L’HÔTE
Jocelin de Bragancieux était parvenu comme moi à cet âge idéal où l’on a déjà accumulé un nombre non négligeable d’expériences, tout en pouvant espérer en vivre encore un nombre au moins égal. Nous approchions des quarante ans.
- T’es-tu déjà demandé, dit Jocelin, pourquoi c’est toujours à l’est des villes et généralement avec une façade orientée vers le nord, qu’on trouve ces demeures qui nous attirent irrésistiblement, alors que tout en elles, du moins vu de l’extérieur, devrait nous inciter à passer notre chemin ?
L’interrogation étant de pure forme, je laissai Jocelin poursuivre.
- Leur façade ocre est passablement délavée, et par endroits le crépi a disparu. Des arbres sans élégance filtrent à travers un feuillage dense le peu de lumière qui pourrait les rendre moins tristes environ une heure par jour. La peinture vert sombre de leurs volets est écaillée, le jardin est mal entretenu et on n’y entend le chant d’aucun oiseau.
- Tu as donc pénétré dans une de ces maisons ?
- Mieux encore : j’y ai vécu pendant plusieurs mois.
Jocelin sourit et son regard se porta loin derrière moi. Je me gardai bien de troubler cette évasion qui préludait à l’entrée dans le mystère. Sans cesser de fixer le même point, il reprit la parole et me fit le récit qui suit.
*
J’ai frappé au battant de la porte parce qu’il n’y avait pas de sonnette. Quand la porte s’est ouverte, deux sensations m’ont saisi : la fille brune et pulpeuse qui se tenait devant moi et le parfum savoureux d’une daube aux olives en train de cuire. Comprends-moi bien : ce n’est pas la fille seule ou le seul parfum de la daube qui aurait pu agir ainsi ; il fallait les deux, la combinaison des deux, la fille avec la daube, la daube avec la fille. Comme l’harmonie de deux couleurs ou d’une forme avec une couleur, comme une architecture dans un paysage, un vêtement sur un corps … Je crois que j’ai fermé les yeux pour imaginer la daube dans une assiette, pour sentir l’odeur de cette fille !
Là dessus, voilà qu’apparaît une femme. Une femme à l’apogée de la maturité, opulente, superbe, vêtue d’une robe d’intérieur émeraude rehaussée de gros boutons noirs. Il y avait dans la fille quelque chose de légèrement acide, un peu mordant ; de cette femme émanait du sucré, entre caramel et praline. Et cela était si bien assorti avec les vieux meubles cirés, avec le parfum lointain de la daube, avec le tapis berbère, avec les confitures qu’on devinait alignées sur une étagère de chêne, que j’ai cru être entré dans les pages d’un livre de contes fantastiques.
La femme avait posé une belle main blanche sur le haut de sa poitrine et me regardait en souriant. Soudain ses lèvres admirablement ourlées s’entrouvrirent et elle dit : « Mais entrez donc, Monsieur ». Elle opéra un élégant quart de tour sous le lustre de l’entrée et désigna un salon dont la porte était ouverte. Ayant avancé de trois pas, je m’arrêtai sur le seuil de cette pièce où elle-même avait déjà pénétré. Plusieurs lampes posées sur des consoles diffusaient la lumière douce d’un crépuscule sans feux. Le canapé et les fauteuils étaient tapissés de velours vénitien dont le ton rappelait l’écorce des bouleaux sous un soleil d’automne. Un Pleyel demi-queue occupait le fond du salon, sorte d’alcôve à laquelle on accédait par deux marches. Aux murs lambrissés d’un bois tendre et clair, étaient suspendues des huiles représentant des scènes rurales et des marines. Sur une table ovale s’épanouissait un bouquet de pivoines.
« Mais asseyez-vous, Monsieur, ne restez pas debout ». Sa voix avait un timbre grave, chaud, orné d’un subtil vibrato. Elle-même prit place à une extrémité du canapé, croisant ses jambes et joignant ses mains. « Nanette, veuillez servir le porto, je vous prie ! ».
Voilà. J’étais dans la maison et le rituel se déroulait, banal en apparence. Oui, en apparence banal, sauf que la femme ne m’avait pas interrogé sur le motif de ma visite, comme si elle l’avait attendue ou comme si mon arrivée impromptue entrait pour elle dans l’ordre des choses.
A ce moment-là, mon regard rencontra celui d’un gros chat noir couché sur l’un des fauteuils. Tout en me fixant de ses yeux jaunes, il s’étira dans la position assise puis sembla réfléchir. Alors, d’un seul élan, il bondit hors du siège, toucha à peine le parquet, s’élança sur la poignée d’une porte qui se trouvait à côté de l’alcôve et qui s’ouvrit aussitôt. « Mon Dieu, le chat s’enfuit ! » s’écria la femme, bouleversée. Je m’élançais donc à la poursuite du chat.
Le corridor obscur me parut interminable. Loin devant moi, à l’opposé de la porte, un point lumineux signalait l’issue de cet étroit boyau. Je finis par y parvenir et me retrouvai dans le jardin, au milieu d’herbes tellement hautes que j’eu le plus grand mal à m’orienter. En effet, on ne voyait plus la maison. De longues et angoissantes minutes s’écoulèrent tandis que je me débattais dans une nature hostile. C’est le chat lui-même qui me tira de ce mauvais pas en réapparaissant dans un rayon de soleil et en prenant soin de me guider jusqu’à une allée bien dégagée. De là, je dominai à nouveau la végétation du jardin et j’aperçus la façade ocre et passablement délavée de la maison dont le crêpi avait disparu par endroit. Des arbres sans élégances filtraient à travers un feuillage dense le peu de lumière qui aurait pu la rendre moins triste environ une heure par jour. La peinture de ses volets verts était écaillée et on n’entendait le chant d’aucun oiseau dans le jardin mal entretenu. J’ ai frappé au battant de la porte parce qu’il n’y avait pas de sonnette. Quand la porte s’est ouverte, une fille brune et pulpeuse se tenait devant moi, tandis que le parfum savoureux d’une daube aux olives en train de cuire sollicitait mes narines. Je crois que j’ai fermé les yeux pour imaginer la daube dans une assiette, pour sentir l’odeur de cette fille. Des pâtes en forme de coquilles accompagnaient la daube, saupoudrées de fromage finement râpé. Le corsage ajusté de la fille retenait avec peine deux seins ronds et fermes à l’attrait desquels faisait écho l’appel d’un fessier moulé dans une jupe droite, annonciateur de cuisses veloutées et chaudes. Dans la même tiédeur invitant à la somnolence savoureuse, le bœuf mijoté s’imprégnait de l’acidité légère des olives et du vin sec, le juste arôme d’un peu de thym cédant aux effluves discrètes de l’Eau de Hongrie qui avait à peine aspergé le corps nu et frissonnant de la fille au sortir de son bain. Je sentis sur ma langue cette saveur unique du contact de la daube et des replis intimes d’une peau au grain incomparable que découvraient mes lèvres.
Là-dessus voilà qu’apparaît une forte femme aux seins lourds et aux pieds enflés dont tout le charme qui avait dû éclairer sa jeunesse flamboyante s’était réfugié dans un regard d’eau pure et un sourire de cerisaie en fleur. Ah ! Mon ami, je sais que tout ceci te paraîtra extravagant, absurde peut-être, mais c’est ainsi que furent les choses et avec ces mots seuls pour en restituer l’effet sur ma personne !
« Entrez donc » me dit la femme en me précédant dans un petit salon douillet où flottait une odeur de camomille. Elle portait une jupe en laine grise et un tricot bleu ciel par dessus lequel elle avait jeté un chandail rose à grosses mailles. Un papier peint vert pâle recouvrait les murs sur lesquels on avait accroché des reproductions sous verre de tableaux impressionnistes. Sur des meubles en chênes aux formes lourdes et sans style, étaient dispersés toutes sortes de bibelots en faïence ou en résine imitant le bronze. Le parquet disparaissait sous une dizaine au moins de petits tapis dont certains se chevauchaient, tandis que des plaids de diverses couleurs étaient déposés sur les sièges et sur un petit canapé recouvert d’une housse frangée. Je ne sais pas si on peut parler de laideur car il se dégageait de cet ensemble une sensualité perverse à laquelle on avait envie de s’abandonner. Ma première pensée - qui était sans doute davantage une sensation - fût que ce salon dont la table centrale au plateau protégé par une toile cirée disait qu’il faisait aussi office de salle à manger, était parfaitement en harmonie avec la daube et la fille. C’est sans doute ce qui me fit imaginer ce que pouvaient être les chambres, en particulier celle qu’on me destinerait : une pièce carré aux murs rose pâle, avec un grand lit surmonté d’un édredon cramoisis, une armoire à glace face au lit, une commode à quatre tiroirs sur le côté opposé à la fenêtre…
« Vous prendrez bien un verre de Muscat ? ». Je répondis « avec plaisir ». « Nanette, servez-nous le Muscat ; ensuite vous mettrez la table ». Ma mère disait « dresser la table » et je fus enchanté d’entendre que dans cette maison on mettait la table. Sans doute pourrais-je tremper mon pain avec les doigts dans la sauce de la daube en rendant son sourire à la femme et en jetant un regard quasiment tactile sur les hanches de Nanette repartant vers la cuisine.
« Les hivers sont bien longs et ces visites de printemps sont toujours un grand bonheur ». La femme porta le verre de Muscat à ses lèvres où demeura un peu de liquide sirupeux. « En plus, vous ne vendez rien ! N’est-ce pas ? ». Je confirmai que je ne vendais rien. « C’est tellement pénible, ces visiteurs qui insistent pour nous vendre quelque chose ! L’an dernier, nous avons eu un jeune homme - très beau, n’est-ce pas Nanette ? - qui vendait des bas. Vous n’imaginez pas la quantité de bas que Nanette et moi possédons aujourd’hui ! Une paire ou deux par jour pendant six mois. Et comment faire autrement ? ».
Une colère intérieure contre moi-même me fit rougir. J’avais été assez stupide pour arriver les mains vides. Je compris qu’il me faudrait encore du temps pour découvrir de telles maisons. Nanette remplit le verre que je venais de vider d’un trait, et je vis sa main qui tenait la bouteille inclinée. Les doigts étaient coniques et assez gras, comme j’aimais que fussent des doigts féminins, sorte de préfiguration de leurs cuisses, faits pour ces gestes immémoriaux des douces pressions si utiles dans l’art culinaire quand il s’agit d’extraire le jus d’un fruit gonflé de suc ou de pétrir avec justesse, précision, pour malaxer, extraire, sans lenteur excessive ni précipitation vulgaire.
Je fermai à nouveau les yeux, conservant l’empreinte laissée par mon dernier regard qui s’était porté sur une des reproductions accrochées aux murs du salon. C’est de cette terrasse éclairée par des lanternes sous le ciel d’une nuit d’été provençale sans lune, que me parvint l’arôme de l’anis. Je reconnus les troncs des platanes et la saveur sèche de l’air saturé de poussière. Le choc d’un verre sans pied sur le plateau d’une table métallique fût le seul bruit qui rompit un instant le silence. Je me demandai s’il y avait quelqu’un dans la salle qui paraissait déserte, ou plutôt désertée, comme si tous ceux qui s’y trouvaient quelques instants auparavant étaient partis précipitamment. Pourquoi cette panique ? Mais peut-être s’agissait-il seulement d’une illusion ? J’entendis une sorte de ricanement triste venant de la route et une voix disait : « Entre donc, mon ami, dans cette salle et dans l’éternité ! C’est une occasion que tu n’auras pas deux fois dans ta vie. Moi, je peux faire ça parce que j’ai libéré mon âme des tortures humaines. A force de douleur, la carapace éclate et c’est la récompense : le maillage du temps se relâche et en passant au travers de la trame, on échappe à l’agitation des contingences. C’est un chemin que les chats connaissent bien. N’aie pas peur : au-delà du seuil, tu pourras choisir ton futur ».
Le discours me parut confus et je m’interrogeai sur ce que pouvait être un futur hors du temps. Malgré tout, j’entrai dans le café.
C’est une expérience terrible, crois-moi ! On réalise soudain qu’on est seul dans un univers sans humanité. Et le plus terrifiant est de se heurter sans cesse à soi-même. On devient le piège et la proie dans un espace immense. Tout en commençant à ressentir le désir létal de me trouver dans un réduit obscur où j’aurais pu fracasser ma tête contre les murs, je conservai assez de raison pour comprendre ce qui était arrivé : l’homme qui ricanait était un fou qui m’avait ouvert les portes de la folie, cette fausse libération de la douleur qui conduit à de plus insupportables souffrances. J’eu la certitude que la mort s’abattrait sur lui comme un vol de corbeau sur un champ qu’on vient de faucher.
Un étau se refermait sur ma poitrine, deux marteaux frappaient mes tempes. Seul le balancement rythmé de mon torse m’apportait quelque soulagement. Je vis la femme se lever et j’entendis sa voix lointaine qui appelait la fille.
*
Lorsque je me réveillai, je n’aperçus au dessus de moi que la forme arrondie d’un gros édredon cramoisi. En me redressant, je vis les murs rose pâle d’une chambre carrée, l’armoire à glace en face du lit, la fenêtre sur ma droite et la commode à quatre tiroirs sur ma gauche, à côté de la porte entr’ouverte. J’étais nu dans des draps chauds et légèrement humides car j’avais dû transpirer. Du vestibule me parvenait le bruit d’un frottement et de chocs sur les plinthes et les chambranles. Quelqu’un balayait. Probablement la fille. Puis mes narines distinguèrent une odeur de cuisine : la daube aux olives.
A l’approche de ma chambre, le frottement et les chocs du balai cessèrent. La porte s’ouvrit et la fille apparut. Lorsqu’elle fût près du lit, je m’efforçais de sourire. « J’ai dû avoir un malaise ». Elle éclata d’un rire bruyant comme celui des actrices qui croient devoir jouer avec vulgarité les servantes dans les pièces de Molière ou dans les vaudevilles. « Pour un malaise, vous avez eu un beau malaise ! Ça fait une semaine qu’on vous soigne ». Sans égard pour ma nudité, elle rabattit brusquement les draps et les couvertures en me tendant un lourd peignoir en tissus éponge. « Levez-vous pour que je change les draps, ils sont trempés ! ». J’enfilai les manches du peignoir et le refermai aussi rapidement que possible.
Pendant que la fille changeait les draps et les taies d’oreiller, je m’approchai de la fenêtre. L’arrière de la maison était aussi sombre que le devant, mais sous l’ombrage des arbres j’aperçus un étang où nageaient trois cygnes noirs.
« Voilà ! Le lit est fait » dit la fille. Je lui répondis que j’allais rester debout encore quelques minutes pour dégourdir mes membres. « Vous ne devriez pas, vous êtes encore faible ». Et elle restait près du lit avec un air de profonde déception sur son visage. J’insistai. « Je vous assure que je me sens très bien ». Mais elle répliqua : « C’est ce que vous croyez. Vous ne tiendrez pas longtemps debout ». Comme je demeurais près de la fenêtre, elle finit par s’éloigner du lit. « C’est très imprudent ». Je ris de son obstination. « Je crois même que j’ai faim ». Elle se dirigea vers la porte. « Je vous apporterai un peu de bouillon à midi. Pas de solide avant demain ! ». Et elle sortit.
Ce fût une journée étrange durant laquelle je dormis encore beaucoup, me réveillant toutes les deux heures pour me rendormir aussitôt. Le bouillon du soir était gras et on l’avait agrémenté de croutons. Quand la fille vint rechercher le bol vide, je lui dis que j’aurais du mal à trouver le sommeil après une journée passée à dormir. « Moi, je ne dors jamais pendant la journée, mais j’ai aussi du mal à m’endormir ». Elle avait dit cela en souriant, un doigt posé sur son menton arrondi. Cependant, contrairement à mes prévisions, je dormis durant toute la nuit, ne me réveillant qu’assez tard le matin suivant.
Il pleuvait. Revêtu du peignoir, je gagnai le vestibule à la recherche de la cuisine où devait se trouver la fille, mais c’est la femme qui s’y tenait, assise à l’extrémité d’une longue table, devant une tasse de café. C’était une cuisine ancienne éclairée par une lampe à contrepoids. La pièce était rectangulaire, agencée sur deux côtés entre la porte et la fenêtre qui se faisaient face. Sur la droite, il y avait d’abord un grand placard puis une longue hotte en tronc de pyramide sous laquelle s’alignaient une cuisinière massive à barre et poignées de cuivre, une paillasse et un évier en pierre surmonté d’un robinet en bec de cygne. Sur la cuisinière trônait une daubière ventrue en terre vernissée. Le mur de gauche était presqu’entièrement occupé par un buffet en chêne qu’encadraient deux fauteuils informes recouverts de couvertures grises. Au dessus du fauteuil proche de la fenêtre était suspendue une horloge murale. En me voyant, la femme sourit. « Vous voici rétabli ! ». Je lui dis ma confusion et lui exprimai ma reconnaissance pour les soins qu’on m’avait prodigué. Elle fit un geste large de sa main et hocha la tête. « Ici, on ne se pose pas ce genre de question. Puisque vous êtes là, c’est que vous deviez y être. Nanette aime soigner. Peut-être serait-elle très malheureuse si nous n’avions pas, de temps à autre quelqu’un à soigner. Moi, je ne lui suis pas d’un grand secours car je ne suis jamais malade ». Elle dût voir mon étonnement sur mon visage, aussi ajouta-t-elle : « Mais on ne soigne pas que les malades ; pour les biens portants, on dit qu’on est pour eux aux petits soins. Il est temps de vous en faire bénéficier ! ».
Aussitôt dit, elle appela Nanette qui apparût dans la cuisine en apportant avec elle un parfum d’orange amère. Elle portait une blouse très légère qui se plaquait sur les reliefs arrondis de son corps, car elle devait être nue sous le tissu.
Quelques instants plus tard, la table était recouverte de plats, de raviers, de saladiers et de pichets. La vue des aliments me rappela ma diète de plusieurs jours. Je fis donc honneur à l’omelette aux fines herbes, aux saucisses confites, à la salade d’agrumes, au jambon de montagne, aux confitures de fraise, de framboise, de mirabelle et d’abricot, au pain aux noix, à la brioche au beurre, au jus de pomme, au lait caillé, aux poires cuites, au gâteau de riz et aux crêpes. Pendant que je mangeais sans me presser, la femme buvait son café à petites gorgées en me regardant. Lorsqu’elle eût terminé sa tasse, elle alluma une cigarette qu’elle fixa au coin de ses lèvres et elle parla d’une voix rauque et grave de fumeuse.
- « Cette maison est simple, Cher Monsieur. Je l’ai achetée pour cette raison. Avant d’entrer dans le jardin, vous avez dû descendre la rue. Vous avez aperçu le quartier ; un faubourg désert où il ne se passe rien, à part le train quatre fois par jour. Presque jamais de piétons, des maisons qui paraissent aussi à l’abandon que les jardins qui les entourent. Pas même un chat ! Savez-vous ce qui m’a séduit ? Ce petit pont du chemin de fer au dessus de la rue, juste avant un virage en pente. Dans ce simple tableau, il y a tous les matins d’une jeunesse. Le chemin de l’école et celui des vacances, le mystère des pays lointains encore inexplorés, une gare en Hongrie, un port en Turquie, un marché en Egypte, des palmiers secs avant l’entrée dans le désert, des falaises brûlantes qui émergent des dunes, une caravane… Ma mère est sur le seuil, elle sourit. Après, je suis rentré dans la maison. Pauvre maison, si laide mais si chaleureuse. Les pièces ne sont pas grandes, elles sont pourtant nombreuses et les couloirs sont disposés en labyrinthe. C’est curieux, non ? Je n’ai rien changé ; ni les meubles, ni le décor. J’ai tenu à ce que tout reste à sa place, même Nanette qui était déjà là. Elle est étonnante, Nanette. Une fille faite pour les longues journées pluvieuses, comme aujourd’hui. Vous verrez, vous aimerez aussi cette simplicité des heures qui s’écoulent lentement dans une pénombre perpétuelle. Est-ce que vous entendez la suie qui tombe dans le tuyau de la cuisinière ? C’est un signe annonciateur d’orage. Le tonnerre va gronder, la lueur des éclairs va blanchir les murs, la foudre va tomber tout près, le ciel va se déchirer avec fracas, l’averse va marteler le toit. La plupart du temps, quand il y a de l’orage, l’électricité est coupée pendant plusieurs heures. En fin de journée, nous allumons une bougie ici, dans la cuisine, et nous ne bougeons plus jusqu’au moment d’aller nous coucher. C’est très intense, vous verrez. Jamais plus vous ne connaîtrez une telle volupté ; sauf peut-être si un jour vous gravissez la pente d’une colline aride, si vous traversez le cimetière qui s’y agrippe en prenant soin de vous arrêter devant chaque tombe et de lire les inscriptions sur la pierre et le marbre. Ensuite, vous suivrez le chemin sur la crête en respirant l’odeur de la lavande et en savourant la volupté des caresses d’air tiède sur votre peau. Vous avez bien mangé, vous devriez dormir encore un peu dans un fauteuil ».
Elle avait raison, je sentais mes paupières s’alourdir et mon cerveau s’engourdir. Je quittais la table et allais m’asseoir dans le fauteuil qui se trouvait près de la porte de la cuisine. Je rabattis sur moi deux pans de couverture…
- « Il y a des matins qui viennent au printemps, dans la fraîcheur attardée de l’hiver. Des cloches lointaines sonnent à toute volée, dans l’air flotte un parfum de violette, pour la première fois depuis des mois s’ouvrent les volets de la maison qui fait face à la nôtre. Sur le pont du chemin de fer passent les wagons couleur caramel du grand express baptisé « Septentrion ». L’enfant se met à courir en remontant la rue, disparaissant dans le virage en pente. L’homme en pardessus à carreaux attend mon arrivée près du lampadaire. Ignore-le, aurait dit ma Mère. Et si cet homme devait te parler ? aurait dit mon Père. Il me faut donc décider seule. Voilà, Cher Monsieur, comment basculent les vies quand on accepte de rompre avec les vains débats qui ne sont pas les nôtres. J’ai tourné le dos à la rue, renonçant à la parole de l’homme, sachant que je ne verrais plus le jeune garçon au sourire charmeur à la fenêtre de la maison d’en face. Seule comptait cette porte à laquelle je frappai car il n’y avait pas de sonnette. La fille a ouvert, je suis entrée et je ne suis plus ressortie. Elle m’a dit qu’elle s’appelait Nanette et qu’elle était très heureuse de mon arrivée. A vrai dire, il m’importait peu qu’elle fût heureuse ou non, car je n’avais déjà plus de sentiment, seulement des sensations et le poids écrasant d’une terrible fatigue. La fille a proposé de préparer un bain, ce qui m’a convaincu de la garder près de moi. Son regard était intelligent, ce qui est rare chez les domestiques, et il se dégageait d’elle une sensualité réconfortante qui me rappelait l’intérieur douillet des cabines du Septentrion. Le bain chaud me détendit et je ne fus pas surprise que la fille me propose ensuite un massage relaxant. Je me suis abandonné aux mains qui s’emparaient de mon corps, découvrant les ressources cachée de ma chair. J’en fus reconnaissante à cette fille au point d’avoir envie de connaître son nom. Elle dit qu’elle s’appelait Nanette et qu’elle avait seize ans. Elle était de forte constitution sans être grasse. Penchée au dessus de moi, elle effectuait avec ses bras des mouvements qui avaient fait sortir un de ses seins du corsage léger qui les retenait. C’était un assez gros sein, bien ferme, avec une large aréole. Je l’associai en pensée au sourire du jeune garçon de la maison d’en face, dans la double animalité de leur puberté épanouie. J’ai demandé à Nanette si elle connaissait ce garçon et elle s’est mise à rire en disant qu’elle n’avait jamais vu cette maison mais qu’elle serait curieuse de connaître ce garçon. Elle rit encore tandis que je remarquais la sueur qui perlait sur sa peau mate. Une odeur acide se dégageait de son corps et je trouvai que cela convenait bien à l’atmosphère de la chambre où nous nous trouvions. Je lui dis que si elle avait chaud, elle pouvait retirer sa blouse. Elle le fit aussitôt et j’eus la surprise de découvrir qu’elle ne portait aucun vêtement sous cette blouse. Je lui en fis la remarque, ce qui déclencha à nouveau son rire, puis elle déclara que la maison était chaude et que cela lui convenait très bien, à moins que j’y trouve à redire. Je répondis que je ne voyais aucune raison de lui imposer une autre tenue ».
Je sentis que j’émergeai de la somnolence, ne sachant plus si j’avais réellement entendu la femme évoquer le corps nu de Nanette allongée près d’elle et laquelle des deux avait caressé d’une main hésitante la toison humide et le ventre de l’autre, laissant ses lèvres enserrer des tétons frémissants. J’ouvris les yeux pour découvrir l’obscurité et la faible lueur d’une bougie posée sur la table.
- « Nous voilà sans électricité, dit la femme. Nanette vous a préparé un bain, vous devriez en profiter avant que l’eau ne refroidisse ».
Nanette prit la bougie et m’accompagna à la salle de bain où elle la posa sur la tablette qui surmontait le lavabo. Ensuite, elle regagna la cuisine, sans doute à tâtons. Lorsqu’après le bain, je rejoignis les deux femmes, je m’excusai de les avoir laissées dans l’obscurité. Nanette rit et mon hôtesse m’apprit qu’elles avaient l’habitude de ces coupures d’électricité.
- « Il n’est pas nécessaire de disposer de lumière lorsqu’on à rien à faire. Autrefois, pour les pauvres gens les bougies étaient chères. Ils s’en passaient et disposaient de la lueur du feu dans la cheminée. Pour le reste, ils prenaient l’habitude de se déplacer dans le noir depuis leur enfance. Ce n’est pas une bien grande aventure d’aller de la cuisine aux chambres sans lumière. Et une fois qu’on est dans la chambre, on n’a qu’à se déshabiller et se coucher. Ici, nous avons pris cette habitude. Mais après le repas, Nanette vous conduira à votre chambre ».
Je pus enfin manger de cette daube aux olives dont j’avais si longtemps humé le parfum. Je bus aussi plusieurs verres d’un vin fruité qu’on versait d’une belle carafe en cristal. A la fin du repas, je me levai et souhaitai une bonne nuit aux deux femmes. Au même instant, la bougie entièrement consumée s’éteignit après quelques sursauts de la flamme. Aussitôt, Nanette s’approcha de moi en me disant de lui donner la main. En entrant dans la chambre, nous relâchâmes nos mains mais Nanette me demanda si je voulais qu’elle m’aide pour me déshabiller et entrer dans le lit. L’obscurité m’encouragea à accepter la proposition de cette aide superflue. J’ôtais mes vêtements que Nanette rangeait ensuite je ne sais où, sans doute dans l’armoire dont j’entendais grincer la porte. Lorsque je fus entièrement nu, je tendis la main vers Nanette et touchai son bras. Tandis qu’une sensation de vide vint de mon estomac, je lui dis que je pouvais aussi l’aider à se déshabiller, ce qui déclencha le rire auquel je commençais à m’habituer. Elle me dit qu’elle le ferait elle-même, et au son de sa voix, je compris qu’elle s’éloignait de moi. Déçu et un peu honteux, je franchis lentement les deux pas qui me séparaient du lit. Alors que je rabattais les draps sur mon dos et mes épaules, la main que je ramenais en avant rencontra la chaude nudité de Nanette. J’attirai vers moi son corps offert et sans avoir à se chercher, nos lèvres se rencontrèrent dans un premier et long baiser d’amants affamés.
Le lendemain fût encore un jour de pluie. On me servit le même petit déjeuner abondant, mais la femme ne se trouvait pas dans la cuisine. « Madame a déjà pris son café ». Nanette s’adressait à moi comme si le jour avait effacé son souvenir de la nuit. Le vent s’était levé et une averse cinglait les vitres des fenêtres. Je rejoignis la femme dans le salon où elle m’accueillit avec entrain. « Je suis sûr que vous avez bien dormi car on dort toujours bien après un orage ! ». Puis « Vous avez vu ? L’électricité est revenue ! ». Je m’assis dans un fauteuil, m’attendant à un long monologue. Ce furent d’abord quelques phrases sans suite, des lambeaux de pensée.
- « J’aime la musique de Brahms, ses accords, ses tempos. Elle convient à ma voix de contralto … Il faut avoir connu Hambourg autrefois … Ah ! Vivre avec un chat noir en Finlande. J’aurais aimé voir le printemps en Crimée … Nanette aurait pu être une beauté orientale … ».
C’était dit avec légèreté sans insistance, sans que je sois pris à témoins des paroles prononcées. Puis le ton changea, le rythme aussi.
- « Sans le savoir, Cher Ami, on peut entrer dans un univers d’illusion, se détacher peu à peu de la réalité du monde en croyant y demeurer. L’illusion ne détruit rien, elle vient comme un voile. Peu à peu, tout ce que l’on regarde est vu au travers de ce voile. C’est une perversion du regard. On pourrait dire aussi que l’illusion conduit à regarder la réalité dans un miroir qui la déforme. Regard indirect et perspective faussée. On connaît les substances qui transportent le mental dans l’illusion, ce sont les drogues. Ceux qui absorbent des drogues n’ignorent pas ce qu’ils font. Mais il existe d’autres voies. Elles sont à la portée de tout le monde et elles agissent à l’insu de qui les emprunte. N’ayant aucun effet sur le corps, elles passent inaperçues et ne révèlent que trop tard leur dangerosité. Vous serez surpris d’apprendre de quoi il s’agit. Je vais vous le dire, mais il me faut d’abord revenir sur mon enfance. Ce que vous voyez aujourd’hui de moi, c’est le résultat d’un choix libérateur de l’illusion. Je suis une femme vulgaire vivant un quotidien médiocre qui a chassé les grandes mélodies tragiques … Ici, on plonge dans la réalité. Et voilà ce qu’est la réalité : sottise, mauvais goût, sucre et sauces ! Pourtant, c’est la seule façon de retrouver la sérénité ; la voie du vrai détachement parce que rien ne nous inspire un combat pour conserver quoi que ce soit de ces jours insipides. Maintenant, je vois passer les trains d’un regard apaisé, sachant qu’ailleurs rien n’est fondamentalement différent. J’ai grandi à l’étage noble d’un grand immeuble austère. Dans l’appartement clair, on m’a appris à lire et j’ai commencé très tôt à découvrir le plaisir trouble de la lecture. Non pas celle des auteurs qui dissertent sur la réalité et spéculent sur la signification de la vie ; la philosophie, les essais, les traités, les encyclopédies étaient absents de la bibliothèque familiale. Des romans, Cher Monsieur, seulement des romans ! Le romanesque est entré en moi comme un poison subtil, m’envahissant d’héroïsme dérisoire, me familiarisant avec l’inexistant, déformant mon affect et mon jugement, m’incitant à des imitations mutilantes, à des comparaisons grotesques. Tout roman étant un mensonge, j’ai appris à mentir ; et d’abord à moi-même. Au lieu de vivre ma vie, j’ai vécu la vie d’une autre moi-même perçue au travers du voile romanesque. Parvenue à l’âge où l’on commence à présenter aux jeunes filles quelques partis avantageux, j’ai repoussé avec mépris ces garçons si peu conscients de ce qui les éloignait de ce que je croyais être. Les romans m’avaient appris à refuser les arrangements mesquins de pères intéressés. Je leur préférais la délicieuse anxiété d’une longue attente qui voyait s’esquisser chaque jour les perspectives de passions exceptionnelles, bien décidée à ne céder qu’à un tourbillon dévastateur qui m’emporterait loin, fût-ce aux prix d’un drame, dans un château de Cornouailles ou un palais toscan. Lorsque mes parents moururent dans le déraillement du train qui les ramenait de Barcelone, j’ai cessé de lire pendant plusieurs semaines. Ma tante Mathilde que je détestais parce qu’elle réprouvait mes lectures, était venue auprès de moi sous le prétexte de m’assister dans mon deuil. Un matin, alors que je me dirigeais à nouveau vers la bibliothèque, elle me prit par le bras et m’entraina dans le grand salon où tout un mur était garni de glaces à la manière de la célèbre galerie de Versailles. « Je vais te faire mal, mais il est temps d’en finir ». Voilà les mots qu’elle prononça. Et ce mal fût atroce. Je me suis retrouvée face à mon corps alourdi, à mes cheveux grisonnant, aux chairs affaissées de mes bras nus et de mon cou qui avait été si parfait. L’afflux des pensées réalistes que j’avais refoulées et la conscience devenue aigüe de transformations physiologiques dont je n’avais voulu admettre, ni le sens, ni les conséquences, me submergèrent en une vague terrifiante. J’ai réussi à ne pas m’évanouir et j’ai fui en courant dans les rues comme une folle sans me préoccuper du regard des gens. J’ai dû courir longtemps. C’est le son des cloches et le parfum des violettes qui m’ont arrêtée. Je suis passée sous le pont du chemin de fer et j’ai vu s’ouvrir les volets à l’étage d’une maison étroite. Un garçon au sourire charmant se tenait dans l’encadrement de la fenêtre, il regardait la rue. Pour ne pas que disparaisse ce sourire magnifique, j’ai brusquement tourné la tête vers la maison d’en face, je suis entrée dans le jardin à l’abandon et j’ai frappé à la porte parce qu’il n’y avait pas de sonnette … ».
La femme se rapprocha de l’unique fenêtre du salon. C’était une fenêtre de façade, à droite de la porte d’entrée quand on était dans le jardin. De l’autre côté de la porte, une autre fenêtre était celle de la cuisine. Sans le feuillage dense des arbres, on aurait pu apercevoir la fenêtre où était apparu le jeune garçon souriant. La femme reprit le cours de son monologue.
- « Je ne veux ici aucun livre, pas même une revue ou un journal. C’est bien assez des livres de cuisine de Nanette… Pas de musique non plus. J’aime les opéras, les symphonies, les concertos, le jazz ; mais c’est d’une telle bêtise de diffuser dans des logements une musique qui a besoin d’espace, de volume … Il y a des salles pour cela. Vous imaginez bien ici une vingtaine d’instruments à corde, des bois et des cuivres, des percussions ? Même pour un piano demi-queue, il faudrait cent vingt à cent quarante mètres cubes. Ce salon en fait cinquante » !
Brusquement, elle se retourna et quitta le salon. J’y demeurai encore quelques instants, puis j’entrepris d’explorer la maison.
La distribution des pièces était compliquée. Le vestibule dans lequel on entrait en venant de l’extérieur ne comportait qu’une porte sur la droite ouvrant sur le salon. Il débouchait sur un corridor transversal qu’il fallait emprunter sur la gauche pour trouver la porte de la cuisine. Il se prolongeait à droite par un dégagement d’où partait l’escalier qui conduisait au premier étage. Tout au fond, un étroit passage donnait accès à la chambre que j’occupais, à des toilettes et à une vaste salle de bain. En face de la porte de la cuisine, un escalier descendait au sous-sol.
Au risque d’être indiscret, je montai à l’étage. Un jeu de couloir encore plus compliqué desservait les pièces. D’après le nombre de portes, il y en avait neuf. Deux d’entre elles au moins devaient être des chambres, celle de la femme et celle de Nanette. En comptant des toilettes et une salle de bain, il restait cinq pièces dont j’ignorais la destination. Je décidai de ne pas pousser plus loin ma curiosité et regagnai le rez-de-chaussée.
Quand j’entrai dans ma chambre, Nanette en ouvrait la fenêtre avant de refaire le lit. Je m’approchai d’elle et pris ses seins dans mes mains. Elle ouvrit elle-même sa blouse, dévoilant sa nudité un peu moite.
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Tu n’imagines pas les moments que j’ai passé avec cette fille … Ce n’est pas seulement de son corps qu’il s’agit, mais de tout le reste. D’abord, la chambre. Une pièce sombre, tout au fond de la maison, à laquelle on accédait après avoir emprunté trois ou quatre bouts de couloirs faiblement éclairés. Un grand lit où on s’enfonçait comme dans un bain. Et ce que pouvait faire Nanette de ses mains, de ses membres … Jamais plus une femme ne m’a entrainé dans de tels vertiges jusqu’à la suffocation, ou dans des frénésies qui m’arrachaient des cris. Tantôt elle s’offrait comme une esclave, tantôt elle assurait sa domination avec la détermination d’un tyran. Nous avons renié toute humanité pour nous rassasier d’abjection, ivres de nos délires transgressifs, toujours plus affamés de nos chairs, plus avides de jouissance brutale. La pluie qui n’avait pas cessé semblait nous inciter à une crapuleuse paresse. Enfin, il y avait ce parfum de daube aux olives qui imprégnait toute la maison et paraissait pénétrer jusque dans nos pores.
Cette daube préoccupait Nanette au point de l’arracher à mes étreintes au plus fort de nos ébats. « Je crois que je devrais ajouter du vin » ou « Je n’ai pas mis assez de rondelles de carottes », ou encore « Je vais la retirer du feu pendant un quart d’heure ». Elle remettait sa blouse à la hâte et j’entendais la course de ses pieds nus martelant le plancher. Elle revenait en sueur et je sentais sur sa peau l’odeur douçâtre de la viande. C’était un peu de la cuisine qui entrait dans la chambre, un peu de la daube qui s’insinuait dans les draps, réveillant en moi des pulsions ordaliques. J’aurais voulu la mordre jusqu’au sans dans les parties charnues et chaudes de son corps.
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La femme ne quitta pas sa chambre durant plusieurs jours. Nanette lui montait un peu de bouillon et du pain grillé à l’heure des repas. Un matin, tandis qu’elle débarrassait la table où j’avais pris mon petit déjeuner, elle me dit que l’état de la femme s’était aggravé. « Elle passera comme les autres ont passé. Elles viennent toutes ici pour ça. Alors, la pluie cessera et vous verrez comme le jardin est beau sous le soleil ». Elle parlait sans émotion, d’un ton égal. « Je sais ce que vous pensez, mais il n’y a rien à faire, je suis habituée ». Je n’ai rien dit, curieux d’en apprendre un peu plus sur cette maison qui me retenait dans son irrésistible confinement. « Vous avez eu de la chance d’arriver au bon moment. Elle était encore au début de sa retraite et il restait suffisamment de viande pour des semaines encore ».
La table étant nette et la vaisselle rangée, Nanette s’assit, dos à la cuisinière. « Maintenant, il faut que vous partiez avant qu’une autre arrive. Moi, je n’ai rien à dire. Je fais ce que je dois faire, mais qu’on ne me demande pas plus que de cuire la viande, c’est déjà bien assez ! Avez-vous aimé notre daube ? ». Je répondis que je n’en avais jamais mangé de meilleure et que je ne m’en étais pas lassé, ce qui était vrai. Elle se mit à rire. « Dès que je vous ai aperçu, le jour de votre arrivée, j’ai su que vous saviez aimer les femmes et je peux vous avouer aujourd’hui que j’en ai eu des frissons dans tout le corps. Mais pour elle, cela a dû être difficile, comme toujours. Ceci dit, chacun son rôle, n’est-ce pas ? Quoique je pense parfois au goût que pourrait avoir un homme … ».
Un sourire étira ses lèvres et son regard se durcit imperceptiblement, tandis que ses seins paraissaient gonfler et tendre son tablier. Elle dit encore dans un souffle « Allez ! ».
Je me levai lentement et sortit de la cuisine sans me retourner. Lorsque je tirai vers moi la porte d’entrée, j’aperçus le jardin inondé de lumière. La pluie avait cessé et le soleil projetait sur la rue l’ombre des marronniers en fleurs. Le portail grinça sur ses gonds quand je le refermai et j’aperçu à une fenêtre de la maison d’en face, un bel adolescent qui souriait. En passant sous le pont du chemin de fer, je croisais une femme d’âge mur qui marchait rapidement et sembla ne pas me voir.
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