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Le grand monologue de la Tsarine

22 janvier 2025 par
Simon Couval

LE GRAND MONOLOGUE DE LA TSARINE


  Ça m’est venu ce matin en me réveillant. J’ai décidé qu’aujourd’hui je serai la Tsarine. Il n’y a que moi qui le saurai, mais ça me suffit. Et peu importe que je sois obligée de faire et dire des choses qu’une tsarine n’aurait, ni fait, ni dit. Tout vient peut-être de cette lueur laiteuse et un peu sale au-dessus de la rivière. J’ai toujours imaginé la Neva comme ça. Maintenant, je suis surtout en colère à cause du prix des poireaux. Plus les prix sont petits, plus ces salauds de revendeurs en profitent pour les augmenter, parce que l’augmentation d’un petit prix se voit moins que celle d’un gros. Et c’est vrai que ça reste un petit prix, c’est vrai que c’est pas une ruine de dépenser un ou deux centimes de plus par kilo pour faire un pot-au-feu. Mais pour eux, il faut imaginer ce que ça donne sur les quantités vendues. Tout ça, d’ailleurs, parce qu’il y a de plus en plus de riches qui se mettent à manger nos plats de pauvres. Il faut voir la gueule enfarinée des riches quand ils vantent les saveurs de ce qu’ils appellent « la cuisine populaire » ! Sûr que c’est bien plaisant un pot-au-feu de temps en temps pour changer du homard, du foie gras et de tous ces plats raffinés qui coûtent une fortune ! Moi je saurai jamais le goût que ça a. Eux, ils mangent ça distraitement, l’air presque dégoûté. Si seulement je pouvais me faire une idée plus précise de la Baltique, des forêts finlandaises et du printemps en Crimée ! Notez que j’en ai rien à fiche de la Russie. C’est pas vraiment le premier pays que j’irais visiter si j’avais les moyens. Dans la Tsarine, c’est d’abord le mot qui me plait et un peu l’idée générale. Il y a bien d’autres choses plus importantes, même plus importantes que les prix scandaleux des légumes cet hiver. Je crois que ce sont des choses qui entrainent la pensée très loin des soucis ordinaires d’une ménagère. Par exemple, avant-hier, quand j’ai vu dans un magazine la photo des Joliot-Curie. C’était une photo posée, un peu ridicule aujourd’hui. Tous les deux, le Pierre et la Marie, en blouses blanches dans un décor de laboratoire, peut-être un vrai laboratoire. Lui debout, elle assise, faisant semblant de manipuler des trucs. Bon ! Ce que je veux dire c’est ce que disait l’article du magazine. Joliot serait le père de Zoé, la première pile atomique française. Appeler une pile Zoé ! Je ne sais pas qui a eu l’idée, mais il fallait le faire ! Et quand on est les parents de ce genre de saloperie, comment conserver sur la photo cette absence totale d’expression ? On dirait vraiment des gens qui tripatouillent la radioactivité, c'est-à-dire la mort, comme s’ils disséquaient une grenouille. Et encore ! Moi, si je disséquais une grenouille, je pourrais pas m’empêcher de faire la grimace. Passons ! Passons ! Mais je tenais à le dire parce qu’il faut bien qu’il y ait des gens comme moi pour mettre un peu de jugement dans ce qu’on voit et qu’on entend tous les jours. Qui pourrait rappeler le monde à l’essentiel si je ne le faisais pas parce que je suis la Tsarine ? On ne met pas les coudes sur la table et on se tient bien droit pour manger. Quoi ? que les Anglais mettent les coudes sur la table ? Il ne faut pas dire n’importe quoi ! Je n’ai pas beaucoup d’instruction, mais je ne suis pas idiote. Et puis, même si c’est vrai, ça ne change rien : les Anglais font ce qu’ils veulent en Angleterre, mais chez moi on ne met pas les coudes sur la table et on se tient droit sur sa chaise. On se tait et on mange sans faire de commentaire sur la nourriture. Je suis sûre que les Joliot-Curie ne parlaient pas de ce qu’ils mangeaient. On le voit sur la photo. Pas du tout le genre Balzac ou Rossini. D’ailleurs, tout ça est bien vulgaire. On devrait avoir honte de manger les uns devant les autres. Qui dit manger, dit déféquer. C’est un circuit, je n’y peux rien. Je ne peux pas m’empêcher d’y penser quand je prépare un pot-au-feu. Bien entendu, c’est pareil avec du homard ou du caviar, mais ça atténue la vulgarité de la chose. Peut-être même que ça sent moins mauvais. En tous cas, on devrait s’isoler pour manger, se cacher, comme pour déféquer. Tout ce qui se rapporte à ces activités est dégoûtant. Les dents, entre autres parties honteuses du corps : c’est horrible de voir une dentition. Il suffit de regarder ce qui reste de la viande et des légumes du pot-au-feu lorsqu’ils sont passés dans la bouche. Recrachez-en un peu, juste pour voir, et vous comprendrez ce que je veux dire. Sans compter les morceaux qui restent coincés entre deux dents ou collés aux gencives, prêt à pourrir doucement si on ne se lave pas les dents après les repas. Ah ! C’est vraiment pas beau ce qu’on crache dans le lavabo ! C’est pour ça qu’il faut aussi bien rincer le lavabo après. Finalement, je crois que c’est tout le corps qui est répugnant. On défèque, on sue, on pisse, on saigne, on suppure, on larmoie, on perd des morceaux de peau, des croutes, des pellicules, des cheveux, des poils. Et la crasse ! La crasse qui s’insinue dans les moindres replis, dans les moindres orifices ! Quand je pense qu’il y a des gens qui se curent le nez devant les autres ! Et il faut voir ce qu’ils en sortent de leurs nez ! Oui, en plus avec des ongles douteux. Il ne faut quand même pas me prendre pour une idiote : je n’oublie pas que les poireaux ont pris deux centimes au kilo en deux jours. Mais qu’est-ce qui a pu se passer dans la tête de gens comme cette Curie et ce Joliot, qui les a poussés à vouloir à tout prix casser le noyau des atomes comme si c’étaient des noix ? Je ne comprends pas cette obsession de vouloir en savoir toujours plus sur la matière, sous prétexte de comprendre la vie. Il n’y a qu’à la prendre comme elle est, la vie. Pour ce que ça rapporte d’en savoir plus ! Comprendre la vie pour en arriver à la détruire, vous trouvez ça intelligent ? C’est comme éplucher un oignon ou un poireau : si on ne sait pas s’arrêter, on arrive à la fin et il n’y a plus d’oignon, plus de poireau, rien que des épluchures ! Je n’ai pas d’instruction, mais je me débrouille très bien et je ne suis pas plus malheureuse que d’autres qui savent beaucoup de choses. Et en plus, aujourd’hui je suis la Tsarine ! J’ai acheté des poireaux, des carottes, des navets, un chou vert, du gite et du plat de côte. J’ai tout ça dans mon filet et je m’arrête sur le pont pour regarder couler la Neva. Un fleuve ? Tu parles ! Tout juste un canal entre le lac Ladoga et la Baltique. Même pas quatre vingt kilomètres. J’ai vérifié dans le Larousse. Ici c’est pas la Neva, mais qu’est-ce que ça change ? De l’eau c’est de l’eau. A Saint-Pétersbourg ils font certainement pas le pot-au-feu comme chez nous, mais il doit bien y avoir quelque chose qui y ressemble. Dans tous les pays on fait bouillir de la viande et des légumes. C’est certainement une des premières choses que les hommes ont dû faire pour manger. Voila qui fait réfléchir, non ? Cette eau qui est la même partout, cette viande, ces légumes, la mastication, la digestion, la défécation… C’est pas drôle, c’est sûr ! Je comprends les gens qui éprouvent le besoin de se dire, devant tant de mocheté, qu’il doit bien y avoir quelque chose ou quelqu’un qui pourrait donner un peu de sens à tout ça. Dieu est une très belle idée. Une idée qui rehausse la situation. Je crois en Dieu et je m’en porte très bien. Croire en Dieu dispense de chercher des réponses, parce qu’Il est LA réponse. Et il y a dans cette foi une grande sagesse qui donne une grande sérénité. Moi, je ne risque pas de me brûler les doigts avec du polonium ou des saloperies du même genre. A la rigueur avec une goutte de cire coulant le long d’un cierge, mais ça ne va pas plus loin. Dieu me légitime. Sans Dieu, pas de Tsarine. Je crois donc d’autant plus en Dieu, que je crois en moi. Je ne dis pas ça par orgueil. C’est simplement une façon d’exprimer à Dieu le respect de Sa Création : Ici bas, Mon Dieu, à peu prés tout me dégoutte ; mais si Vous l’avez voulu ainsi, c’est que Vous aviez Vos raisons et je l’accepte parce que c’est Vous et que ce sont Vos raisons. C’est aussi simple que ça. Si Vous avez permis à Joliot de faire Zoé, c’est que vous aviez Vos raisons. Si Vous permettez qu’on augmente scandaleusement le prix des poireaux, c’est que Vous avez Vos raisons. Ces raisons, je ne Vous les demande pas, je ne cherche pas à les connaître par ce chemin détourné qu’on appelle la science et qui, au bout du bout, me renverrait encore à l’insondable mystère de Votre Toute Puissance. Je me soumets à la faim, à l’ingestion, à la digestion et à la défécation, parce que Vous l’avez voulu. Et si Vous l’avez voulu, c’est bien. Seigneur Mon Dieu, parce que j’ai chassé l’esprit de révolte qui a entrainé Lucifer dans sa chute, parce que j’accepte de payer le prix des poireaux, Vous répandez sur moi Vos bienfaits : je suis la Tsarine, j’ai les dents saines, une digestion apaisée et des selles douces, bien moulées. Les Curie et les Joliot n’avaient certainement pas cette chance : on voit bien sur la photo qu’ils sont constipés. Car, en fin de compte, ce qui est cruel dans ces fonctions organiques, c’est leur dérèglement si fréquent chez la plupart des gens. La rétention des aliments dans la dentition et les irritations stomacales qui donnent des caries, des ulcères et des haleines fétides, l’expulsion pestilentielle des flatulences intestinales, la douloureuse constipation, la pâteuse diarrhée, les variqueuses hémorroïdes. Je ne saurais trop conseiller à qui veut bien l’accepter, d’entendre ces appels du corps, car je sais par expérience en quelque sorte mystique, que c’est au fil d’une longue méditation courant des dents jusqu’au rectum, qu’on est conduit à découvrir la beauté des mystères de la foi. De la Foi nait l’Espérance qui gonfle le cœur, et de l’espérance vient la Charité qui fait aimer. C’est pourquoi, moi la Tsarine, je suis la mère bienveillante qui tend la main à ses enfants. Pour eux je suis la petite mère, la matriochka, tellement plus chaleureuse qu’Irène Joliot-Curie qui, de toute façon, avait du sang polonais et peut-être même juif. Mère plus que toutes les mères, parce que j’ai gardé ma virginité, offrant mon corps à Dieu pour le cas où il aurait voulu renouveler l’expérience de l’Immaculée Conception et donner un frère à Jésus. Car ils se trompent, ceux qui croient en une Parousie où le Christ reviendrait en descendant du ciel comme un vulgaire Airbus. Le Christ reviendra comme il est déjà venu : fruit des entrailles d’une vierge à qui le bel archange Gabriel viendra annoncer l’heureuse nouvelle. Que je m’appelle Germaine n’est absolument pas un handicap : les insondables desseins de Dieu ne s’arrêtent pas à de telles mesquineries. Surtout aujourd’hui, puisque je suis la Tsarine. Je m’inquiète seulement pour mon fils, parce que la Neva n’a pas la tiédeur des eaux du Jourdain et je ne voudrais pas qu’il attrape une pneumonie le jour de son baptême. Mais la foi me soutient, je sais que le corps irradiant de chaude lumière du fils de Dieu fera fondre les glaces charriées par le fleuve. Oui, il sera le fils de la Tsarine, le Grand César, Le Christ-Roi, enfin ! Bon ! Maintenant, assez rigolé ! J’enlève les oripeaux de cette vielle folle et me voici sous les apparences de ma vraie nature, drapée de lin, de soie et d’un peu de coton. Je suis Janus aux deux visages, gardien des portes du ciel et de la terre, peut-être un peu Apollon, un peu Dionysos, Zeus, Neptune et bien d’autres encore, ou tout simplement Hermès, porteur du verbe, parlant au nom de tous, chargé de communication de l’olympique Panthéon. Salut, Mortels ! Qu’il soit d’abord clair que le prix des poireaux n’est pas notre affaire. Il faut bien, une fois pour toute, que les hommes apprennent à régler entre eux ces problèmes triviaux. C’est comme cette histoire de coudes sur la table et de torse bien droit, ou encore ce débat sur le mariage entre gens de même sexe : établissez vos règles, respectez-les ou transgressez-les, cela ne changera pas l’ordre de l’univers. N’attendez pas notre arbitrage dans ces sottes querelles. En fait, la chose la plus importante que j’ai à vous dire de la part des dieux, pour une fois unanimes, c’est que vous et moi n’avons rien à nous dire ! Homère l’avait pressenti, mais on prend toujours les Grecs pour des menteurs. Moi, je vous le confirme. Eh oui ! C’est comme ça ! Nous nous connaissons vaguement : vous nous avez entrevus en des temps où nous étions plus proches, vous avez construit des histoires plus ou moins vraies sur nos vies, pendant un temps vous nous avez célébrés, puis vous avez cherché ailleurs, ça vous regarde ; de notre côté nous jetons parfois sur vous un regard distrait. Il est arrivé que nous nous intéressions un peu plus à certains d’entre vous qui en acquièrent le mérite, comme cet Ulysse, par exemple. Mais ça ne va guère plus loin. Chacun chez soi et tout ira bien. Un petit conseil quand même, après tout ce qu’a pu dire la vieille folle : vous auriez tort de mépriser le corps en le réduisant à ses fonctions effectivement peu gratifiantes. Laissez-vous charmer par le sourire éclatant d’un garçon ou d’une fille adolescents dont les lèvres purpurines et bien ourlées découvrent une belle dentition. N’ayez aucun scrupule à contempler avec désir un Apollon aux belles cuisses ou une Vénus callipyges et laissez votre main flatter de telles cuisses et de telles fesses. Profitez des bonnes choses de la vie, il n’y en a pas tellement et elles sont éphémères ! C’est ça ! Merci mon vieux, ou mon dieu, et à la prochaine ! Oui, c’est encore la Tsarine, mais plus vraiment la même ! Moi aussi je suis bitruc ! Je vous ai déjà dit que j’étais pas idiote. Alors, pourquoi une Tsarine n’en cacherait-elle pas une autre ? C’est d’ailleurs le principe des poupées russes. Vu, le lien ? Mais attention : je ne viens pas abolir les principes de la vieille folle, je viens vous proposer une autre perspective. C’est assez proche de ce que jactait le Janus Bidasse ou Monsieur Hermès qui a quitté le Faubourg Saint Honoré et s’est reconverti en porte parole des dieux, ce qui parait bizarre parce que la camelote de luxe se porte mieux que jamais à ce que j’ai entendu dire. Mais moi je ne parle pas au nom des dieux, de Dieu ou de qui que se soit. Je suis la Tsarine et c’est suffisant. A prendre ou à laisser. Mère, oui ; mais pas genre Gaïa. Accoucher de titans, merci bien ! J’ai déjà un grand con de fils que j’ai élevé à la force de mes poignets parce que dans la mornifle c’est le mouvement du poignet qui compte. Paf ! Puisqu’on y est, je précise que la mornifle est un revers de la main qui se distingue de la tarte appliquée par la paume ; la paume à tarte étant l’inverse de la tarte aux pommes, évidemment, sauf dans le cas de la tarte Tatin. Donc, ce grand con de fils a eu sa part de mornifles, ce qui lui a donné de belles couleurs aux joues qu’il a toujours bien pleines. Les filles rigolent et l’appellent « Bébé Rose » ; mais ça plait apparemment à certains mecs aussi puisqu’ils l’appellent « Mon Chou ». Vous me direz que c’est toujours mieux que joujou, caillou ou genou, mais ça fait pas sérieux pour un Tsarévitch. Je ne sais pas pourquoi je m’attarde sur ce bâtard qui me pourrit la vie, sinon, peut-être, pour vous dire encore que si par hasard vous le rencontrez, expliquez-lui comment on fait les enfants. Moi, j’ai renoncé parce que je sais jamais par où commencer. Bien sûr, je sens venir les commentaires : « elle se croit, celle-là, mais elle a pas été fichue d’élever son gamin ». Eh ! Ducon ! T’as jamais entendu parler des paradoxes ? J’ai pas beaucoup d’instruction, mais je suis pas idiote. Je sais encore distinguer un paradoxe d’un paradigme, ce qui n’est pourtant pas le cas de beaucoup de gens. C’est justement le paradoxe des autodidactes d’être capables de connaître des choses qu’ignore la moyenne des gens instruits et cultivés. C’est parce que les gens qui s’instruisent n’apprennent que ce qui est utile à leur réussite aux examens puis à leur ascension sociale. L’autodidacte, lui, il plonge sur tout ce qui lui tombe sous la main. Résultat : l’instruit se dit qu’il aura toujours le temps, « plus tard », de s’intéresser au paradigme et il finit par mourir sans savoir ce que c’est ; tandis que l’autodidacte épate la galerie en dissertant sur les objets paradigmatiques mis en opposition aux objets syntagmatiques. Avouez que ça vous en bouche un coin ! Des beaux parleurs prétendent que je suis possessive et tyrannique. Despotique serait plus juste. Quant à la possession, vous en connaissez beaucoup, vous, de gens qui ne veulent pas posséder ? On peut toujours croire ceux qui disent « grand bien leur fasse » en parlant des possédants. Ils ajoutent souvent : « de toute façon, ils ne l’emporteront pas dans leur tombe ». Ceux-là sont les pires : des envieux qui ont honte de l’être, des hypocrites sentencieux qui vous assurent qu’ils se contentent de ce qu’ils ont, que ça leur évite bien des soucis. Et blablabla. Cause toujours ! Des soucis t’en as quand même, Patate, ne serait-ce que pour assurer tes fins de mois. Et je peux te dire, Chéri, que c’est bien agréable de posséder et de despotiser ! Moi, la Tsarine, je n’ai qu’à dire « je veux ». Du balcon de mon palais, je regarde défiler les régiments, et chaque jour je désigne du doigt un officier ou un soldat que mes fidèles aides de camp eunuques ramènent dans une suite spécialement aménagée pour les jeux qui suivent. Pour mon grand con de fils que les femmes n’intéressent toujours pas, mais qui a quand même ses besoins et que j’aime bien malgré ses tares, j’ai créé un bataillon spécial de soldats noirs et analphabètes à qui on a coupé la langue. Oui, mes agneaux, voila à quoi je rêve aujourd’hui en regardant couler cette Neva qui n’est pas la Neva. A chaque jour son rêve et ceux de la nuit ne sont pas mal non plus. Le dernier dont je me souvienne se déroulait sur une voie ferrée. Je gardais des vaches et j’attendais comme elles qu’un train daigne passer. Le jour commençait à décliner sérieusement, comme un octogénaire ou un collégien en classe de latin, quand, enfin, nous entendîmes le sifflement caractéristique d’un convoi tout joyeux de sortir du tunnel dont nous n’étions pas très éloignées : phûiiiiit ! phûphûphûiiiiiiit ! phûit ! Et non pas Tûûût ! Tûûûûtût ! comme on le voit trop souvent dans de stupides BD. Enfin, la locomotive apparaît et je constate que le train roule très lentement. Vraiment très lentement. C’était un long convoi de wagons sans fenêtres. Nous étions très déçues, les vaches et moi, parce que notre plaisir c’est de voir l’air idiot des voyageurs qui nous regardent dans le pré. Ça amuse les vaches et elles donnent plus de lait. Tout à coup apparaît le dernier wagon qui, lui, avait des fenêtres. De larges fenêtres avec de beaux rideaux de dentelle, des châssis en cuivre, des poignées de portes en porcelaine. Mais, surtout, il se terminait par une plate-forme à fines balustres de citronnier. Sur cette plate-forme se tenait une femme habillée en andalouse, le visage caché par un magnifique éventail de nacre et de soie. Soudain, elle esquisse des taconeos sonores, replie son éventail d’un geste sec et se tourne vers nous. C’était Adolf Hitler ! Je vous assure que ça fait un drôle d’effet ! Le pire c’est qu’il n’avait pas ce regard fixe et hostile qu’on lui voit toujours sur les photos officielles. Au contraire. Il était très détendu, il m’a souri d’un air complice et il a redéployé son éventail pour cacher à nouveau son visage tout en continuant à danser le flamenco. J’ai d’abord trouvé cette scène très bizarre. Puis j’ai réfléchi, parce que je n’ai pas beaucoup d’instruction, mais je ne suis pas idiote. Je me suis dit que si une Tsarine gardait les vaches dans un pré, un dictateur pouvait se travestir en andalouse. C’est le privilège des grands de pouvoir faire des choses folles et ils auraient tort de s’en priver. Néron, Caligula, Tibère l’ont fait avant nous. Un vieux corse du clan Paoli m’a assuré que Napoléon se déguisait en bergère au soir de ses victoires, pour se faire sodomiser par des grenadiers ivres. Il parait qu’à Brienne il était déjà connu pour avoir les fesses accueillantes, et que si Barras et Cambacérès, qui étaient deux bougres, avaient tellement favorisé sa carrière… Mais laissons là ces potins délicieux pour revenir à mon rêve. Comment Freud l’aurait-il interprété ? Serais-je sujette à des désirs saphiques sous tendus par des pulsions sadiques ? Ce qui m’a le plus remuée dans ce rêve, ce sont les taconeos, ce martellement rythmé de la plate-forme. Désir d’être piétinée par le tyran fou ? « Ach ! Mein Führer ! Piétinez-moi ! Ja ! Da ! Oui ! Oui ! » Ah ! Quelle jouissance ! Et la trouble révélation de mon regard perçant sous la robe le mystère de l’entrecuisse nationale et socialiste ! Oui, comment Freud eût-il interprété mon rêve ? Mais peut-être que l’inconscient et tout ce discours qui va avec, c’est de la baliverne ? J’ai essayé de lire Lacan, et vous ? Non mais ce type était complètement fêlé, et plus fêlés encore les babas qui l’ont idolâtré. Moi, je ne peux pas supporter les gens que je ne comprends pas. J’ai l’impression qu’ils me prennent pour une idiote et j’ai horreur de ça. Des balivernes, voila ! Laissez tomber… Demandez-vous plutôt à quoi peut penser une Tsarine qui déambule dans les pièces désertes de son palais et qui s’arrête devant une fenêtre d’où elle ne voit que du brouillard. Le brouillard de sa vie. J’ai été précoce. Déjà femme à quatorze ans. Les filles de mon âge n’étaient que d’horribles petites planches à pain avec des jambes grêles et des genoux cagneux. Chou, genou, joujou, caillou. Elles étaient jalouses, elles me haïssaient. Même ma mère m’en voulait d’avoir la beauté qu’elle avait perdue ou qu’elle n’avait peut-être jamais eue. Quant à mon père, il m’ignorait. Sans doute repoussait-il une tentation inavouable. Je n’avais même pas de frère pour l’initier aux plaisirs de l’inceste. Il restait les garçons. Eux ne me repoussaient pas ! Je les ai laissés me tripoter autant qu’ils voulaient. Une seule fois j’ai accepté un peu plus parce que la bête était irrésistible. J’ai perdu la tête. Par chance c’est resté sans conséquence, mais je me suis jurée de ne plus recommencer. Tout ça c’était avant la pilule, avant la légalisation de l’avortement. Dix ans avant exactement. Après, tout a changé. Moi aussi. D’abord, je suis devenue une pute. J’ai gagné beaucoup de fric, mais j’ai surtout pris beaucoup de plaisir à mon métier. Je crois que je peux même parler de bonheur. Tant pis pour les pintades que ça choquera. Ma mère avait raison quand elle me traitait de petite pute. Elle s’est seulement trompée d’une dizaine d’années et d’ampleur. J’ai été une grande pute, comme seule une Tsarine peut l’être. Mais entendons-nous bien sur les mots : à aucun moment je n’ai considéré que je me donnais aux hommes avec seulement le fric comme contrepartie. Non. J’ai toujours eu le sentiment que je les prenais autant qu’ils me prenaient. Mon genre c’est pas la soumission. Il n’aurait pas été question qu’ils me manquent de respect ou qu’ils se donnent l’air de dominer. J’aime les hommes, voila tout. Il m’est même arrivé de me montrer généreuses avec ceux qui me plaisaient le plus et n’auraient pas pu venir plus souvent. Quant à savoir pourquoi j’ai voulu ce gosse qui est devenu mon grand con de fils, grand con et pédé, je ne sais pas vraiment. Je ne sais même pas qui est le père. J’ai eu envie de le garder, c’est tout. Qu’est-ce que vous voulez que je dise d’autre ? Il y a des choses qui ne s’expliquent pas. Peut-être que je voulais aussi être une femme comme les autres… Mais puisqu’on parle d’enfant, écoutez ça : hier j’ai entendu à la radio qu’en Amérique les gosses allaient apprendre à écrire directement sur les claviers des ordinateurs et que bientôt ça viendrait aussi chez nous. Il y avait un type encore jeune, plus que moi en tous cas, à qui ça faisait de la peine, le pauvre chou. Un expert, comme ils disent. Il annonçait que ce serait pas bien pour la formation des concepts, pour la façon dont s’articulent les schémas mentaux et tout un tas de trucs de ce genre. Il a aussi dit que ça serait qu’une étape, parce qu’après on ne tapera même plus sur un clavier : on dictera et la machine transformera votre voix en mots. Encore plus après, on abandonnera carrément le support écrit. Il a appelé ça l’oralité et la mémoire ; et que ça pourra activer des zones du cerveau aujourd’hui inemployées. Un autre a fait le rapprochement avec les progrès de la biologie et les modifications génétiques. Les deux étaient d’accord pour prédire la fin de la civilisation actuelle et constater qu’on ne sait pas ce que sera l’homme de demain. Eh bien moi, La Tsarine, je vais vous dire deux bonnes choses : à ce que je vois de la civilisation actuelle et de l’homme d’aujourd’hui, ce sera pas une perte de les voir disparaître. Evidemment qu’elle va mourir cette civilisation, puisque nous savons maintenant que les civilisations sont mortelles, comme a dit un poète français. Tu parles d’un scoop ! Ah ! Mais c’est qu’il faut pas toucher à la notre, de civilisation ! Faut pas qu’elle meure parce qu’elle est trop belle, forcément ! C’est le même refrain que « toutes des putes sauf ma mère ! ». Je rigolerais bien d’entendre mon grand con de fils dire ça ! Bref ! Que Sumer, l’Egypte, les Etrusques, la Grèce, Rome soient mortes, ça gêne pas les âmes sensibles des gentils experts. Mais notre civilisation à nous, judéo-gréco-romano-celto-chrétienne, humaniste, rationaliste, matérialiste et ricaine, c’est autre chose ! Entre nous, il y a des milliers d’années que des types grattent des papyrus, des parchemins et du papier ; y en a même qui ont buriné des pierres. Et qu’est-ce que ça nous a rapporté ? Alors, vous pensez bien que moi, l’homme nouveau qui n’écrira pas, ne lira pas, mais pensera peut-être un peu plus par lui-même, c’est pas une perspective qui me déplait. Qu’est-ce qu’ils croient, ces moujiks du ciboulot ? Une femme comme moi qui n’a pas beaucoup d’instruction mais qui n’est pas idiote, a peut-être plus compris de choses sur la vie, qu’eux tous réunis, ces perroquets qui vous recrachent Platon, Aristote, Descartes, Kant, Sartre, comme on enfile des perles, mais incapables d’apprécier Duras. Vous connaissez Duras ? Marguerite Duras. Moi j’ai lu Duras. Tout Duras. Enfin un écrivain ! Il a fallu que ce soit une femme ! Elle aurait pu être tsarine, elle en avait la trempe. Je vous sens douter. Vous vous dites que c’est pas possible que j’aie lu Duras, hein ? Eh bien c’est pourtant vrai. J’ai lu. Et même si j’ai pas tout compris, j’ai senti. Je ne suis pas instruite, mais je suis pas idiote. Entre femmes, on se comprend. A part peut être Irène Joliot-Curie que je peux pas blairer. En tous cas, vive l’homme nouveau ! L’homme qui n’écrira pas, ne lira pas, qui n’aura pas à se soucier du prix des poireaux ou de draguer des minettes parce que les programmes électro-sensitifs auront mis fin à ces galères. Stimulation des bonnes zones du cerveau, et hop ! Sensation garantie de bouffer un tournedos Rossini ou de se faire turluter par Marie-Antoinette, sans indigestion et sans risque de chtouille. Alors, vous pensez si je m’en tamponne de la mort de notre civilisation ! Vous allez me dire qu’il n’y aura plus de Tsarine non plus. Je sais et c’est pour ça que j’en profite, mes agneaux. En tous cas, j’aurai été une Tsarine éclairée. Dommage que Duras soit morte. Je lui aurais donné un palais à Saint Pétersbourg et une magnifique villa en Crimée. Je serais allé avec elle en Indochine, elle m’aurait raconté la véritable histoire de l’Amant. Je ne connais pas l’Indochine, mais j’en ai une idée très précise peut-être plus belle que la réalité. Je la préfère à la fin du jour, loin des villes, dans un mélange marécageux d’eau et de terre, de bambous et de bois nobles, sous un ciel plein de trainées mauves, violettes et jaunes. Un vol d’oiseaux inconnus, des cris lointains d’animaux que je ne connais pas. Je laisse glisser mon corps nu si désirable entre les draps de lin, et ma main s’attarde à caresser mes cuisses, remonte vers mes seins aux tétons frémissants. J’attends longtemps, l’oreille ouverte sur l’obscurité, que l’amant entre sans bruit. Je l’écoute se déshabiller, devinant ses gestes, imaginant son corps doux et dur, ses mains, ses lèvres. C’est l’ange annonciateur de ma libération, l’initiateur de ma transfiguration : je deviens la sublime maîtresse, la Tsarine qui étend son Empire jusqu’à la Mer de Chine. J’aime ce pays de sons aigres, de tintements aigus et de vibrations d’airain. J’aime entendre des mots qui l’évoquent, comme jonque ou jade. Des mots d’ici pour dire des choses de là bas, des mots faits pour ne jamais être écrits, simples promesses ou simples souvenirs. Je ne voudrais pas avoir l’air de vous la jouer à l’épate, c’est pas mon genre ; mais j’ai retenu une phrase de l’évangile de Matthieu parlant du Christ : « il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme les scribes ». Peut-on mieux dire que l’écrit voue la parole, même la plus juste, aux rabâcheurs qui la triturent, la prostituent, la tuent. La parole n’est pas perdue quand on l’oublie, elle est perdue quand on l’écrit. J’interdirai par oukase qu’on écrive mes paroles. L’écrit, ce faux serviteur qui deviens tyran et qui est une insulte à l’homme, car il le dispense de la noble fonction de mémoire. L’ordinateur lui-même n’est-il pas que mémoire ? Vraie mémoire contrairement à celle des archives, parce qu’elle n’est pas écriture mais empreinte « déscripturalisée ». C’est fou ce qui me vient comme idées depuis que je suis Tsarine. En partant de chez moi ce matin je n’étais qu’une pauvre babouchka qui ne pensait qu’aux légumes et à la viande qu’elle devait acheter pour faire un pot-au-feu ; et maintenant voyez vers quoi vont mes pensées de Tsarine éclairée ! Ecoutez les clochettes de traineaux et les carillons des églises, le chœur des soldats et les voix graves des popes qui appellent à la prière ; voyez l’or des dômes et les couleurs vives de nos tissus ; humez l’odeur de résine que le vent emporte des forets jusque dans nos villes ; caressez les fins cheveux blonds des enfants : c’est la Sainte Russie ! Moi, votre Tsarine, j’en tombe à genoux comme je tombais devant mon amant dont je baisais les pieds adorés avant de lécher les trainées sanglantes que mes ongles avaient laissées sur son corps quand mes doigts s’enfonçaient dans ses chairs. Il n’y a de véritable amour qu’éperdu. N’est-ce pas votre avis ? Si vous n’en savez rien, je vous plaints. Savez-vous que j’ai cru mourir, un jour, dans une gare, seule sur un quai dont s’éloignait un train ? Et savez-vous pourquoi ? Parce que j’avais imaginé que se trouvait peut-être dans ce train celui qui aurait pu être cet amant qui n’est jamais venu me rejoindre dans ma chambre indochinoise et que je ne voulais surtout jamais connaître pour préserver notre amour de l’usure du temps. C’est plus fort que Duras, non ? En fin de compte, ces hommes bien réels, de chair et de sang, qui sont parfois nos amants d’une nuit, d’un jour ou plus, parfois très beaux, quelques fois magnifiques, ne sont que le pâle reflet de l’amant virtuel, le seul qui vaille qu’on meure pour lui ! Mais mon cœur est solide, mon appétit aussi. Je n’ai pas eu pour dernière vision de mortelle cette grande verrière soutenue par des piliers en fonte aux fûts cannelés. En ce temps là, il y avait encore de vrais buffets de gare, c'est-à-dire des brasseries dans les gares. Je m’y suis rendue et j’ai mangé une bonne choucroute. Il y a, comme ça, des plats qu’on dirait faits pour consoler du pire, surtout bien arrosés d’un vin approprié. La choucroute les surpasse tous. Peut-être parce que c’est un plat de cochon par excellence, étant donné qu’elle réunit de la charcuterie de porc et les ingrédients de base de l’alimentation des cochons, le chou et la pomme de terre. La choucroute ne doit surtout pas se manger avec délicatesse : on doit se bâfrer sans temps mort et préférer la bière au vin blanc pour l’accompagner car elle fait roter du plus profond des entrailles ; le rôt étant d’ailleurs très proche du cri du cochon. Quand vous entrez dans une brasserie où un certain nombre de dîneurs ont fini de bâfrer, vous croiriez pénétrer dans un enclos à cochons ! Cette expulsion des gaz de fermentation en dit long sur la rusticité de notre appareil digestif. Inutile de prendre l’air choqué, ce n’est que de l’humanité telle qu’on peut la rencontrer en Alsace et particulièrement à Strasbourg, une ville dont la prononciation du nom ressemble aux borborygmes annonçant un renvoi tonitruant ou une gerbe de vomis ! Après tout, le jeune Mozart trouvait parait-il très drôle de péter en public : ça ne l’a pas empêché de laisser aussi exploser son génie. Je vous laisse imaginer, d’ailleurs, le prix qu’atteindraient aujourd’hui en salle des ventes des flatulences de Mozart conservées en pot ! La fuite enchantée, en quelque sorte ! Bref ! Si je ne suis pas morte sur ce quai de gare, c’est sans doute parce que je pressentais mon destin de Tsarine. Et pourtant ce n’est pas marrant tous les jours. Vous vous rendez bien compte que l’hiver à Saint-Pétersbourg n’a rien de très gai. Surtout quand on constate que le prix des poireaux a encore augmenté. Si seulement je savais comment me rendre en Crimée, me chauffer un peu au soleil. Oui, je sais bien que cette rivière n’est pas la Neva, mais qu’est-ce que ça change ? Saint-Pétersbourg c’est une idée, comme j’ai une idée de la Crimée. Une certaine idée ; mais très simple. D’un côté des façades de palais sur la Neva qui charrie de la glace sous un ciel plombé ; de l’autre côté des transats sous une tonnelle fleurie, des palmiers, la mer. Entre ces deux idées, l’idée d’un train. Le train impérial, mon train. Le wagon aménagé en salon, le suivant qui contient ma chambre et un boudoir. Allez, on arrête ! J’en suis malade, par moment, de penser à tout ça. J’ai vraiment l’impression d’être réellement la Tsarine, de l’avoir été, d’avoir perdu la Russie, d’errer dans un exil de merde, avec pour toute richesse de savoir ce qu’est un paradigme, ce qui se négocie moins bien que les diamants de la couronne. « Tsarine en exil échangerait paradigme contre botte de poireaux » ! Vous vous dites que je ne suis pas marrante et je ne peux pas vous donner tort. La vieille folle vous offrait de la mystique en sucre et Monsieur Hermès sentait bon le mythe fessu et couillu. Moi, je n’apporte que moi, ce qui n’est pas beaucoup dire, même en comptant mon rêve de Führer andalou dont seul Buñuel aurait peut-être fait quelque chose. Et encore ! Est-ce que vous avez remarqué à quel point le surréalisme a pris des airs de pacotille depuis de début du vingt et unième siècle ? A mon avis c’est parce que le réel de l’histoire du monde est en train de devenir lui-même surréaliste. Il y a quand même du bon dans cette affaire, parce que sans cette folie du monde, il n’y aurait pas de place pour le discours si nécessaire d’une Tsarine désabusée. Je dis bien : nécessaire. N’essayez pas de vous la jouer en fugue en faisant semblant de ne pas avoir entendu, car nous ne sommes qu’au prélude. Oui, mon discours est nécessaire, vous est nécessaire ! Une fois que vous y êtes entrés, vous ne pouvez plus en sortir, il vous faudra aller jusqu’au bout. Obsessionnellement ! Vous avez trop l’habitude des promesses et des alliances, Mes Chers Amis. De tout discours vous attendez qu’il vous révèle enfin ce que vous cherchez depuis toujours au-delà du réel. Vous vous dites : « passons sur les poireaux, passons sur Hitler andalou, mais il va bien y avoir quelque chose d’essentiel ». Eh oui ! L’existence ne te suffit pas, Coco, il te faut de l’essence et c’est ce que tu attends maintenant de moi. Tu te dis que si je te dis que je me dis Tsarine, ça signifie certainement quelque chose. Et tu cherches, tu cherches, depuis que j’ai commencé à te parler. Continue, cherche encore, ça distrait, ça occupe, ça fait moins mal que de se péter à la vodka ou au bourbon. Je vais quand même te faire plaisir en t’offrant une belle image-idée, de celles qu’on trouve dans les dictionnaires de citations : « ne vous dites pas que le monde est une prison qui ne s’ouvre que pour la mort. Le monde est une infinité de prisons ouvertes, mais ouvertes les unes sur les autres. On ne sort de l’une que pour entrer dans l’autre, et ainsi de suite. Le sage reste dans la première où il s’est trouvé ». J’ajouterai que ça n’empêche pas le sage, s’il le désire, de passer des vacances en Crimée ou de chasser en Sibérie. Sans sortir de sa prison ouverte, c'est-à-dire sans entrer dans la suivante. Tu as compris ? Relis la fin de la citation : « le sage reste dans la première prison où il s’est trouvé ». L’important c’est « il s’est trouvé ». Double sens ! Se trouver c’est être là ; mais c’est aussi se découvrir si on se cherche, c’est se connaître. « Connais-toi toi-même », tu te souviens ? Sans sortir de Grèce. Parce que la Toison d’Or, c’est pour les agités. Chercher ailleurs, viser la réussite, pour quoi faire ? Ou bien c’est une punition, comme pour Ulysse à qui, malgré tout, est accordée la grâce de retrouver son royaume-prison d’Ithaque, bien gardé par Maman Pénélope ; ou bien c’est une illusion, comme pour le fulgurant Alexandre et son royaume éphémère. Je crois que tu as bien fait de continuer à m’écouter, tu commences peut-être à trouver un peu de ce que tu cherches. Même si tu n’es pas d’accord, ça t’occupe intelligemment pour un moment. Tu vois que je ne suis pas très instruite, mais que je ne suis pas idiote. Je suis la Tsarine, ta petite mère. Ce qui me fait penser que mon grand con de fils, lassé de son bataillon de nègres, s’est mis à sucer des bâtons de réglisse, allez savoir pourquoi ! Je sais : on ne se refait pas ! Je peux pas m’empêcher ! J’ai dû me retenir pendant toutes ces bonnes années de l’adolescence qui sont les meilleures. A cause de ma mère, à cause de mon père, à cause de ce qu’il n’y avait, ni la pilule, ni l’IVG. Alors, après il fallait que je me rattrape, que je mette les bouchées doubles, si vous me permettez l’expression lubrique et lubrifiante ! Et ne faites pas la fine bouche, toujours si je puis dire, sinon je vais devenir vraiment atroce et vous raconter comment la Simpson faisait jouir le Duc de Windsor, ce qui explique comment a été ébranlé le fondement du royaume. Finalement, mon discours n’est pas si insipide, non ? C’est que je suis la Tsarine, celle qui de son balcon regarde défiler ses régiments avec des frissons quasi orgasmiques. J’ai le plus beau cul de la Sainte Russie. Si vous voulez vous en faire une idée, voyez La toilette de Vénus de Rubens. Ce genre de cul féminin n’est plus à la mode, je sais, et c’est bien dommage. Maintenant, on préfère le découenné-dégraissé. Mon grand con de fils préfère les culs de mecs. Dans un sens je le comprends parce qu’un beau cul d’homme c’est quand même quelque chose ! Un joli petit cul bien ferme de minet ou un beau cul fessu et musclé de jeune athlète ! J’ai adoré les fesser, quelques fois les cravacher. Vous le croirez ou pas : la plupart en redemandaient à grands cris d’extase et de râles de plaisir ! J’ai même connu un garçon, genre éternel adolescent prépubère, qui après les cris d’extase que lui arrachait une fessée bien cuisante sur son adorable petit cul, suppliait en geignant : « Le doigt, Maîtresse, le doigt ! ». Le pire c’est que ça lui faisait mal parce qu’il avait l’anus trop serré des puceaux du cul, mais c’est l’idée de se faire doigter qui le faisait jouir. Oui, l’idée ! Sacré petit cérébral vicelard ! Un amour d’éphèbe musclé que j’ai refilé à mon fils quand j’ai été lassée. Ce qui me fait dire que c’est vraiment le sexe qui révèle la nature profonde des individus, hommes ou femmes. D’ailleurs, ce que disait la vieille folle n’était pas si sot. Il y a un lien entre la richesse sexuelle et l’aptitude à la spiritualité. Si on prend le mot ascèse dans son sens authentique d’exercice ou de discipline, et non de privation, on peut bien considérer qu’il y a une ascèse sexuelle comme voie d’accès au sacré. Vous en doutez peut-être parce que vous êtes prisonniers des schémas réducteurs et castrateurs judéo-chrétiens qui répriment le corps. Que croyez vous qu’étaient les Bacchanales, c'est-à-dire les Dionysies, autrement dit les Mystères d’Eleusis ? Je n’ai pas beaucoup d’instruction, mais je ne suis pas idiote. Etant Tsarine, mon pouvoir est royal, mais aussi sacerdotal. Je suis, d’une certaine façon, Grande Prêtresse. Bien sûr, c’est pas ça qui va faire baisser le prix des poireaux. Mais, entre nous, de quel poids pèsent les poireaux, même par bottes entières, au regard de l’infini et de l’éternité ? Un peu d’humilité ! Sans compter qu’on peut se passer de poireaux. D’ailleurs, si vraiment on veut faire baisser le prix des poireaux, il n’y a qu’à faire la grève du pot-au-feu. Et ça marche, croyez-moi ! Vous verriez la gueule des marchands de légumes si personne n’achetait plus de poireaux ! Je donnerais pas cinq jours avant que les prix baissent ! Seulement, voila : les gens sont attachés à leurs petites habitudes, à leur routine. Qui rizotto vendredi, dimanche pleurote aura ! Tout est si petit, si mesquin… Je passe du coq à l’âne, mais tout d’un coup je pense à un titre de roman et je voudrais pas qu’il m’échappe : « Les cygnes du lac Ladoga ». On en ferait une adaptation pour le cinéma. Quelque chose de grandiose, vous allez voir ! Au début, une vue aérienne plongeante –est-ce un pléonasme ? - sur une route où s’étire un étrange convoi. On pense d’abord à un détachement militaire parce qu’on distingue des soldats en uniformes, les uns à pied, les autres sur des chevaux. A peu prés au milieu du convoi, quelque chose qui ressemble à un gros cube sur roues tiré par quatre chevaux blancs et flanqué de fantassins portant des sortes de lances et des drapeaux. Vers la queue du convoi, un autre cube, encore plus gros, est tiré par six chevaux noirs. Zoom avant en plongée sur le premier cube : sur tous ses côtés pendent des pièces de tissu légèrement flottantes. Gros plan. Le tissu est un riche brocart, argent et azur. Gros plan sur le second cube : le tissu est noir, sans ornement. Divers plans sur la troupe. Beaucoup d’officiers, des uniformes superbes. On comprend qu’il s’agit d’un cortège. Soudain on aperçoit au bout du chemin le lac Ladoga. Un peu plus tard, le convoi s’arrête à quelques mètres de la rive. La troupe effectue un double mouvement tournant pour se reformer en U ouvert vers le lac. Au milieu du U, les deux cubes. On tire les rideaux du premier. Une femme est assise sur un trône à brancards. Un manteau de velours écarlate et à col d’astrakan recouvre tout son corps. La tête est coiffée d’un haut bonnet de même étoffe, bordé de la même fourrure. Officiers et soldats s’empressent autour d’elle. On apporte le trône sur la rive, très près de l’eau. A côté d’elle un soldat tient par l’anse un grand panier d’osier plein de brioches. A l’arrière on a écarté les pans de tissu noir du second cube. Là se tient un petit orchestre qui commence à jouer quelque chose de très harmonieux et de très doux où dominent la flûte et la harpe. Peu à peu les cygnes se rapprochent de la rive. La femme leur jette des morceaux de brioche qu’ils recueillent délicatement dans leurs becs avec d’élégants mouvements du cou. Cette femme c’est moi. Moi plus tard. La vieille Tsarine qui vient chaque jour nourrir les cygnes, qui regarde le lac et qui revoit les longues années de sa vie. C’est découpé en plusieurs épisodes, et après chaque épisode on revient sur la vieille Tsarine, le lac, les cygnes. A la fin du dernier épisode, où je remets mon râtelier après avoir fait une ultime fellation au jeune pope qui me tient lieu d’aumônier, dernier plan sur la scène du lac. Le bras de la tsarine est retombé, ses yeux se sont fermés. Personne ne bouge. On attend, parce qu’on croit qu’elle s’est assoupie, comme cela lui arrive parfois. Puis sa tête retombe brusquement sur sa poitrine et le bonnet roule jusqu’à l’eau. On se précipite, elle est morte. Dernière image : les cygnes, indifférents au drame, s’éloignent doucement vers le large, le bonnet flotte sur les petits remous près de la rive. C’est beau, non ? Un film magnifique ! Il y aura des scènes de combats, des scènes de pillages, de viols, d’incendies ; de l’amour, du sexe, de l’inceste, du sadisme, des bals grandioses ! On verra mon grand con et pédé de fils s’adonner à ses plaisirs favoris : traquer les jeunes serviteurs dans les couloirs du palais et entretenir un jardin potager où il cultivera les poireaux en souvenir de moi. Ma secrète satisfaction c’est d’avoir un fils comme lui : je ne risque pas d’avoir un successeur dont la gloire ferait oublier l’éclat de mon règne. Il sera certainement détesté et méprisé. Il finira égorgé ou empalé. Peut-être l’Empire lui-même s’écroulera-t-il, assailli du dehors, miné du dedans. Je serai d’autant plus grande, plus inoubliable, plus vénérée. Moi, la Tsarine.




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