Mirella va dans le soir.
Jusqu’à la nuit chargée de gros nuages ronds.
Sur les chemins pierreux, portée par chevaux blancs ou flamboyants.
Effrayantes montagnes élevées dans les prés, voyez la fille sans larmes, sans cris, fuyant vers les sombres hameaux.
Mirella, mon cœur s’est serré pour toi dans le matin ensoleillé.
Dans les blés d’or, Mirella, tes mains cherchaient le ciel où s’envolaient cloches sonnantes.
Et le jour est venu du retour sans fin.
Dans le jardin enclos, je vois ton ombre légère qui suit mes pas.
Tu interroges et je réponds. Car seul j’ai dévoilé l’arcane, le secret de tes morts.
*
D’un haut plateau sans arbres aux vagues de la mer, la route était si droite et si vastes étaient les prés ! Le bonheur s’étendait de châteaux en chaumières. Il coulait sous les ponts, glissait entre les murs. Les feux pales d’automne et les vents du printemps l’emportaient dans le ciel. Parfois le cor sonnait pour rappeler nos âmes. Tu comprends à présent mes voyages lointains qui te laissaient si seule. Mais nous étions unis sur les pavés des places, sur les sentiers des bois.
Comment dire la joie ? Elle était dans cet azur humide où les anges dansaient. Angelots à trompettes, blasons et ailes d’or. Et près d’eux, sous la voute, une horloge tranquille, un chat gris, un cri grêle d’oiseau frileux.
Mais tu as quitté les saisons admirables pour traverser de vaines terres. Et tu as tout détruit, jour après jour, jusqu’à la mort. Détruit ce que tu aimais, détruit sans discerner, détruit aveuglément. Le grand cercle de feu éblouissait tes yeux. Et ta lance, et ta hache, et tes pieux, et tes glaives, ont massacré l’heureux entours de ces années.
Tu pleures, Mirella, des larmes bien amères. Et les fleurs du jardin reçoivent ce breuvage dans leurs frêles calices. Elles attendaient ta dernière ombre et ton extase.
*
Viens, maintenant, et retournons vers tant de lieux perdus.
Nous allions dans la clarté des nuits. Les longues caravanes traversaient les vallées. Sur les cols soufflaient les grands vents des soirs noirs. Et quand nous arrivions dans les villes muettes, tes yeux clairs s’animaient. Nous chuchotions dans les ténèbres, tandis que les cris rauques des guides frappaient les murs aveugles. Tes doigts venaient dans ma main. Je disais :
- Mirella !
Alors nous entrions dans les sales brulantes où les tables dressées attendaient les convives. Mille fois, Mirella, j’ai revu le long visage amer de cette matrone fardée poussant la porte, surgissant sur le seuil. La même porte haute, le même heurtoir de bois fendu en son milieu, longue main aux doigts maigres saisissant une boule.
- Bonsoir, Monseigneur !
Ou bien « bonsoir monsieur ». Peut-être « bonsoir mon capitaine ».
« Bonsoir » tout court ?
Le chat gris, chat gras à longue queue battante, sautait sur la crédence. Ton sourire était doux et nous nous avancions. Le vin était tiré, le pain était coupé.
Tu t’asseyais près de la cheminée, je prenais l’autre chaise. La longue table nue se couvrait de plats chauds et la matrone, alors, remplissait nos assiettes.
Du piano noir s’élevait la musique sous les doigts d’un enfant. Tantôt garçon à culotte de velours, tantôt fillette à large robe rose.
Nous ne disions rien, mangeant sous le regard du chat. La chaleur du foyer, le vin, la nourriture coloraient tes joues pales. Un sourire naissant éclairait ton visage. Tandis qu’hurlaient dehors les chiens des rues voisines.
A la fin du repas nous montions à l’étage des chambres.
Et le matin venait, murmurait le réveil. La neige couvrait les chemins, couvrait les champs aussi d’où émergeaient les squelette des arbres défoliés par l’hiver.
Il fallait repartir. Les cris rauques des guides, à nouveau s’élevaient. La matrone fardée se tenait sur le seuil, essuyant ses mains sales au long tablier brun qu’elle ne quittait jamais.
Derrière un talus blanc, tout nus et grelottant, les enfants coupaient des brindilles dans les buissons secs et ramassaient des branches mortes. Comme attendant un geste, une parole, les filles au yeux trop clairs d’aveugles cherchaient nos regards. Les garçons, hostiles, se détournaient en parlant à voix basse.
*
Plaines sans bruit, déserts d’herbe rase et de pierres éclatées, l’étendue infinie noyait nos jours.
Jamais tu n’étais lasse et tu oubliais le temps. J’étais tout près de toi, regardant loin de nous. Le soleil disait les heures et les étoiles chantaient les années.
Tu changeais, Mirella. Pour moi seul.
Parfois, au sommet d’une crète, le chemin s’arrêtait. De larges dalles blanches s’offraient à nos pas. Nous allions vers le cœur desséché de la ville endormie. Et là, sans hésiter, tu avançais avec beaucoup de grâce, laissant flotter tes voiles, sautillant comme une enfant.
Cette vaste boutique où tu aimais entrer s’ouvrait devant ton rire. L’accueil grave te plaisait. Vendeurs et vendeuses, silencieusement, s’empressaient pour toi seule. Dans un bruit de tissus, de grands papiers de soie, on t’apportait du linge et tes mains se perdaient dans le flot doux des formes.
Mais ce n’était qu’un jeu et tous savaient très bien qu’il fallait respecter ce caprice qui créait le décor des comptoirs. Car ce que tu cherchais vraiment était dans les hautes galeries à balustres de chêne. Il fallait gravir les échelles étroites, grimper sur les escabeaux branlants.
Alors l’enchantement réveillait la cité. Les vieilles demoiselles commençaient à murmurer les airs gais de leur jeunesse. Dehors les attelages envahissaient les rues et les automobiles crachaient leur fumée blanche dans un ciel sans nuages. Chenapans et commères se collaient aux vitrines où leurs bouches et leurs nez écrasés sur le verre leur faisaient d’horribles visages grimaçants.
Les vieilles demoiselles se passaient les cartons, de niveau à niveau, jusqu’aux comptoirs où les beaux jeunes hommes cérémonieux les ouvraient sous tes yeux.
Un par un, surgissant et volant, les chapeaux s’animaient, mélangeant leurs formes, leurs couleurs, leurs parures de rubans et de plumes. Passant par la porte que je tenais ouverte, Ils fuyaient dans la ville, se posant sur des têtes, repartant aussitôt, se posant encore sur des toits, se frôlant, entrechoquant leurs ailes, bruissant, battant, planant.
Heureuse et silencieuse, tu t’approchais de moi, te blottissait dans mes bras, regardais, écoutais, sentais ma main caressant tes cheveux.
Et soudain nous sortions de la boutique folle, courant sur les trottoirs, traversant les places, sautant les ruisseaux. Il fallait repartir, repartir vite et loin, dans la brume rosée ou sous la fine pluie. Jusqu’à ce qu’enfin le château nous ouvre ses portes.
Lorsque la nuit tombait, la clarté de la lune entrait par les fenêtres. Assise auprès du feu, tu pensais à mille jours futurs, tandis que je songeais à notre long passé.
Bientôt nous parvenait le son des violons, des bois et des cuivres. L’invisible orchestre nous invitait à la danse. Je disais :
- Valsons !
Et nous valsions jusqu’à l’aube.
Puis dans le jour naissant nous retrouvions les cailloux des chemins, les flancs des collines trop vieilles, les vallées où coulaient les rivières à la recherche des mers.
***