère de T… à qui un faux dignitaire de l’Ordre de Malte avait remis en échange de trois calices d’or pur un clou de la Sainte Croix extrait d’un fer de son cheval.

  • Ces moines sont d’une insondable stupidité, s’écrie le Marquis de sa voix aigue et enrouée.
  • La vie monastique ne peut que rendre stupide ou vicieux, dit le Cardinal en riant. Je vais vous raconter un souvenir de l’époque où j’étais Visiteur apostolique et Grand Pénitencier. J’avais été mandé dans un monastère bénédictin qui se trouvait dans un îlot perdu au large des côtes.
  • De quelles côtes ? demande le Marquis.
  • Peu importe le lieu, Emilio. En fait, ce monastère se présentait sous la forme d’une grosse tour carrée construite au bout d’un promontoire. Seul un côté n’était pas à l’aplomb de la mer dont les vagues se brisaient sur les rochers protégeant la base de l’édifice. Un escalier unique en colimaçon desservait quatre niveaux supérieurs. Au premier niveau se trouvaient l’abbatiale, la salle capitulaire, le réfectoire et les cuisines. A partir du niveau suivant le centre de la tour était à ciel ouvert au dessus d’un cloître intérieur. Sur les côtés donnant sur la mer et sur trois niveaux, s’alignaient les cellules. Le quatrième côté n’était percé que de meurtrières pour éviter d’éventuels assauts.
  • Quand le monastère avait-il été construit ? demande un évêque en réprimant un hoquet.
  • Au VIIIème siècle ! Vers l’an 920, je crois. Si je m’y rendais, c’était à la demande de ce cher et regretté Andréa Dei P…, Préfet de Congrégations, car le Pape avait reçu de l’Abbé une étrange missive. Il y était question de créatures diaboliques que des pêcheurs auraient vues s’agripper aux murs de la tour et d’étranges stigmates apparus sur les corps de plusieurs moines.
  • Balivernes ! lança un des convives en glissant une main grasse entre les cuisses du serviteur qui versait du vin dans sa coupe.
  • Je suis arrivé au monastère à la tombée du jour, poursuivit le Cardinal sans relever l’interruption. Un pêcheur m’y avait conduit avec mon secrétaire dans sa barque qui puait le poisson. Malgré un grand manteau qui me recouvrait entièrement et un chapeau ordinaire, l’homme avait deviné ma mission. Aussi, s’autorisa-t-il, d’une voix de plus en plus assurée, à évoquer les « diables » que lui-même, Antonio, et son beau-frère Giuglio avaient vus grimper pendant la nuit aux murs du monastère. D’abord, je me contentai de sourire en l’écoutant ; puis comme il insistait, je lui demandai à quoi ressemblaient ces diables. Il résulta de ses explications confuses, que cela allait du grand chat sans poil à l’araignée charnue en passant par le lézard géant.
  • J’espère qu’au temps de Saint Pierre les pêcheurs étaient moins abrutis qu’aujourd’hui ! s’exclama un Jésuite, déclenchant l’hilarité autour de la table.
  • Laissez ça ! dit le Cardinal. Je vous passe l’accueil de l’Abbé, au vieil ascète un peu gâteux qui avait été choisi pour cette raison parce qu’il m’a aussitôt semblé régner dans ce monastère une indiscipline frisant l’insolence. Comme le pauvre vieux était un peu sourd, la plupart des moines parlaient à table alors que le silence y est de rigueur. Personne n’écoutait celui qui était de lecture des psaumes et j’ai même aperçu des gestes obscènes. Il est vrai que l’Abbé était presqu’aussi aveugle que sourd : il ne voyait pas les morceaux de viande qui étaient ajoutés au bouillon de légumes, sauf à sa table, bien sûr, ce qui m’a valu quelques jours de quasi-diète ! Après complies, j’ai assisté au coucher des moines. C’était ahurissant. Une fois chacun dans sa cellule, un frère lai préposé à cette tache passait avec un gros trousseau de clés et fermait chaque porte. C’était un contraste étonnant avec l’indiscipline qui s’était manifestée au réfectoire.


Le Cardinal se tait quelques instants pour boire une coupe de vin de Sardaigne. Puis il reprend son récit.

  • Le lendemain j’eu un entretien avec l’Abbé ainsi qu’avec la plupart des moines. J’ai dû écouter toutes sortes de sottises sur des bêtes fabuleuses, sur le Diable… Je vous en fais grâce ! J’ai procédé à l’examen des stigmates. Ceux qui les portaient étaient tous de jeunes moines plutôt vigoureux.
  • Pourquoi seulement les jeunes ? demande le jésuite.
  • C’est justement la question que je me suis posée, répondit le Cardinal. J’ai trouvé la réponse et du même coup la clé du mystère des diables.


Il jette sur la table une petite aumônière remplie de pièces d’or.

  • Voilà pour celui qui trouvera comme moi la réponse, vous avez tous les éléments !
  • Sans vouloir vous manquez de respect, Eminence, c’est assez facile à deviner dit le Jésuite.
  • Alors, dites-nous, mon cher Père !
  • La Règle leur imposant d’être enfermés dans leurs cellules, des jeunes moines tourmentés par les appels de leur nature et l’attrait de leurs semblables, sortaient par les fenêtres après s’être dénudés pour plus de commodité et rejoignaient des complices par les mêmes voies en s’agrippant aux pierres de la tour. Les stigmates n’étaient que les écorchures qui en résultaient à l’intérieur de leurs mains !


On rit et on applaudit. Le Cardinal lance l’aumônière au Jésuite.

  • Et vous avez expliqué cela à l’Abbé ? demande le Marquis.
  • Certes, non ! s’exclame le Cardinal. Il en aurait crevé, le brave homme ! J’ai réuni les moines porteurs de prétendus stigmates et je les admonestés, les menaçant de les transférer à Rome et de les faire castrer si l’on entendait encore parler de diablerie dans le monastère.
  • Pauvres diablotins ! dit un évêque au visage fardé en joignant ses mains.
  • Ne vous en faites pas pour eux, déclare le Cardinal en riant. Moins d’un an plus tard je suis retourné dans ce monastère car Andréa voulait s’assurer que tout était bien rentré définitivement dans l’ordre. Le vieil abbé était mort et celui qui lui avait succédé avait rétabli la discipline tout en assouplissant la règle. On ne bavardait plus pendant la lecture des psaumes, mais la chaire était plus riche et plus abondante. On ne fermait plus les portes à clef pendant la nuit. J’ai remarqué aussi que l’Abbé avait un secrétaire en qui je reconnus un des stigmatisés. Un garçon brun avec des yeux verts et un sourire éclatant, doté par la nature de ce qu’on appelle justement la beauté du Diable !
  • Savait-il seulement écrire, ce demi-dieu ? demande le jésuite.
  • Oh ! Que oui ! répond le cardinal. Je l’ai emprunté à l’Abbé pour lui dicter mon rapport et il s’est très bien débrouillé. Ce fut le plus long rapport de mes quelques années de vicariat apostolique. Nous le rédigions la nuit dans ma chambre car je ne voulais pas distraire ce brillant sujet de ses obligations diurnes évidemment !


Il y a des rires et quelques applaudissements.

  • Que ne l’avez-vous ramené à Rome, cet objet rare ! s’écrie l’évêque fardé en levant les bras vers le ciel.
  • Mais je l’y ai fait venir, dit le Cardinal sans sourire. Il a même été quelques temps le précepteur de mon neveu qui était encore un enfant, car il était instruit, le bougre…
  • Et qu’est-il devenu ? risque le jésuite.
  • Oh ! Il ne s’est pas mal débrouillé. Moins d’une année après son arrivée à Rome, le Pape me l’a pris. Il manquait de secrétaires m’a-t-il dit !
  • Le diablotin du Pape ! s’écrie un prélat.
  • Ce n’est plus vraiment un diablotin, reprend le Cardinal. Il doit avoir trente six ou trente sept ans.
  • J’aurais bien aimé le voir, dit le même prélat.
  • Mais vous le connaissez, Giovanni, lui répond le Cardinal. Il est vrai qu’avec ses nouveaux habits on fait moins attention à son visage…


Un brouhaha accompagne les paroles du Cardinal.

  • C’est le Cardinal N… Camérier de sa sainteté !


Sur un geste du Cardinal l’orchestre de cordes qui se trouve dans un des salons dont les portes-fenêtres sont grandes ouvertes, entame les premières mesures d’un aria. Puis s’élève dans la nuit la voix d’un castrat, les sonorités sublimes de la langue italienne à laquelle semble avoir été offerts en sacrifice propice les mâles joyaux du jeune homme.


***