SOUVENIRS D’OUTRE-GARE
2005
C’était une vraie nuit d’été. Une brise légère dissipait ce qui restait de l’air brûlant du jour, tandis que l’odeur de la terre mêlée au parfum des fleurs montait du jardin fraichement arrosé.
Nous étions neuf adultes devenus soudain silencieux, et trois enfants endormis sur les coussins des fauteuils en rotin. La véranda, toutes vitres ouvertes et seulement éclairée par une lanterne, surplombait le flanc abrupt du coteau, nous offrant le panorama de la ville perlée de lumière. On était arrivé à cette heure proche de minuit où l’on hésite entre la décision raisonnable de partir, et le désir de prolonger un moment de quiétude absolue.
En bonne hôtesse, Madeleine comprit que si elle laissait s’installer ce silence, son propre mutisme serait interprété comme le souhait de nous voir prendre congé. Elle prit donc l’initiative des prolongations en demandant à Marc de rapporter des bouteilles d’eau. Comme celui-ci quittait son siège, elle ajouta :
- Et puis, tu nous raconteras une histoire !
Il n’en fallut pas plus pour qu’un frisson de joie enfantine parcourût cette assemblée, provoquant un « Ah ! » collectif avec point d’orgue qui fit fuir le chat Moïse à l’intérieur de la maison. Il faut dire que Marc était un conteur tout à fait remarquable. Le timbre de sa voix, sa conduite des récits et leur contenu toujours renouvelé, avaient le don de nous enchanter.
Pourtant, les « histoires » de Marc étaient étranges, difficiles à classer dans un genre, même si Paul, son beau-frère, puisant plus ou moins à propos dans ses souvenirs du milieu du siècle précédent, évoquait le « réalisme fantastique ». En fait, Marc ne racontait rien ou pas grand-chose, mais il restituait des atmosphères et des caractères. Un jour, je lui avais dit : « Marc, tu n’es pas un conteur, tu es un peintre qui a remplacé les pinceaux par sa voix et les couleurs par des mots ».
Cette nuit-là, comme s’il en avait pressenti l’issue, il se surpassa. Par la magie d’une architecture complexe où se superposaient les récits sur des fonds en trompe-l’œil, Marc nous fit l’offrande d’un chef-d’œuvre. C’est à dessein que j’emploie ce terme qui pourrait paraître excessif, car pour moi un chef-d’œuvre est quelque chose de totalement achevé où l’assemblage des éléments qui le compose et qui ne semblaient pas avoir vocation à se compléter, est si parfait qu’il ne supporterait pas le supplément de la particule la plus infime. Quelqu’un a dit que le silence qui suit une œuvre de Mozart, c’est encore du Mozart : voilà ce qu’est pour moi un chef d’œuvre, quoique pour ma part, j’aurais plutôt retenu Bach.
Aussitôt les bouteilles d’eau posées sur les guéridons, Marc se cala dans les coussins, rejoint par Moïse qui se lova sur ses cuisses pour entrer dans un sommeil de chat. Mais saura-t-on jamais quand les chats dorment vraiment et quand ils font semblant ? A l’instant même où Moïse ferma les yeux, la voix de Marc s’éleva.
I.
Il y a déjà pas mal d’années, j’étais un jeune homme en quête de situation. Ce jour-là, j’avais rendez-vous avec un hypothétique employeur à plus de deux cents kilomètres de chez moi. Soit pour m’éprouver, soit parce qu’il se fichait royalement de la vie des autres, il avait fixé ce rendez-vous à neuf heures du matin. Ne pouvant m’y rendre en partant le jour-même, j’avais donc pris le train la veille en fin de journée avec l’intention de dîner et coucher sur place dans un hôtel.
La ligne de chemin de fer que je devais emprunter était encore desservie par des rames composées de vieux wagons à compartiments. Il n’y avait pas de réservations sur ce train et j’eu la surprise désagréable de le trouver bondé. Après avoir parcouru les couloirs de six voitures, j’ai fini par me trouver en queue de convoi où il restait une seule place dans le dernier compartiment.
J’ai fait ce que font tous les voyageurs de France, c’est-à-dire que je suis entré sans saluer, j’ai déposé mon sac de voyage sur le porte bagage, je me suis assis entre les accoudoirs où les bras de mes voisins ne s’écartèrent pas d’un millimètre, et j’ai rivé mon regard, au dessus des têtes qui me faisaient face, sur une reproduction photographique en noir et blanc portant la légende « les falaises d’Etretat-France ».
Après quelques minutes de pose hiératique, j’ai commencé à me détendre, passant discrètement en revue mes compagnons de voyage. Il y avait là un très vieil homme somnolent qui avait conservé sur lui un pardessus gris et des gants en laine noirs, une sexagénaire au regard vide, une femme d’âge mûr dont le visage était caché par un foulard et des lunettes teintées, un homme d’environ cinquante ans qui ne levait pas les yeux du livre posé sur ses jambes croisées, une jeune fille qui paraissait très lasse et cachait son visage d’une main en visière, un homme d’une quarantaine d’années et une femme plus jeune qui semblaient former un couple.
La campagne triste et les banlieues hideuses défilaient, offrant ce spectacle d’un pays terne, triste et sale qui, fort heureusement, n’existe que vu des chemins de fer. Le wagon était bercé par un léger rouli, et le passage des roues d’un tronçon de rail à l’autre rythmait d’un ta-ta-tac rapide et sec le vacarme continu de cette course monstrueuse qui déchirait le paysage. C’est pourtant ce mouvement et ces bruits qui finirent par m’emporter dans le sommeil. J’eu à peine conscience du fracas qui annonçait notre entrée dans un tunnel car je pénétrai moi aussi dans une nuit épaisse.
Quand je me réveillai, le train était arrêté et le silence était presqu’absolu, si ce n’étaient de temps à autre les soupirs monstrueux de la locomotive à vapeur et des grincements métalliques qu’on aurait pu prendre pour des plaintes de la matière. Le compartiment était plongé dans la pénombre, éclairé seulement par les veilleuses. Je regardais les autres voyageurs : tous donnaient l’impression d’avoir été paralysés par quelque sortilège, les yeux clos, le crane renversé sur les appuie-têtes. C’est alors que mon voisin de droite est sorti de cette léthargie et s’est adressé directement à moi :
- Mon pauvre ami, je crains que ce train n’aille pas plus loin !
Autant inquiet qu’agacé par cette curieuse déclaration, je répliquai un peu agressivement :
- Pourquoi dites-vous ça ?
Sans paraître se formaliser du ton que j’avais employé, l’homme m’a répondu avec le même calme.
- Parce que ce sont des choses qui arrivent parfois sur cette ligne, j’en ai fait l’expérience bien souvent. Figurez-vous que nous ne sommes même pas sur le bon itinéraire. Un problème d’aiguillage sans doute… Regardez plutôt dehors : vous voyez cette gare ?
Je me suis levé et en évitant les pieds des voyageurs endormis, je suis allé jusqu’à la fenêtre que j’ai abaissée. Nous étions effectivement à quai, sur une des nombreuses voies d’une gare qui me parut immense. Le bâtiment principal n’avait pas d’étage mais il s’étirait sur plus de cent mètres, faiblement éclairé à l’extérieur par de petites lanternes qui diffusaient une lumière jaune.
- Mais où sommes-nous ?
C’était autant un cri d’angoisse qu’une question exaspérée. L’autre avait dû le sentir parce qu’il m’a répondu d’une voix qui se voulait apaisante :
- Quelque part où il faudra passer la nuit mais demain nous repartirons. Croyez-moi : j’ai l’habitude !
Ce qui était insensé, ce n’était pas tellement cette histoire de train qui perd sa route, mais le discours de cet homme qui présentait la chose comme une banale péripétie censée ne pas se produire pour la première fois.
- Mon rendez-vous est fichu !
Cette fois, j’étais en colère et je crois bien que j’aurais mis le poing dans la figure de mon voisin s’il s’était avisé encore de faire un de ses commentaires fatalistes. Mais il n’avait rien dit. Je crois qu’il a calculé le temps qu’il me fallait pour retrouver mon calme parce qu’après quelques minutes, il avait repris la parole comme si cette pause faisait partie d’un texte qu’il aurait récité.
- Si ça vous intéresse, je connais un endroit où nous pourrions dormir dans de vrais lits, bien au chaud !
- Vous connaissez ce bled ?
J’étais de plus en plus troublé par son comportement. L’idée absurde qu’il était responsable de tout ce qui arrivait me traversa l’esprit, mais déjà il se levait et se dirigeait vers le couloir.
- Vous ne réveillez pas votre… ?
Il avait interprété mon hésitation :
- Ce n’est pas ma femme. Nous n’avons d’ailleurs pas la même destination…
Il n’y avait rien à répondre. Après avoir traversé les voies, nous étions arrivés devant le hall de la gare. Il était immense, obscur et désert.
- Mais il n’y a personne ici !
- Evidemment, cette gare est désaffectée depuis la dernière guerre !
Aucun son n’a pu sortir de ma gorge. J’ai eu l’impression que quelque chose d’énorme me tombait dessus et m’emportait dans une autre dimension de la réalité. Pourtant, tout était perceptible : la couleur des murs vert pâle, l’odeur de tabac froid, de charbon et de moisissure, le bruit de nos pas sur les dalles, le contact de ma main avec la poignée de cuivre d’une porte.
En ressortant du hall, nous avons traversé une esplanade où aurait pu défiler un corps d’armée, avant de nous retrouver directement dans un champ de maïs que perçait un étroit sentier. Tout à coup, il n’y a plus eu de maïs et nous étions devant une grosse maison trapue, presque cubique d’où montait une fumée épaisse par une cheminée en métal. Mon guide a frappé un seul coup avec le heurtoir de la porte qui représentait une main tenant une boule. Le battant s’est ouvert sur une vieille femme emmitouflée dans plusieurs châles de couleurs vives.
- Ah ! C’est vous ! Bonsoir Monsieur Xavier !
Et nous voilà dans une grande pièce un peu enfumée. Je n’ai d’abord vu qu’une cheminée où crépitaient des buches, et une très jeune fille dont les doigts courraient sur le clavier d’un piano d’où ne sortait aucun son. Mais qu’est-ce qui pouvait encore me surprendre ?
Par association de pensée, ce piano muet me rappelait le silence de la gare et je réalisais seulement à ce moment-là que nous étions les seuls voyageurs à être descendu du train alors qu’il était bondé au départ ! Une heure avant je me serais exclamé « Où sont donc les autres ? », mais j’avais pénétré trop profondément dans ce cauchemar pour avoir encore ce genre de réaction. Comme le dormeur conscient de rêver, je me laissais emporter par le scénario qu’était sans doute en train d’écrire un fou. Celui que la vieille appelait « Monsieur Xavier » a cru nécessaire de me donner une explication que je ne lui demandais pas :
- La jeune fille qui joue du piano est sourde. C’est pour ça que le piano n’a pas de cordes.
- Et ça m’arrange bien, dit la vieille, je ne supporte pas le bruit de la musique. La petite s’appelle Mathilde. C’est une virtuose : regardez comme elle interprète Debussy !
J’ai eu envie de hurler, de les supplier d’arrêter. Vous n’imaginez pas quelle souffrance on peut ressentir en s’apercevant qu’on perd la raison. Xavier l’avait deviné parce qu’il est intervenu aussitôt.
- Ne soyez pas surpris ; Maman Julia lit la musique en regardant les mains de Mathilde et le toucher de chaque doigt se transforme en son dans sa tête. Pour Mathilde, c’est le contact des touches. Si vous passez plusieurs mois ici, vous pourriez y arriver, ce n’est qu’une question d’entraînement.
Une buche a éclaté dans une gerbe d’étincelles, réveillant un gros chat gris que je n’avais pas vu et qui a sauté sur les épaules de Maman Julia.
- Tu as eu peur, Joseph ? Les félins se méfient du feu mais ils aiment la chaleur….
Et elle a continué d’aller et venir, préparant un repas, dressant la table, s’arrêtant de temps à autre près du piano pour regarder Mathilde jouer.
- Vous devriez monter vos affaires dans la chambre !
J’ai suivi Xavier dans l’escalier de bois. Quatre portes entouraient un large palier. Il en a poussé une et j’ai découvert une chambre oblongue où s’alignaient deux immenses lits qui paraissaient aussi larges que longs et qu’on avait recouvert d’énormes édredons rouges au-dessus de couvertures blanches. Sur le mur qui faisait face à ces lits étaient accrochés une demi-douzaine de portraits sous-verre représentant des femmes.
- Ah ! s’écria joyeusement Xavier, vous regardez les portraits de famille !
- Curieuse famille où les hommes sont absents !
- Absents, Cher ami, littéralement et tout à fait réellement absents. C’est une longue histoire, mais on peut la raccourcir, écoutez ça : depuis au moins quatre générations – ou plus selon la manière de mesurer le temps – ces femmes constituent une sorte de caste. On les appelle « les femmes d’outre-gare ». C’est assez pompeux mais c’est aussi très juste. Ce sont des femmes seules qui vivent dans des maisons isolées, à moins d’une heure de ce genre de gare. Selon un rythme compliqué à déterminer mais très régulier, elles reçoivent deux fois, entre dix-huit et vingt-sept ans, la visite d’un conducteur de locomotive qui les engrosses et ne les revoit jamais. Lorsque l’enfant naît, si c’est un garçon, on l’amène dans une maison d’Anvers, tenue par des veuves de marins qui l’élèvent et l’éduquent en le dirigeant vers un métier maritime ou portuaire, c’est-à-dire le plus loin possible des lignes de chemin de fer. Au rythme des naissances et de l’aléa des sexes, cela représente au plus un garçon tous les cinq ans, ce qui fait que trois de nos veuves suffisent à tenir cette maison où vivent une dizaine d’enfants et d’adolescents. Pour les filles, c’est plus simple : elles sont systématiquement placées chez une autre mère, prés d’une autre gare. C’est pour ça qu’il n’y a que des tantes et des nièces dans les maisons d’outre-gare, jamais de mères et de filles. Si nous appelons les tantes « Maman » - comme Maman Julia – c’est tout simplement pour conserver le caractère maternel dans la relation avec l’enfant.
- Vous voulez dire que Mathilde va devoir bientôt devenir mère d’un garçon ou d’une fille dont le père sera un conducteur de locomotive ?
- Exactement !
- Mais c’est monstrueux !
- Allons, ne vous énervez pas. Ces coutumes ont un sens et répondent à une nécessité, croyez-moi. Et n’allez pas imaginer que les femmes d’outre-gare sont malheureuses.
- Vous pouvez me dire où est le bonheur, là dedans ?
- Là dedans, comme vous dites, le bonheur est dans la grandeur du service.
- Mais quel service ?
- Celui des gares.
- Des gares désaffectées !
- Justement : servir comme si elles ne l’étaient pas ou devaient ne plus l’être demain. Ces femmes sont des vestales, mon ami !!!!
Les vestales ferroviaires nous attendaient dans la pièce du bas, déjà assises autour de la table mais immobiles et silencieuses. A notre entrée Maman Julia s’est levée pour commencer à servir. Le repas se composait d’une soupe de légume très épaisse, d’une terrine d’épinard et fromage de chèvre, de pommes cuites, le tout accompagné de pain gris et de cidre. C’était austère et rustique mais excellent. Après quelques paroles banales et un échange de sourires avec Mathilde, nous sommes remontés dans les chambres.
Xavier et moi, chacun devant son lit, avons commencé à nous déshabiller. Le corps de Xavier et même son visage, m’ont parus étrangement jeunes à ce moment-là, comme si les vêtements seuls lui avaient donné un autre âge. Il s’est glissé nu dans le lit en poussant un soupir de satisfaction.
- Quel privilège de plonger dans un pareil lit ! Des draps frais et bien tendus, une montagne de couverture, un édredon cotonneux !! Qu’en pensez-vous ?
J’ai décidé à ce moment-là de me mettre totalement en harmonie avec les événements et les propos de Xavier. Le mieux qu’on a à faire si l’on se retrouve brusquement transporté sur la planète Mars de façon inexplicable, ce n’est pas se poser toutes sortes de questions sur le pourquoi et le comment de ce qui vous arrive : c’est d’apprendre le martien le plus vite possible.
J’ai donc répondu à Xavier que de tels lits méritaient bien qu’un train se détourne de sa ligne et nous abandonne dans une gare désaffectée. J’ai vu aussitôt un large sourire d’enfant apparaître sur son visage.
- Et vous n’avez pas tout vu ! Demain matin ce sera féérique : la campagne est toute plate jusqu’à l’infini, pas une maison, pas un arbre, pas même un buisson ; la terre grise se confond avec le ciel tout gris, perdus tous les deux dans un brouillard épais qui absorbe tous les sons.
- Quels sons ?
- Le meuglement des vaches et les hennissements des chevaux. Mais rassurez-vous : nous entendrons siffler le train quand il annoncera le départ.
- Mais si nous ne sommes pas à la gare à ce moment là ?
- Non : le train sifflera trois fois à dix minutes d’intervalle, ce qui nous laisse largement le temps de rejoindre la gare en partant au premier appel.
Encore une fois, il n’y avait rien à dire. Xavier donnait l’impression de jouer avec un mécanisme parfaitement précis et bien huilé. Je m’apprêtais à éteindre la lampe de mon chevet mais il a repris la parole.
- Chaque fois que je viens chez Maman Julia, je me rappelle mon enfance parce que mes parents tenaient une auberge. Elle s’appelait « La Cigale et la Tortue ». C’était l’enseigne la plus fameuse de la Vallée.
Dès les premiers mots, j’avais compris qu’un récit allait suivre, que je n’aurai pas d’autre choix que d’écouter. Bizarrement, cette perspective ne m’était pas désagréable : la fatigue m’avait quitté, je suis sorti sans effort d’un début de somnolence et je n’ai plus eu que l’envie d’entendre la voix de Xavier.
II.
Oui, a répété Xavier, « La Cigale et la Tortue » était vraiment l’auberge la plus fameuse de la Vallée. Et la Vallée était un lieu magique, peuplé de légendes, balayé par le souffle du mystère. Imaginez les splendeurs de l’hiver quand les rayons du soleil frappent le givre sur les branches mortes de la forêt ! Imaginez le printemps quand les bourgeons éclatent partout et que fleurissent les jardins ! Imaginez les feux de l’automne avec les ors et les pourpres des futaies agonisantes ! Imaginez l’été brûlant et ses nuits étoilées ! Notre auberge était là, à mi-chemin de la ligne de crêtes au nord, et de la plaine alluviale au sud, solidement campée sur une large bande de terre entre la route et le fleuve, accueillant donc routiers et bateliers, gens de métiers et commerçants, gens d’affaires et voyageurs d’agrément, tous devenus seigneurs, l’instant d’une halte, dans cette époque finie où le déplacement conférait la noblesse à celui qui l’entreprenait. Le voyageur, mon ami, qu’il fût bourgeois, commis ou pèlerin, que son but fut d’importance ou futile, était d’abord le voyageur, c’est-à-dire un homme éloigné de son foyer, isolé dans un espace où sans racine il devenait précaire : voyez notre propre aventure ! Alors, venu des temps les plus anciens, existait encore cette loi non écrite mais profondément inscrite dans les mentalités qu’on appelle hospitalité. Accueillir, nourrir, coucher, le cas échéant soigner le voyageur, lui accorder aide et protection : voilà ce qui était notre quotidien et c’était magnifique.
Certes, les voyageurs payaient le gite et le couvert, et plus souvent davantage que le prix demandé quand ils étaient heureux de leur séjour. Mais notre véritable récompense était dans la part d’eux-mêmes qu’ils nous laissaient sans le savoir vraiment lorsqu’il leur arrivait de se confier. Plus que tout ce qu’on m’a enseigné à l’école et au collège, l’Auberge m’a offert les leçons de la vie. Il me suffisait d’écouter les propos échangés près du bar ou autour du poêle, d’entendre les commentaires de mon père ou de ma mère, ou mieux encore de me prêter aux confidences d’un dîneur solitaire. J’observais également les visages, les gestes, ce langage du corps qui parle souvent plus que les mots.
A douze ans, l’auberge avait déjà fait de moi un petit homme et quoique je n’avais pas voyagé, j’avais déjà une vision du monde à travers les échos innombrables qui nous parvenaient aussi bien des entrepôts du port d’Anvers que des foires de Bourgogne, des quais d’Amsterdam ou des ruelles de Gènes. Loin de me sentir isolé dans cette vallée plus peuplée de bêtes sauvages que d’humains, j’avais le sentiment que notre auberge était le point de rencontre de tout ce qui l’entourait à des milliers de kilomètres à la ronde : j’étais au centre du monde !
Cette maturité précoce n’avait pas échappé à mes parents et j’ai eu la grande joie, au soir de mes treize ans, d’être autorisé à faire le service de la salle à manger, le soir, après être rentré du collège à bicyclette, avoir pris un bain et achevé d’éventuels devoirs.
Bien que la puberté ait fait son œuvre, il me restait encore de l’enfance une vision intemporelle du monde. J’étais capable d’imaginaire dans l’espace, de concevoir des métamorphoses dans le présent, mais le futur était occulté. Même quand je me voyais adulte, je conservais aux gens et aux choses l’âge qu’ils avaient dans le présent. Je crois qu’à cet âge, quand on est heureux, c’est une manière, sans doute inconsciente, d’arrêter le temps. Et si j’avais conscience d’être heureux, c’est certainement parce que j’avais toutes les raisons de l’être, y compris ce qu’aurait pu être ma vie si ma mère n’avait pas rencontré Régis, celui que j’appelais Papa mais qui était mon beau-père.
J’avais cinq ans au moment de cette rencontre. Ma mère me l’a confié plus tard : elle n’a connu mon père que le temps de ma conception, c’est-à-dire moins d’une heure. « Surtout, ne me juge pas et ne juge pas ce père aussi inconnu de moi que de toi. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas, où le bien et le mal n’ont pas de sens ». Et elle avait raison : on n’est pas là par delà le bien et le mal, mais en deçà. Rien n’est transgressé parce qu’on est « avant » la loi. Mais qui d’autre que ceux qui vivent ces choses peuvent comprendre, accepter ? L’époque ne s’y prêtait pas. Ma mère a été chassée par ses parents en cinq mots « Pour nous, tu es morte ». Et elle a vécu avec moi cinq ans en morts-vivants. Nous avons eu faim, nous avons eu froid, nous avons eu honte. Alors est venue l’annonce : « Aubergiste, cause décès, cherche employée pour l’assister dans la tenue de son commerce ». C’était Régis, il venait de perdre sa femme. C’était l’Auberge de la Cigale et de la Tortue, c’était loin dans le nord. Sans même écrire, ma mère a mis toutes nos affaires dans un grand sac, fermé la porte de la chambre de bonne où nous logions, déposé la clef chez la concierge, et nous avons pris le premier train. La Cigale et la Tortue sont à quinze kilomètres de la gare la plus proche. Nous avons marché plus de trois heures et nous sommes arrivés à l’auberge à la nuit tombée. C’était l’hiver, les volets étaient déjà tirés. On n’apercevait que des raies de lumière mais on entendait le brouhaha des voix et on devinait la chaleur. Ma mère n’a eu que le temps de pousser la porte avant de perdre connaissance. J’ai cru qu’elle était morte et je me suis mis à hurler. Il y a eu un silence terrible avant que se forme autour de nous un groupe oppressant de gens qui parlaient tous en même temps. Puis une voix terrible a tout dominé et un homme très grand qui portait un long tablier bleu-gris s’est approché lentement. Il a lancé « Ecartez-vous ! », et le groupe a reculé aussitôt. Puis il s’est accroupi et avec une éponge il a fait couler de l’eau sur le visage de ma mère. Elle a ouvert les yeux et elle s’est passée une main dans les cheveux.
- Mais qu’est-ce qu’il vous arrive ? D’où venez-vous ? a demandé l’homme.
Ma mère lui a dit d’où nous venions et pourquoi.
- Mon Dieu ! a murmuré l’homme.
C’est comme ça que notre nouvelle vie a commencé. Dès le lendemain, ma mère s’est mise au travail tandis que Régis m’inscrivait à l’école la plus proche où il m’a conduit et ramené chaque jour avec sa fourgonnette, jusqu’à l’âge de dix ans où j’ai eu droit à ma première bicyclette. Un an après ma mère et lui se mariaient. J’avais de vrais parents, un vrai foyer et autant d’amis que l’auberge comptait de clients : ceux qui ne faisaient que passer, ceux qui revenaient au rythme de leurs déplacements professionnels, mais aussi les habitants des hameaux voisins, les ouvriers de la fonderie, des retraités qui venaient pêcher sur les bords du fleuve.
Un soir, alors que je venais d’avoir quinze ans, est arrivé un voyageur qui m’a aussitôt troublé par ses manières inhabituelles. Bien qu’encore très jeune – je lui donnais vingt-cinq ans – il portait des vêtements sombres que je jugeais de qualité en remarquant la souplesse des tissus. Il avait aux pieds des mocassins recouverts de poussière qu’il avait légèrement crottés sur le bout de chemin de terre battue qui menait de la route à l’auberge et qu’une averse tombée dans la matinée avait rendu boueux.
Il a tout de suite demandé une chambre où je l’ai conduit pendant que mon père servait au bar et que ma mère s’activait en cuisine. Pendant que je disposais les serviettes près du lavabo et que je vérifiais l’état du lit, il a ouvert une petite mallette de cuir où j’ai aperçu un nécessaire de toilette et un pyjama. Comme s’il avait deviné mes pensées, il a précisé :
- J’ai laissé mes bagages à la consigne, je ne resterai qu’une nuit.
- Bien Monsieur !
- A quelle heure dîne-ton ?
- Quand vous voulez à partir de maintenant, Monsieur.
- Ya-t-il une salle de bain ?
- Une douche au bout du couloir, à gauche en sortant, Monsieur.
- Très bien. Le temps de me doucher, et je descends.
- La salle à manger est à la suite du bar, tout de suite à droite au bas de l’escalier.
- Je vous remercie !
J’étais en âge d’aimer le mystère, et cet homme portait avec lui le mystère. Cela venait sans doute du décalage entre son langage, son maintien et ce qu’on appelle « le genre de la maison ». C’est d’ailleurs ce qui m’a fait formuler en moi-même cette question : « Qu’est-ce qu’il vient faire chez nous ? ». Il allait bientôt me donner lui-même une réponse qui ne ferait que grandir le mystère.
En effet, tandis que je le trouvais assis à une table proche de la cheminée et que je m’approchais pour prendre sa commande, il m’a regardé droit dans les yeux et a déclaré avec un grand sourire :
- Vous allez me prendre pour un fou, mais je suis en train de me demander ce que je fais ici.
J’étais trop surpris pour dire quoi que ce soit. C’est lui qui a enchainé :
- Ne croyez pas que je le regrette, au contraire : l’atmosphère est agréable, la chambre confortable, votre accueil est parfait et les odeurs qui viennent de la cuisine sont prometteuses. Mais allez donc savoir pourquoi j’ai éprouvé le besoin de descendre du train à cette gare pour ne reprendre ma route que le lendemain ? Ce n’est pourtant pas un si long voyage…
Ne voulant pas paraître indifférent, j’ai risqué une explication.
- Peut-être aviez-vous envie d’une soirée comme celle-ci ? Souvent des voyageurs nous disent qu’ils auraient pu rentrer chez eux d’une traite mais ils n’ont pas résisté au plaisir d’une halte dans une auberge parce que ça leur rappelle le temps des relais où il fallait changer l’attelage.
Mon voyageur secoua la tête avec un air pensif.
- Non, je n’ai pas cette nostalgie d’un passé que je n’ai d’ailleurs pas connu, évidemment. Si je devais trouver une explication, je dirais que ces distances parcourues de plus en plus vite grâce aux progrès des transports ont fait du voyage quelque chose de strictement utilitaire. Quand on aime le voyage pour le voyage, on préfère avoir le temps de rêver, aller à un rythme plus lent. Les arrêts pour changer de train offraient le temps d’un repas, les longs trajets sur les routes forçaient à des nuits d’hôtel. J’ai dû avoir envie de ça aujourd’hui : prendre le temps de mon voyage ; même si je me déplace par nécessité il n’y a aucune raison que ça exclue le plaisir… Bon ! Passons aux choses sérieuses !
Brusquement il avait annoncé son menu et le choix de son vin. J’aurais pourtant apprécié de l’écouter encore et de répondre à ses réflexions. Il était le seul dîneur. J’avais tout mon temps. Mais durant tout son repas, il ne chercha pas à me retenir quand je venais desservir ou apporter les plats. Il se contentait d’un « merci bien », d’un « merci beaucoup » ou d’un « je vous remercie », et malgré le sourire qui accompagnait ces mots, cette politesse qu’on qualifie parfois d’exquise, avait surtout pour effet de créer une distance pour moi infranchissable.
Ce n’est qu’au moment où j’ai déposé devant lui le verre d’Armagnac qu’il m’avait commandé, qu’il est ressorti de sa réserve. Il a commencé par des questions.
- Il y a longtemps que cette auberge existe ?
- Plus d’un siècle, je crois. Mon père, l’actuel patron, l’a rachetée à l’arrière petit-fils du premier aubergiste.
- On sent cette ancienneté. Vos murs sont imprégnés de ces décennies qui ont vu des milliers de gens entrer ici pour boire, manger, dormir, se chauffer.
- En fait, l’auberge a ouvert à peu près en même temps que l’arrivée des premiers trains dans la Vallée.
- Assez loin de la gare pourtant ?
- Oui, mais à cette époque le gros de la clientèle était celle des bateliers et de la fonderie. Il ne fallait pas trop s’écarter du fleuve. Et puis il y avait jusqu’à la dernière guerre une liaison entre la gare et l’auberge : un attelage faisait l’aller et le retour trois fois par jour.
- J’ai cru apercevoir des poules ?
- Oui, nous avons une vingtaine de poules et des lapins. Nous vendons des œufs, des lapins, des poulets …
L’étranger a hoché la tête, longuement. J’ai respecté son silence. Je crois qu’il voulait se remplir du souvenir de notre auberge parce qu’il s’y trouvait bien et qu’il repartirait très vite. Puis il m’a regardé avec gravité :
- Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mes questions….
- Vous ne m’ennuyez pas du tout, Monsieur, j’aime cet endroit et la vie qu’on y même. En parler me fait plaisir. D’ailleurs, vous voyez : vous êtes mon seul client, j’ai tout mon temps !
On ne pouvait plus directement s’inviter à la conversation. Mon « client » l’a compris.
- Avez-vous le droit de boire ?
J’ai répondu en souriant que j’avais le droit de boire de l’eau et deux verres de vin mais seulement pendant les repas.
- Alors, servez-vous un bon verre d’eau et asseyez-vous puisque vous avez le temps !
Je me suis assis, mais bien en retrait de la table, pour garder mes distances, comme on me l’avait appris (ne refuse pas à un client de faire la causette, m’avait dit mon père, sauf s’il est ivre, et soit toujours le premier à te lever, on ne doit pas s’attarder….).
- J’ai cru entendre en arrivant qu’on vous appelle Xavier ?
- C’est exact, Monsieur.
- Quel âge avez-vous, Xavier ?
- Quinze ans, Monsieur.
Il est retombé dans un nouveau silence après avoir murmuré « Quinze ans ! ». Puis il a bu un peu d’Armagnac.
- Moi, j’ai vingt-huit ans et déjà une vie derrière moi. Si vous me demandiez ce que j’ai fait dans cette vie et dans cette autre qui a commencé il y a tout juste deux ans, je vous répondrai : chasseur de sensations !
- C’est beau, Monsieur !
- Quoi ?
- Cette expression : chasseur de sensations.
- Vous aimez lire, Xavier, non ?
- C’est vrai ! Comment avez-vous deviné ?
- Parce que les gens qui aiment les mots sont des gens qui aiment lire, les gens qui aiment lire aimant les mots. Pas seulement les mots, la manière de les assembler, de construire avec eux des phrases et de créer avec ces phrases des sensations, comme le peintre avec la couleur, le compositeur avec le son, le danseur avec le corps, le cuisinier avec les saveurs. C’est votre mère qui cuisine ?
- Oui Monsieur, avec une femme du hameau.
- C’est ça, de la cuisine simple, savoureuse parce que dédiée uniquement au goût des produits. On tue des animaux, on cueille des légumes et des fruits : c’est sacrificiel, la cuisine, ce n’est pas une tuerie sauvage, pourquoi ? Et surtout comment : parce que cuisiner c’est magnifier, le meurtre rituel qu’on a commis pour ça, c’est tirer de la substance animale ou végétale le meilleur de ce qu’elle peut offrir, comme si elle-même s’était offerte à ce sacrifice. Le bon cuisinier respecte le gibier ou la plante jusque dans la manière de trancher, de couper, de hacher, dans le dosage de l’assaisonnement, le choix de la juste température s’il y a cuisson, même dans le choix des matériaux des récipients.
- Monsieur, je n’avais jamais entendu personne l’exprimer, et surtout comme vous venez de le faire, mais c’est toujours ce que j’ai ressenti à propos de la cuisine.
- Vous êtes un garçon sensible et intelligent Xavier, alors vous comprendrez quelles sensations j’emporterai de votre auberge, en y ajoutant sans doute celle de la chambre où je vais dormir et celle du café et du pain beurré demain matin : d’abord cette grande bâtisse trapue, comme supportant la pesanteur de la nuit, la bouffée d’air chaud qu’on reçoit en ouvrant la porte, avec les effluves mêlées du tabac, des fruits rouges, des pommes séchées, de l’anis, des vêtements humides en train de sécher. Ensuite, quand on approche de l’escalier, il y a la rencontre de l’encaustique et du repas qu’on prépare en cuisine ; enfin, dans cette salle à manger, l’air est plus frais, les odeurs précédentes s’estompent, on peut humer tout simplement l’odeur du propre. Ca, c’est quelque chose, l’odeur du propre parce que c’est impossible à restituer avec des mots. Ce n’est surtout pas l’odeur d’un produit quelconque – l’horrible eau de javel par exemple – c’est une odeur d’eau propre avec un rien de sel très pur et d’herbe très sèche : autrement dit du quasi-inodore, mais de l’odeur quand même. Ca me rappelle une maxime d’un sage grec qui disait « une femme qui sent bon est une femme qui ne sent rien ». Il critiquait l’usage des parfums et surtout l’abus de leur usage, et il avait raison : le mauvais usage des parfums est à la peau humaine ce que celui des aromates est aux denrées.
- C’est très juste…
- Mais ce n’est pas tout, a poursuivi l’homme en reprenant une gorgée d’Armagnac, il n’y a pas que les odeurs, il y a ce qui s’offre au regard et vient compléter les sensations de l’odorat : la couleur de ces murs, l’ocre de la pierre, le blanc du crépis, le vieux rose de ces nappes, la patine de ces dalles un peu bleutées… Mais ce qui donne vraiment à cette pièce un vrai caractère qui n’appartient qu’à elle, c’est cet extraordinaire miroir vénitien au cadre d’étain qui n’a rien à faire là et qui pourtant donne l’impression qu’il ne pouvait être que là. Vous ne pouvez pas savoir, Xavier, la sensation qui se dégage de la présence de ce miroir dans cette salle à manger aux matériaux si bruts : c’est comme l’aigre-doux ou le salé-sucré dans la cuisine, comme une dissonance sublime dans une fugue de Bach ! Et nous en revenons au goût, au sens le plus large du mot : la simplicité ne doit pas exclure la subtilité.
Le discours était magnifique. Je n’en rapporte qu’assez maladroitement l’essentiel. Il y avait aussi la voix, chaude, sonnant juste comme un instrument bien accordé. Il y avait le regard, tantôt direct, plongeant dans mes yeux, tantôt perdu dans un horizon invisible. Il y avait le jeu des mains, sobre mais continu, tranchant ou caressant, toujours en harmonie avec les mots.
Et soudain, tout s’est arrêté, comme le mécanisme d’un automate en bout de course. Mais ça n’a duré qu’une seconde ou deux. Notre hôte a frappé la table du plat d’une main, en secouant la tête.
- C’est extraordinaire, s’est-il exclamé, comment ai-je pu occulter le principal jusqu’ici ? Ah ! Mon cher Xavier, voilà que je vous ai parlé de mon butin de sensation comme si tout n’avait commencé qu’à mon entrée dans l’auberge ! Mais tout a commencé avant, bien sûr, et c’est pour ça que j’ai quitté ce train : à cause de la gare, de la gare déserte, du vent qui faisait tourbillonner les feuilles mortes sur le quai… Attendez ! Je vais vous le dire à vous que le hasard a placé sur mon chemin et qui m’écoutez avec tant d’attention. Je vais vous le dire pour me l’entendre vous le dire, parce que j’ai marché vers ce moment pendant quinze ans : votre âge Xavier !
III.
Le voyageur a pris sa tête dans ses mains, les coudes sur la table, les yeux clos.
- Ecoutez bien, mon garçon, c’est l’histoire brève d’un adolescent comme vous qui essaye aujourd’hui d’être un homme. Je m’appelle Jérôme et j’avais treize ans cette année là. Physiquement et mentalement avancé pour mon âge, j’avais déjà l’allure d’un jeune homme. Mes parents étaient des gens très marginaux pour l’époque : d’incorrigibles intellectuels qui ne faisaient rien comme tout le monde, d’autant plus qu’ils avaient les moyens de satisfaire leurs désirs. Ils en sont morts, d’ailleurs, emprisonnés dans les glaces d’un pôle nord où ils prétendaient aller se ressourcer à ce qu’ils appelaient la primordialité. Mais cela est une autre histoire. Cette fameuse année de mes treize ans, leur excentricité s’était bornée, pour les vacances d’été, à déterminer un itinéraire compliqué reliant tous les sites où l’on rend un culte à une vierge noire. Convaincus que le christianisme constituait une terrible régression par rapport aux mythologies païennes, ils n’avaient pas pour but de se joindre à une quelconque dévotion mariale. D’ailleurs, ils considéraient que les vierges noires étaient simplement une christianisation cryptant leur nature véritable de « mater mundi », la materia prima des adeptes. Ce qui les intéressait, c’était de recueillir dans la bonne centaine de gourdes qu’ils avaient emporté, un échantillon d’eau de chaque source du cours d’eau naissant situé à proximité de ces souchiaires. Une autre règle, surtout dictée par le temps, était de ne jamais demeurer plus d’un jour au même endroit. Ayant chacun notre tente pour le campement du soir, nous avons passé une grande partie de nos vacances à planter ou arracher des piquets, faire et défaire des nœuds, déplier et replier de la toile, rouler et dérouler des sacs de couchage. Deux mois d’exode, mon cher Xavier, deux mois de ce qui ressemblait à la fuite sur les routes de France, de trois fous évadés d’un asile.
Mais j’étais heureux de vivre. La manière dont mes parents appréhendaient la vie, contrairement à ce qu’on pourrait penser, avait contribué à mon épanouissement et à mon équilibre. D’un côté, il y avait le sentiment de sécurité que je pouvais avoir à observer leur absence de toute crainte, leur bonne humeur constante, leur refus de prendre les choses au tragique quand le sort était défavorable, leur conviction que de toute façon, les destins sont écrits et qu’on y change rien, et aussi, il faut l’avouer, leur situation financière confortable. D’un autre côté, il y avait cet extraordinaire appétit de connaissance, cette curiosité, ces délires également, qui les conduisaient à ne pas ériger de barrière entre le rationnel qui avait structuré leur formation et qu’ils ne reniaient pas, et l’irrationnel qu’ils avaient découvert par simple amusement mais qui avait fini par les passionner. Tout cela sans dogmatisme, sans besoin de croyance, sans certitudes. Je crois que mes parents évoluaient dans la vie comme on chine dans une brocante.
Ils m’ont toujours fait confiance et leur tolérance était sans borne, pourvu que je prenne soin de moi, que je respecte la loi et que je ne fasse pas de mal aux autres, animaux compris.
Nous voilà donc sur les chemins conduisant aux vierges noires. Un matin, au terme d’une exceptionnelle étape de nuit – je ne sais plus pourquoi – nous arrivons à un col après une interminable montée en lacets qui avait un peu éprouvé nos estomacs vides. Mon père arrête le véhicule et nous descendons, autant pour contempler le panorama que pour respirer de l’air frais. Nous nous sommes approchés de la table d’orientation et du muret qui délimitait l’aire du point-de-vue. Le spectacle était grandiose. Nous étions en surplomb d’une large vallée qu’on aurait dit toute entière occupée par une gare et ses innombrables aiguillages. A une dizaine de voies de circulation s’ajoutaient autant de voies de garage. Or, il n’y avait aucun trafic, pas une locomotive, pas un wagon, rien que les rails et l’herbe qui poussait entre les traverses.
- C’était l’ancienne frontière, dit mon père. A l’époque, il y avait ici une activité qu’on ne peut pas imaginer. C’est bien triste de voir ça…
- Regarde, dit ma mère en tendant le bras, c’est la chapelle que signale le guide…
En effet, on apercevait cette chapelle à mi-chemin du versant de la montagne qui se trouvait sur notre droite. La route qui y conduisait partait de la place qui s’étendait derrière la gare. C’est à ce moment-là que l’idée m’est venue de demander qu’on me dépose sur cette place pour que je puisse visiter la gare pendant qu’eux chercheraient l’eau de la vierge noire.
- Toi et tes gares ! a soupiré ma mère.
- Vous et vos vierges !
Un quart d’heure plus tard, j’étais seul devant l’impressionnant bâtiment. J’ai pu pénétrer dans le hall principal par une petite porte qui desservait un bureau contigu. La salle était éclairée par une verrière en rotonde dont beaucoup de carreaux étaient cassés. Les panneaux de bois ouvragés qui garnissaient le bas des guichets sur deux des côtés, étaient presque tous fissurés. Les banquettes hexagonales en fer forgé avaient été rassemblées au centre, ne formant plus qu’un amas de ferraille. Des courants d’air semblaient venir de partout en émettant de temps à autre un sifflement agacé. L’odeur dominante était celle de la moisissure.
Les portes ouvrant sur les quais n’étaient pas verrouillées. J’ai pu les ouvrir facilement. Dehors, le vent s’était levé et le soleil commençait à chauffer l’atmosphère. J’étais vêtu en prévision de ce que devait être la journée, brûlante et sèche : une chemisette, un short, des sandales. L’envie m’est venue d’un contact plus affirmé avec ce lieu qui me fascinait. Je suis descendu sur la première voie et je me suis allongé entre les rails. Je ne sais pas si vous l’avez déjà fait, mais c’est une curieuse expérience. Bien qu’on sache qu’aucun train ne risque d’arriver, on ressent un certain malaise, comme si l’on ne pouvait malgré tout exclure cette éventualité, comme si une gare fantôme pouvait accueillir un train fantôme, comme si leur matérialité bien réelle pouvait être compatible avec leur nature fantomatique, ce qui était d’ailleurs le cas de la gare.
La sensation m’avait conduit à la pensée, puis la pensée d’abord à peu près raisonnée a dérivé vers les courants grisants de la spéculation irrationnelle. Répondre à la question de savoir pourquoi les gares me fascinaient, pourquoi j’aurais pu passer des journées entières à regarder des rails se perdre à l’horizon, sentir les battements de mon cœur s’accélérer en entendant le bruit lointain d’un convoi, imaginer les plus invraisemblables viaducs reliant des crêtes au dessus des nuages, des courbes interminables épousant les rivages de mers intérieures sous un ciel de plomb, le passage de défilés si profond qu’on ne voyait que ces parois au travers des fenêtres entourées de givre, et un désert, un vrai désert de terre brûlée au coucher sanglant d’un soleil qui n’en finit plus de grandir et de s’ensevelir.
Alors est venue la réponse inattendue : parce que les trains et les gares sont le révélateur, la preuve-même que le temps est illusoire, l’espace relatif, parce que les trains et les gares, quoiqu’on ne les ait pas perçus jusqu’à ce qu’on ait cru inventer les chemins de fer, ont toujours été, comme toute chose d’ailleurs, mais plus que tout autre chose. Les trains et les gares, lorsqu’ils cessent d’exister, nous disent qu’avant d’exister, ils ont été et qu’ils ne font en cessant d’exister, que rejoindre cette essence jusqu’à une prochaine existence. Toute gare, avant d’exister, a été comme en attente d’être affectée ; donc, toute gare désaffectée retrouve cet état et demeure par conséquent en attente de réaffectation. Mais ces cycles dépassent de beaucoup le cycle d’une vie humaine, même celui de plusieurs civilisations successives. Il pourrait s’agir de cent quarante mille ans. En entrant dans une gare désaffectée, on quitte le temps ordinaire et en se couchant sur les voies, on entre dans une autre dimension de l’espace…
J’étais dans ces pensées, immobile et les yeux clos, entre éveil et sommeil, lorsque j’ai senti une présence. Effectivement, debout sur le quai, me regardant fixement, il y avait une jeune fille. Elle ne portait qu’une robe légère à col rectangulaire, retenue aux épaules par d’étroites bretelles. Elle avait des cheveux bruns, courts et frisés, sa peau était bronzée, et ses yeux d’un beau gris clair. Je me suis redressé mais je suis resté sur la voie, craignant de lui faire peur si je sautais trop vite sur le quai. Nous sommes donc restés tous les deux immobiles, nous regardant les yeux dans les yeux sans un mot, sans une expression du visage. Mon cœur battait très vite et j’ai senti un frisson à l’intérieur de mon corps, une sorte de courant partant du plexus et se dirigeant simultanément vers la gorge et vers les cuisses. Pour la rassurer et avant toute parole, j’ai souri. Or, comme si son visage avait été le miroir du mien, elle a souri au même moment et non pas en réponse à mon sourire. C’était étrange et j’ai su dès cet instant que nous vivions quelque chose d’unique qui ne pouvait se vivre que là parce que nous étions hors de l’existence. C’est sans doute comme ça qu’on dû se regarder Adam et Eve avant de toucher au fruit de l’arbre interdit : c’était avant le temps et l’espace de la terre de l’exil, et c’est à cette terre d’exil qu’on échappe lorsqu’on pénètre dans une gare désaffectée.
Toujours souriant, j’ai fait un pas vers le quai où je me suis appuyé d’une main pour me préparer à sauter. Alors la jeune fille a lancé brusquement son bras droit en avant, la main grande ouverte, stoppant net mon élan. Je suis donc resté où j’étais, et avant même que je comprenne la raison de son geste, elle était à son tour entre les rails, si près de moi que je sentais la chaleur de son corps doré. La suite a été très rapide et, très sincèrement, je jure qu’à aucun moment, je n’ai eu conscience qu’elle ou moi décidions quelque chose de ce que nous faisions, comme si nous ne pouvions faire que cela et dans une synchronicité absolue : nous avons enlevé nos vêtements, nous avons contemplé nos nudités et nous avons rapprochés nos corps. Je ne me souviens que d’un interminable double râle dont la tonalité évoquait la douleur, procédant sans doute autant de l’effet physique de la jouissance, que de la prise de conscience du fatal retour à l’exil pressenti par nos âmes. Mais comment prouver tout ça, surtout aujourd’hui ? Je me souviens seulement que j’étais encore nu dans le hall, tenant ma chemisette et mon short dans ma main gauche et le poing de la main droite fermé sur quelque chose qui irritait ma paume.
J’ai remis mes vêtements et je suis sorti juste au moment où la voiture de mes parents arrivait sur la place. Mon père affichait une grande satisfaction tout en parlant de la route qu’il nous faudrait suivre après le col, et ma mère agitait une gourde qu’elle avait déjà étiquetée en disant : « Ca n’a pas été facile, mais on l’a trouvée, cette source ! ». Une fois assis sur la banquette arrière, j’ai ouvert mon poing : je tenais dans ma main une petite pierre verte qui aurait pu passer pour l’éclat de verre d’une bouteille si elle n’avait pas été taillée aussi finement en forme d’hexaèdre.
Jérôme s’est tu et a terminé son verre d’Armagnac. J’étais sous le coup de ce récit magique qui n’appelait évidemment aucun commentaire de ma part. Je croyais que Jérôme allait dire quelque chose pour conclure mais déjà, il parlait à nouveau.
- Encore quelques mots, Xavier avant de vous libérer, parce que mon histoire n’est pas finie.
- Avec plaisir. Voulez-vous un autre Armagnac ? C’est l’auberge qui l’offre.
- Dans ce cas, je ne peux qu’accepter, c’est très gentil.
Impatient d’entendre la suite, j’ai presque couru pour ramener la bouteille d’alcool.
- Inutile de vous dire que je n’ai réalisé vraiment ce qui c’était passé que plusieurs heures plus tard. Ca n’a pas été facile parce que je ne pouvais pas me confier à mes parents et en même temps, garder ce poids en moi était terrible. Je ne savais plus quoi penser : est-ce que tout ça s’était réellement passé ? Est-ce que cette fille, si elle existait, serait toujours là si je revenais dans cette gare ? Est-ce que, est-ce que, est-ce que…. Et puis, il y avait cette drôle d’impression, de plus regretter cette dimension de moi-même dans laquelle je m’étais trouvé, que le fait probable de ne plus revoir la fille. Ce qui s’était passé n’avait rien à voir avec le sexe ou l’amour tel qu’on les connaît ordinairement et tel que je les ai vécus par la suite. C’était autre chose qui dépassait de très loin la rencontre de deux adolescents vibrant de désir sous le soleil de juillet. Ce que je vivais ne s’appelait ni remord, ni chagrin. Ce que j’avais vécu ne s’appelait ni amour, ni désir assouvi. La comparaison la moins mauvaise que je pourrais donner serait la rencontre avec des extraterrestres. Ce ne serait ni une affaire de sentiment, ni une affaire de plaisir, ce serait de l’ordre de l’émotion, mais d’un type d’émotion n’ayant rien à voir avec les émotions que l’on peut connaître habituellement. D’ailleurs, mon trouble se mêlait aussi à une sorte de bien-être que je n’avais jamais connu non plus malgré le fait, comme je vous l’ai dit, que j’étais un garçon heureux et bien dans sa peau. J’avais bon appétit et je dormais très bien ….
Bref ! Cela a duré une bonne semaine et j’ai fini par me faire à l’idée que ce que j’avais vécu, tout en étant du réel, devait être assimilé à un rêve. L’itinéraire de mes parents touchait à sa fin, il ne restait que cinq ou six étapes et nous arrivions dans le quart nord-est de la France. Le mois d’août avait succédé à juillet et l’été atteignait son apogée dans une profusion de verdure, de champs moissonnés, de vignobles aux grappes généreuses, de villages fleuris, de cris et de rires d’enfants, d’odeurs de grillades, de chants de coqs à toute heure du jour.
C’est par la suite, bien entendu, que j’ai pu considérer avec recul et objectivité la réalité de ce que j’avais vécu cet été là. Or, ce n’est pas l’épisode de la gare qui m’a paru le plus important ! Certes, j’avais eu mon premier rapport sexuel – la belle affaire ! – et une fille avait pris le risque – auquel je n’avais même pas pensé – d’en assurer les conséquences possibles. C’est vrai que j’ai parfois pensé à cette grossesse, à une naissance, parce qu’à cette époque les choses n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Mais jamais je n’ai ressenti de culpabilité. Coupable de quoi ? Elle était venue à moi, comme une apparition, elle s’était offerte à un gamin à peine adolescent qui n’aurait même pas osé l’approcher si elle était restée sur le quai. Non, je n’étais pas une crapule et elle n’était certainement pas une garce. Il s’était passé sur cette voie de chemin de fer quelque chose d’étrange, quelque chose de fatal qui échappe à l’ordre de toute loi et qui ne peut donc être jugé par quiconque. Quelque chose d’étrange qui n’avait laissé aucune trace dans nos sentiments, quelque chose qui ne s’adressait pas à la raison, quelque chose qui devait arriver là à ceux qui devaient se trouver là à ce moment-là. Songez que nous n’avions même pas échangé deux mots, pas même entendu le son de nos prénoms ! Voilà peut-être une manière de comprendre notre aventure de quelques minutes : son caractère totalement impersonnel, anonyme, détaché de tout repère moral, de toute réflexion. Deux êtres en train de rêver ce qu’ils font. Ce que j’en ai surtout retenu, c’est qu’on n’est jamais vraiment libre à l’intérieur d’un destin. C’est facile d’écrire « être libre, c’est choisir » quand on est assis dans un fauteuil derrière un bureau, sans expérience probablement de cette force mi-vague, mi-souffle, qui emporte les gens qui descendent dans la rue et entreprennent de « voyager leur vie ». Voilà peut-être la dimension métaphysique et la justification d’éternité des chemins de fer et des gares : dès qu’un train démarre ou dès qu’on franchit les portes d’une gare, l’ordre du monde est modifié par la torsion de l’espace et du temps.
Mais alors, puisque le plus important de cet été de pèlerin n’a pas été cet accouplement, qu’est-ce qui a pu l’être ? Eh bien ! Je vais vous le dire : le récit d’un homme.
IV.
Mes parents et moi nous étions retrouvés sur une des routes qui suivent ce large et long couloir qui fut à peu près la Lotharingie (vous savez, cette partie de l’Empire Carolingien qui a échu à Lothaire, après la mort du Grand Charles). Il a toujours été comme une grande allée qui fend l’Europe du Nord au Sud pour que passent les armées aussi bien que les marchands et que s’échangent les produits et les monnaies, les coups d’épée et de fusils. Les Croisades, les guerres, les foires ont empruntés cet axe qui en porte encore les traces. Bref, nous remontions vers ce nord-est de la France, et comme d’habitude la fin du jour nous a vus en quête d’un terrain pour notre campement. C’est comme ça que nous avons rencontré l’homme.
Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, puisque cette rencontre m’a marqué profondément, je n’ai jamais su ni le nom, ni le prénom de cet homme : pour moi, il est resté « l’homme », l’homme de l’été de mes treize ans.
Cet homme marchait sur le bord de la route en s’aidant d’un bâton, un sac de toile accroché à son dos, un chapeau informe sur la tête. « Je ne sais pas où il va, celui-là, mais la nuit va tomber, et vu le paysage, à mon avis, il n’est pas près d’arriver quelque part ». C’est ce qu’a dit mon père. « Eh bien, proposes lui de monter ». C’est ce qu’a répliqué ma mère. Il y a une fraternité des gens qui voyagent, tout au moins des gens qui voyagent comme nous voyagions, cet homme et nous. Mon père a stoppé, j’ai ouvert une portière, et sans qu’il y ait eu une parole échangée, l’homme s’est assis près de moi sur la banquette arrière. Il ne paraissait pas avoir plus de quarante ans, peut-être un peu moins, le visage hâlé mais sans ride, quelques cheveux gris dans une chevelure très brune. J’ai surtout remarqué ses mains, longues, larges, avec des doigts dont on devinait la force. C’était les mains d’un homme qui s’en servait quotidiennement pour travailler ou vivre dans la nature, mais en même temps elles avaient beaucoup d’élégance dans leurs mouvements, comme les mains d’un intellectuel qui serait devenu artisan.
- Vous habitez par ici ? a demandé mon père.
- J’habite la région et j’y suis né, mais beaucoup plus au Nord.
Sa voix était grave, il parlait lentement comme s’il réfléchissait pendant que les sons sortaient de sa bouche.
- Nous pensions nous arrêter dans un champ pour y passer la nuit, a poursuivi mon père, parce que nous campons.
- Ah !
- Depuis un mois, nous avons traversé le pays à la recherche des vierges noires.
- Pas pour des motifs religieux, s’est hâtée de préciser ma mère, mais nous nous intéressons à la protohistoire…
- Si cela ne vous ennuie pas de rouler encore une demi-heure, je pourrais vous offrir l’hospitalité dans ma cassine.
- Pourquoi pas, a répondu mon père. Mais si vous étiez rentré à pied, c’était encore loin, votre cassine.
- Je comptais passer la nuit quelque part dans une grange et rentrer demain, mais je vous remercie de vous être arrêté parce que les nuits sont moins douces depuis quelques jours.
- C’est un beau pays, a murmuré ma mère.
- Oui, Madame, c’est un très beau pays, mais aujourd’hui il n’attire plus grand monde. De toute façon, les gens vont toujours vers l’Ouest ou le Sud. Il n’y a que les Romains qui ont fait l’inverse mais par la force des choses, vu la configuration de l’Italie. Mais c’est aussi bien que plus personne ne vienne, on a déjà eu assez de visite ces dernières années…
Faites le compte, Xavier : nous sortions de la deuxième guerre mondiale. Il y avait de l’humour dans les paroles de l’homme, mais son visage était grave.
- cela a dû être très dur, a cru devoir dire mon père.
- Dur ? Oui, peut-être …. Ce mot là plutôt qu’un autre …ça n’a pas réellement d’importance. Voyez-vous : il n’y a pas de mot pour dire ce qu’ont été ces guerres pour nous, pas plus qu’il n’y en a pour décrire ce qu’on a fait aux juifs et à tous ceux qu’on a déporté. Pour nous, c’était encore autre chose, quelque chose qui n’était pas nouveau, à part les armes. Quelque chose qui est la guerre tout simplement. Quelque chose qui a toujours existé et qu’on n’imagine pas disparaître. J’en suis persuadé parce que dès la première fois que je l’ai vécu, j’ai compris ce que c’était, au point que la deuxième fois, ça ne m’a plus fait mal de la même façon : quelque chose en moi était déjà mort.
La nuit était tombée. Il y avait peu de circulation et notre voiture paraissait se précipiter dans les ténèbres.
- La première fois qu’on rencontre la guerre, c’est comme si on était chassé du paradis mais pas par des anges, par des démons qui viendraient anéantir le paradis. Oui, le paradis. J’avais sept ans en 1914, j’étais un enfant heureux dans un monde heureux. Personne ne pourra jamais imaginer comme notre pays était beau. J’habitais un village qui n’existe plus et qui était sans doute le plus beau village de ce beau pays. Des pâtures bien vertes avec des vaches blanches et des vaches un peu rousses, des vergers avec des pommiers et des poiriers, des ruisseaux à écrevisse, une rivière, un moulin à couleur, des jardins potagers avec leurs petits cabanons, la place avec l’église romane, la mairie plus récente et des vieilles halles ; un peu plus loin l’école, le lavoir avec le rire des femmes, le café d’où sortait les éclats de voix des hommes, les commerces, les ateliers, les maisons de pierre ocre. J’ai cru longtemps que mon père était mort en 1870 dans un vallon en contrebas d’une ferme qu’une dizaine de soldats avec lui étaient censés défendre parce qu’on y avait entreposé des minutions. Il aurait pu être le « dormeur du val » de Rimbaud, si vous connaissez. J’ai cru qu’il était mon père parce que ma mère était sa veuve, que nous allions fleurir sa tombe et que je ne savais pas encore comment naissent les enfants. Ce n’est qu’à la veille de ma première communion que ma mère m’a révélé le grand secret. Dès 1871, comme elle s’était rendue, sans ressources, chez un oncle chef de gare en Lorraine, ce brave homme avait réussi à lui obtenir un poste de garde-barrière dans ce village où je suis né. « Maintenant, a dit ma mère, pour que tu comprennes la suite, il faut d’abord que tu saches que je ne suis pas non plus ta mère ». Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’effet de cette double révélation sur un enfant de dix ans : j’étais tellement abasourdi que toute autre émotion était impossible ; ni pleurer, ni hurler de rage. Plus grand j’aurais peut-être éclaté de rire. Voyant que je restais sans voix, elle a continué :
- Réfléchis, mon garçon. J’avais dix-sept ans quand je me suis mariée en 1869. Ça me fait aujourd’hui soixante-cinq ans. Tu as dix ans, ce qui veut dire que si j’étais ta mère, j’aurais dû te mettre au monde à cinquante-cinq ans. C’est une chose impossible pour une femme, tu le comprendras mieux plus tard.
Tant de mystère devenait insupportable. Retrouvant la force de parler, je suis allé directement au plus simple.
- Mais alors, qui est ma mère, qui est mon père ?
La pauvre femme a secoué la tête avec une moue douloureuse.
- Mon pauvre enfant ! Je voudrais bien te le dire, mais c’est tellement compliqué…
- Dis-le quand même, essaye de le dire !
Elle a essayé, c’est sûr, mais je n’y ai rien compris. Même aujourd’hui, j’ai beau tirer de ma mémoire les tronçons de phrase qui sont restés gravés, je n’arrive pas à leur trouver du sens. Il était question d’une fille qu’elle avait eu d’un cheminot trente ans avant, de femmes gardiennes de gares, de jeunes garçons qu’on arrachait à leur mère et qu’on envoyait à Anvers, de trains dans la nuit, d’un sanatorium, d’une arrière-grand-mère veuve d’un des derniers corsaires : bref ! Tout un tissu d’invraisemblances, à défaut d’avoir la clé qui reliait tout cela. A vrai dire, je me suis fait une certaine idée de mes origines et de ce destin familial. Celle que j’appelais « maman » était ma grand-mère, sa fille née de sa rencontre avec un employé des chemins de fer a dû elle-même vivre une aventure de la même eau dont je suis né, et elle est morte ensuite tuberculeuse. Ma grand-mère m’a recueilli et s’est faite passer pour ma mère sans que je puisse comprendre pourquoi. Mais qu’est-ce que ça change ?
Ce qui est certain, c’est que ça ne change rien à cette journée de 1914 où je jouais avec notre chien Mirza dans le jardin qui s’étendait derrière la maisonnette de garde-barrière où nous habitions, à l’entrée du village. Il n’y avait pas un nuage dans le ciel, les hirondelles volaient dans tous les sens entre les arbres et la maison, le jardin était rempli de fleurs de couleurs vives, Mirza courait derrière la petite balle que je lançais et qu’il me rapportait.
A un moment où je relançais cette balle pour la centième fois au moins, j’ai entendu le téléphone sonner. Quelques minutes après, ma grand-mère est sortie et m’a demandé de rentrer. Il y avait des larmes sur ses joues mais elle faisait l’effort de sourire et de parler très calmement, ce qui m’a vraiment inquiété.
- On va préparer tes affaires et tu vas partir faire un beau voyage.
Bien entendu, j’ai répliqué que je n’avais pas envie de voyager et que je voulais rester chez nous avec elle et Mirza. Alors elle s’est un peu énervée et elle m’a dit qu’elle aussi elle aurait préféré ça, mais que c’était impossible : je devais partir. Inévitablement, j’ai demandé pourquoi. Sa réponse m’a terrifié.
- Parce que c’est la guerre. D’un moment à l’autre, tous les hommes du village vont partir se battre, et d’autres hommes venus d’ailleurs, des barbares qui ont déjà tué ton père, risquent de venir ici pour tuer tous les enfants, surtout les garçons.
- Mais toi ? Et Mirza ?
- Mirza et moi, nous ne risquons rien. Notre maison fait partie du réseau des gares et on ne risque rien dans les gares ou leurs annexes, même quand elles sont attaquées. Quelque chose que je ne peux pas t’expliquer nous protèges.
- Mais je vais aller où ?
- Dans un endroit où tu ne risqueras rien, un peu plus loin dans une grande montagne. Je t’écrirai souvent et quand la guerre sera finie, tu reviendras.
En fait d’un peu plus loin, j’avais passé une journée, une nuit et encore une demi-journée dans un train où on m’avait confié à un contrôleur qui m’avait installé dans un compartiment déjà rempli de jeunes garçons. Le lendemain matin, quand nous nous sommes réveillés, le train roulait dans un paysage de montagne où nous n’en finissions plus de passer de tunnels en viaducs. Quand on nous a dit que nous étions arrivés et que nous pourrions descendre, j’ai vraiment cru qu’on avait changé de monde : voilà qu’en plein mois d’août et malgré un soleil brûlant, en face de nous se dressaient d’immenses montagnes recouvertes de neige. J’ai su plus tard que c’était la chaîne du Mont-Blanc. Ensuite, on nous a conduit sur des charrettes jusqu’à des chalets où des familles nous attendaient.
Je passe sur les années qui ont suivi. La guerre était loin mais elle n’en finissait pas. Je m’étais habitué à la saleté de ces chalets où l’habitation n’était guère plus propre que les étables. J’ai appris à rentrer et sortir les vaches et même à les traire. J’ai aidé à transporter les bidons de lait, j’ai regardé comment on fabriqué le fromage. Il y avait aussi des chiens et des chats, des poules, des lapins. Ma grand-mère m’écrivait souvent comme elle l’avait promis. Je pressentais chaque jour un peu plus que je ne reverrai plus mon village, et ce pressentiment est devenu certitude le jour où j’ai vu ma grand-mère grimper la côte qui conduisait au chalet.
Dès qu’elle m’a pris dans ses bras, j’ai demandé où était Mirza. Elle m’a serré un peu plus fort et elle m’a dit qu’il était mort de vieillesse. « Un soir, il s’est couché au pied du lit, comme d’habitude, et le matin je l’ai retrouvé raide mais paisible. Il avait quatorze ans, tu sais, c’est vieux pour un chien ». Ce qu’elle ne m’a dit que bien plus tard, c’est que ce n’est pas au pied de son lit qu’il dormait, mais au pied du mien, et que pendant la journée il s’asseyait devant le portillon du passage à niveau et regardait les rails, tourné dans la direction où j’étais parti. Et ce qu’elle ne m’a dit que quelques jours après, car il fallait bien qu’elle le dise avant la fin de la guerre qu’on commençait à croire possible, c’est que notre village n’existait plus. Pris dans un intervalle où la ligne de front d’une bataille avait fluctué pendant dix jours, il n’en restait que des amas de pierre, des poutres calcinées et des moignons d’arbres. Heureusement, on avait évacué les habitants avant. Dans sa valise, ma grand-mère avait emporté le collier de Mirza et une statuette de la Vierge Marie en plâtre peint retrouvée intacte dans les décombres : tout ce qui nous restait d’années de bonheur.
Voilà pourquoi je vous ai dis que quelque chose en moi est mort à ce moment-là. Je devrais même dire : une partie de moi. Alors, bien sûr, dans ces cas-là, face à l’énormité de ce qui vous tombe dessus, vous demandez pourquoi. C’est ce que j’ai fait.
- Maman, pourquoi on a détruit nos maisons et tout le reste ?
- Parce que c’est la guerre…
- C’est quoi, la guerre ?
- C’est quand des pays se battent…
- Pourquoi ils se battent ?
- Parce qu’ils sont ennemis. Les Allemands sont nos ennemis.
- Pourquoi ils sont nos ennemis ?
- Parce qu’ils ne nous aiment pas….
- Et pourquoi ils ne nous aiment pas ?
- Peut-être parce que nous ne les aimons pas non plus…. Et puis arrête avec ces questions : ça fait du mal pour rien, ce qui est fait est fait.
Comment un enfant pourrait-il se contenter de ça ? Du coup, n’ayant pas trouvé dans ces pauvres réponses quelque chose qui aurait pu justifier tant de malheur, tant d’horreur, et toute cette douleur que je ne méritais pas, ce n’est plus seulement la guerre que j’ai détestée, mais tous ceux qui la faisaient. Plus tard quand j’ai été adulte, je n’ai pas changé d’avis, simplement j’ai distingué entre les chefs et les autres, c’est-à-dire entre les salauds et les imbéciles. Oui, je n’ai pas honte de traiter les combattants d’imbéciles parce qu’à de rares exceptions, tous ces soldats étaient partis en chantant, fiers de défendre la Patrie, cette méprisable abstraction qui fait s’entretuer des hommes pour quoi ?
Je resterai toujours cet enfant dont on a rasé le village. Et savez-vous ce qu’on devient quand on reste un enfant meurtri par la bêtise et la sauvagerie des adultes ? On devient un anarchiste, c’est-à-dire celui qui refuse toute forme d’ordre et d’autorité qui maintient les pauvres bougres dans l’imbécillité, profite aux salauds exploiteurs et conduit inévitablement à des guerres. C’est ça, l’anarchie, la vraie : pas aller poser des bombes dans les cafés ou assassiner des ministres – ça, c’est du terrorisme – mais vouloir éveiller les consciences à la possibilité d’une autre organisation sociale. Mais je m’emporte, je vous assomme et je vous choque… D’ailleurs, nous allons arriver.
Et nous sommes arrivés. La maison de l’homme était belle, éclairée par la lune, puis par quatre lanternes qui se sont allumées après qu’il a poussé la lourde porte de bois renforcée de ferrures. C’était une grande bâtisse presque cubique, toute de pierre, à laquelle s’adossait en équerre un bâtiment plus bas, tout en longueur qui avait peut-être été des écuries, une étable ou les deux comme cela se faisait chez les petits fermiers. L’espace entre la route et les bâtiments était pavé, formant une cour non clôturée mais bordée de buis taillés à hauteur d’homme. L’entrée, sans portail, était matérialisée par deux piliers coiffés de pyramidons.
A l’intérieur, on pénétrait de plain-pied dans une vaste pièce dallée de pierres polies. Quatre fenêtres donnaient sur la cour, tandis qu’une imposante cheminée dont le foyer partait du sol occupait le mur d’en face, flanquée de deux portes étroites. Une longue table occupait le centre, entourée de chaises à hauts dossiers ; un buffet massif se dressait contre le mur du fond et une horloge était placée à droite de l’entrée. Les murs étaient nus, revêtus d’un enduit ocre patiné par la fumée. Seul le trumeau de la cheminée supportait un tableau qui le recouvrait presque entièrement et représentait une femme voilée conduisant un âne sur un chemin de terre délimité par des murs très hauts derrière lesquels dépassaient des palmiers et qui semblait conduire à un corps de bâtiment clôturé également d’un mur mais laissant apercevoir le dôme et le minaret d’une mosquée. Comme je m’étais campé devant cette scène qu’on ne s’attendait pas à voir là, l’homme dit simplement : « Dans les faubourgs du Caire, un souvenir d’Egypte… ».
Sur son invitation, mes parents s’étaient assis en silence à un bout de la table pendant qu’il s’affairait déjà dans un coin de la pièce où se trouvait une grosse cuisinière surmontée d’une hôte, à côté d’un évier taillé dans le marbre que soutenaient des pieds en fer forgé.
- Vous savez, a dit tout à coup mon père, moi non plus je n’aime pas les armes, les armées, les combats. On en ressort à peine et déjà on parle de troisième guerre. La seule question est : comment faire pour se défendre face à un pays belliqueux ?
L’homme s’est retourné brusquement :
- J’espère que vous aimez les omelettes ? Je la fais au lard… Tiens, mon garçon, descend donc à la cave, derrière cette porte, tu remonteras deux bouteilles de vin et deux de cidre, vous choisirez.
En moins d’un quart d’heure, le repas était prêt : omelette au lard, salade fraîche d’un jardin qu’on ne voyait pas en arrivant parce qu’il était sur l’arrière de la maison, jambon et fromage du pays, prunes du verger. Il n’y a pas eu de conversation, de simples échanges de propos sur la vie en ville et à la campagne, les animaux, les saisons….
Une des portes conduisait à un couloir desservant des chambres et une salle de bain. Dans les chambres, certains murs étaient tendus de larges pièces de tissus, comme des tapisseries. Le mobilier était sobre et rustique, mais le sol était recouvert de nombreux et superbes tapis que, faute de mieux, je qualifierais d’arabes car ils ne venaient pas d’Asie. « Souvenir d’Egypte » aurait sans doute dit notre hôte.
Dans la petite chambre qui m’était attribuée, il y avait un bureau à cylindre qui détonait avec le reste du mobilier. Je n’ai pas hésité à faire basculer le cylindre. A l’intérieur, il y avait un petit écritoire en cuir et un cendrier d’étain. Deux tiroirs avec leur clé sur la serrure m’invitaient à poursuivre l’exploration. Le tiroir de gauche était vide. Dans celui de droite, il y avait un vieux cahier d’écolier à couverture grise. Je l’ai ouvert et dès la première page, j’ai été captivé par l’odeur du papier desséché et la couleur violette de l’encre. L’écriture était celle qu’on nous apprenait encore à l’école, une belle anglaise à pleins et déliés, penchée vers la droite ; mais elle dénotait trop de maîtrise dans le tracé des lettres et l’alignement des mots pour être celle d’un enfant. D’ailleurs, dès la première ligne, c’est un adulte qui se manifestait. Voilà ce que j’ai lu :
« Trop de souffrance non exprimée après le massacre de mon enfance, m’a conduit à ce regard sans complaisance sur la génération de mes parents. J’y vois d’abord cette incapacité gluante à s’arracher à des schémas désuets qui l’ont portée à perpétuer la barbarie la plus imbécile car elle se pare du prétexte de défendre ou propager la civilisation. La guerre idiote et criminelle me rend odieuses ces cérémonies de soi-disant mémoire qui n’entretiennent que des pulsions primaires et offrent le spectacle répugnant de ces faux héros n’ayant pas trouvé d’autre sens à donner à leur vie que ce concept inepte de patrie privé depuis longtemps de signification.
« Savent-ils de qui ils sont la postérité, ces crétins qui se réclament de pères abstraits ? Combien ne sont par générations interposées, que le fruit du viol de leurs aïeules par des abrutis semblables à eux qu’on lançait sur les grands chemins déjà parcourus par toutes les troupes de même acabit au sein desquelles se mêlaient les gênes de races depuis longtemps impures. Nous sommes tous des métis !
« Alors, quoi de plus risible, de plus navrant, de plus révulsif que ces endimanchés grotesques avec leurs médailles à trois sous, portant des drapeaux avec un air pénétré, avant de se retrouver, une fois le rite accompli auprès des morts alibis de leur gloriole, dans les bistrots voisins où, sur fond d’histoire revisitée, ils vont se torcher consciencieusement la tronche, comme on la leur tronchait pour qu’ils montent avec ivresse à défaut de courage, à l’assaut des lignes ennemies.
« Après ça, les femmes qui ne portent même pas l’honneur noir du veuvage, viennent les aider à rentrer au foyer où ils se laissent tomber tout habillés et breloqués, sur le lit conjugal.
« Etrange et dérisoire époque – on en pleurerait – où les vrais héros se cachent dans un anonymat qui dit leur refus de ces parades impudiques et leur pitié attristée pour ces bougres que le sort avait épargné et qui vouent maintenant un culte à la boucherie ignoble. Ils adulent des chefs dans lesquels ils voient des pères et qui n’ont assouvi que leur appétit de gloire en n’hésitant pas à sacrifier ces « enfants de la patrie ».
« Un jour peut-être tout cela sera dit, l’énorme et hideux mensonge sera dénoncé, les sacrifices inutiles et les vrais motivations des ordres monstrueux seront dévoilées. Mais avant ça, vous verrez, on continuera à nourrir le mensonge parce qu’il faut des héros à la patrie pour perpétuer l’ordre social, l’illusion de la nation rassemblée. Quand on trouvera de moins en moins de héros au fil des années qui les emporteront dans la mort, on se contentera des soldats de l’arrière qui n’ont pas vu le feu mais « qui y étaient », et quand on aura décoré, cinquante ans, soixante ans après ces héros oubliés, on ira jusqu’à rendre hommage aux déserteurs fusillés en découvrant la communion des victimes de quelque chose qui dépassait tous les hommes. Tous ? Non ! Pas ceux qui ont commandé avec la même froide détermination, les ordres de bataille et les pelotons d’exécution.
« Oui, les pépés, pour moi c’est ça votre 11 novembre. Le souvenir de ces chefs vaniteux, égoïstes, assassins, le souvenir de leur bêtise, de leur inhumanité, de leur mépris de la chair à canon. Mais pourquoi fallait-il que vous deveniez si cons chaque année pour cette putain d’armistice ? Je vous aimais bien, les pépés, quand vous ne portiez ni médailles, ni drapeaux mais que vous retrouviez vos métiers, vos outils, vos boutiques d’artisans, votre vélo qui vous conduisait à l’usine ou votre vieux cheval fourbu qui vous amenait aux champs. Je vous aimais bien quand vous me disiez les noms des oiseaux et des arbres, quand vous m’appreniez à donner à manger aux écureuils ou à regarder, silencieux et immobile, derrière les roseaux, la descente du grand héron cendré sur l’étang de la clairière ».
Il y avait ensuite des pages et des pages consacrées au mouvement social au XIXème siècle, à Saint-Simon, à Proudhon; à Jean-Baptiste Clément, à la Commune de Paris, à l’anarcho-syndicalisme. Je découvrais une autre vision du monde, une autre histoire des hommes, et j’étais bouleversée parce que quelque chose me disait qu’il y avait là la résonance d’un message de vérité venu du fond des âges. Par certains côtés, même si les thèmes en étaient apparemment bien éloignés, cette manière de penser rejoignait celle de mes parents. Sans doute dans ce refus d’accepter les choses telles qu’on nous les présentent, dans une volonté de chercher les voies de la vérité ailleurs que sur les belles routes bien tracées et bien propres où on nous invitait fermement à cheminer. L’eau des sources des sanctuaires des vierges noires rejoignait le sang des communards. L’imposture des religions et des pouvoirs temporels était dévoilée dans le déchirement d’un même voile crasseux.
J’ai peu dormi cette nuit-là, mais le lendemain mon visage devait refléter la révolution qui s’était opérée en moi car l’homme m’a accueilli à la table du petit déjeuner avec un sourire complice, comme s’il avait deviné que j’avais lu le cahier. Plus tard, je me suis même demandé s’il ne l’avait pas placé exprès dans ce bureau avant de me désigner ma chambre.
Mes parents étant pressés, les adieux furent chaleureux mais brefs. Pendant que mon père et ma mère rangeaient leurs sacs de voyage dans la voiture, l’homme me dit quelques mots comme il m’aurait donné un talisman :
- L’avenir est grand ouvert devant toi, mon garçon. Quand tu sentiras que ta pensée a besoin de repère, va près d’une voie de chemin de fer et regarde passer les trains. Et si tu te sens vraiment dans l’impasse, va dans une gare, monte dans le premier train qui passe, et quand le contrôleur arrivera, prends un billet pour le terminus.
Jérôme a arrêté là son récit en avalant la dernière goutte d’Armagnac. Sans nous concerter, nous avons su qu’il ne fallait rien ajouter et regagner nos chambres. Le lendemain, bien avant le lever du soleil, il était parti. Sur le petit bureau de la chambre, il avait laissé le prix du gîte et du couvert, et un copieux pourboire pour moi.
V.
- Mais maintenant écoutez bien, dit Xavier. Dès que j’ai retrouvé mes parents dans la salle à manger où nous avions l’habitude de prendre le petit déjeuner, je n’ai pu m’empêcher de leur rapporter le récit de Jérôme, ce mystérieux voyageur. Alors, au fur et à mesure que je parlais, j’ai vu ma mère pâlir et Régis froncer les sourcils puis exprimer une surprise de plus en plus marquée.
Quand j’ai eu terminé, ma mère pleurait et Régis était pétrifié. Stupéfait de leur réaction, j’ai demandé ce qui se passait. Ils se sont regardés, ont hoché la tête, et ma mère, à travers ses larmes, a parlé la première.
- Je n’ai fait qu’entrevoir ton voyageur et j’avoue que je n’y ai pas prêté attention. C’est d’ailleurs peut-être mieux comme ça.
- Moi, je ne l’ai pas vu dit Régis, mais je sais que je l’avais déjà rencontré.
Cette fois, c’est ma mère qui fut stupéfaite. Tout en séchant ses larmes, elle s’est écriée :
- Toi ? Mais c’est impossible !
- Ne crois pas ça, Yolande, c’est un de ces hasards de la vie, mais c’est comme ça. Je sais pourquoi tu pleures parce que tu ne m’as rien caché de ta vie et je devine qui il est. Mais, crois-moi, c’est le même, il y aurait trop de coïncidence. Tout ça ne s’invente pas : le bureau à cylindre, il est dans notre chambre et le cahier est encore dedans.
La tête me tournait. Je les ai suppliés de s’expliquer.
- C’est simple, a dit ma mère, ce Jérôme est ton père.
- Et l’homme que ses parents ont pris dans leur voiture, c’est moi, a dit Régis.
Je n’arriverai jamais à décrire ce que j’ai ressenti à ce moment là. Ca n’a d’ailleurs pas beaucoup d’importance… Il est d’ailleurs temps de dormir !
Je n’ai pas osé lui poser de questions ou lui demander s’il y avait une suite à son récit. Nous avons éteint les lampes et nous nous sommes enfoncés dans nos draps. Xavier a éprouvé le besoin de prononcer encore quelques mots que je croyais les derniers de cette extravagante histoire :
- Vous voyez, j’ai été conçu sur une voie de chemin de fer, dans une gare. Voilà pourquoi moi et les gares….
Et il s’est endormi brusquement.
Le lendemain n’a été le matin que par la position des aiguilles sur les cadrans des montres et des horloges : un brouillard épais enveloppait la maison éclairée à la lueur des lampes. Dans la salle commune, Maman Julia avait déjà préparé un bon feu dans la cheminée, et l’arôme du café mêlé à l’odeur du lait chaud et du pain grillé remplissait la pièce.
- Mathilde n’est pas encore réveillée ? a demandé Xavier.
- Mathilde ne descendra qu’après votre départ, a répondu Maman Julia un peu rudement.
- Mais pourquoi ?
L’étonnement et la déception se voyaient sur le visage de Xavier. Alors, Maman Julia a d’abord rempli nos bols et apporté sur la table le pain, le beurre et le miel, puis elle s’est assise et elle a commencé à parler d’une voix grave et lente.
- Monsieur Xavier, il va vous falloir être courageux. J’ai le terrible pressentiment d’un malheur qui va toucher beaucoup de gens. Nous n’allons plus nous voir de nouveau. Non ! Laissez-moi parler jusqu’au bout parce que vous ignorez beaucoup de choses. Ces choses-là, j’aurais peut-être dû vous les dire la première fois, lorsque vous m’avez raconté votre vie, mais je n’ai pas eu le courage, que Dieu me pardonne ! Aujourd’hui je vais parler, dire tout ce que je sais.
Ce que je sais surtout, c’est qu’il ne faut jamais désobéir à la loi. Si elle paraît injuste, et même cruelle, c’est parce que nous ne la comprenons pas. Je ne parle pas bien sûr, de ces petites lois humaines dont on n’a rien à faire ici, je parle de lois fondamentales qui font tourner les planètes dans le ciel mais qui régissent aussi certains équilibres sur cette terre. Et quand ces lois s’appliquent à des mystères, c’est une raison de plus pour les respecter. Monsieur Xavier, vous êtes de ceux, plutôt rares, qui ont découvert par eux-mêmes plus que par révélation, grâce à leur intuition et à la grâce des hasards, un peu du grand mystère des trains et des gares. Peut-être auriez-vous pu devenir un de ces initiés ferroviaires comme j’en ai vus, si le destin n’avait pas voulu autre chose. Moi, je ne suis qu’une servante du mystère.
Quoiqu’il en soit, nos vies se rencontrent dans le malheur que je vais vous dire et dont vous n’êtes pas responsable. Pourtant, vous en êtes victime aussi, vous venez de commencer à le comprendre. Oui, je sais que depuis quelques temps, vos yeux de jeune homme – vous venez d’avoir trente ans malgré tout – ne se posent plus sur Mathilde avec le même regard que celui qui voyait en elle une charmante fillette. Mathilde a quinze ans, la moitié de votre âge, mais ce n’est pas ça qui est en cause. C’est pour des raisons bien pires que Mathilde n’est pas pour vous. D’une certaine manière, elle est à vous, mais autrement.
L’enchainement du malheur a commencé il y a bien des années quand plusieurs servantes, dont moi-même, ont commencé à transgresser la loi. Oui, Xavier, nous avons délibérément ignoré les principes des femmes d’outre-gare. Oh ! Une fois seulement dans nos vies, mais cela a suffit à tout déséquilibrer. Pourquoi nous l’avons fait ? A vrai dire, je n’en sais rien. Peut-être parce que le monde avait déjà changé en bien mal et que les grandes énergies naturelles commençaient à être perturbées par la folie des hommes : les guerres modernes, si meurtrières depuis Bonaparte, cet envoyé du diable, les machines infernales de l’industrie, la terrible misère des prolétaires, jusqu’à cette maudite tour de fer qu’on a dressée et qui capte toutes les ondes maléfiques pour les renvoyer sur tout le pays !
Bref ! Tout a commencé en 1871. On sortait de la guerre avec les Prussiens et une femme dont le mari était mort dans ces combats se trouvait sans ressources. Elle est allée voir un oncle chef de gare qui lui a procuré un emploi de garde-barrière. Et oui ! Ca commence à vous parler ! Mais attendez la suite parce que vous n’en connaissez qu’une face. Le chef de gare était un initié ferroviaire qui s’est porté garant de sa nièce et l’a faite accepter comme femme d’outre-gare. Elle était liée par serment ! Et elle a d’abord respecté ce serment : quand elle a eu une fille de sa rencontre avec un cheminot, elle l’a confié à une tante-mère d’outre-gare conformément aux principes. Mais quand, en 1907, cette fille a accouché d’un garçon né d’un accouplement régulier comme elle-même, le dérapage a commencé. L’enfant était si beau, si précocement éveillé, si charmant et tout ce que vous voudrez…que la fille et la tante-mère ont caché la naissance du garçon pour ne pas l’envoyer à Anvers avec les autres garçons. Elles ont facilement convaincu la grand-mère de recueillir ce petit-fils tombé du ciel. Régis a été un enfant volé, d’une certaine manière !
« Vous vous demandez peut-être comment on a pu cacher cette naissance et comment la grand-mère a pu vivre avec ce petit-fils sans que les grands initiés d’outre-gare aient eu le moindre soupçon ? C’est que, voyez-vous, nous ne sommes pas dans un monde ordinaire. Etre outre-gare, c’est être aussi outre-monde. La force des serments, l’influence des mystères sont tels que jamais on a pu imaginer un seul instant l’éventualité d’une trahison. C’est d’autant plus compréhensible que le châtiment des fautes n’a pas besoin d’intervention humaine : comme dans toute gravitation, la rupture d’équilibre entraîne par elle-même l’enchaînement des conséquences. Autrement dit – et ça, nous ne l’avons compris que plus tard – nous sommes maudits pour plusieurs générations.
« Ce que vous ne savez pas de Régis, Xavier, parce qu’il ne l’a dit, ni à Jérôme et à ses parents, ni plus tard à votre mère et à vous-même, c’est ce qu’il a vécu entre 17 et 30 ans. Guidé par je ne sais quelle force mystérieuse et facétieuse, il a quitté la France pour la Belgique où, après un an passé à Bruxelles comme secrétaire d’un écrivain – car il avait été un élève brillant et possédait son baccalauréat – il est monté sur Anvers où il s’est embarqué sur un cargo à destination du Congo. Il a travaillé deux années dans les mines dont il est ressorti aussi épuisé que les pauvres nègres qu’on y employait mais avec suffisamment de diamants dans les poches pour aborder différemment la vie. Comment il avait réussi à sortir ces diamants, il ne l’a jamais dit, ça reste obscur, mais ce qui est certain c’est qu’il est rentré riche en Belgique. Pour autant, il n’a pas mené la grande vie. Sa seule passion était devenue les chemins de fer sur les lignes les plus éloignées des grandes villes. Pendant un an, il a pris presque chaque jour le train qui reliait Couvin à Dinant dans les Ardennes. Souvent il s’arrêtait dans une gare du Virroquois où il passait la journée, assis sur le banc d’un quai. C’est comme ça qu’il a fait la connaissance d’une jeune fille qui avait prêté le serment des femmes d’outre-gare et vivait dans une maison isolée sur la crête sud de la Vallée, près de la frontière avec la France. Elle venait une fois par semaine à la gare pour se rendre à Couvin où elle faisait des provisions. Un jour ils ont échangé quelques mots, un autre jour il lui a proposé de l’aider à porter ses paquets jusqu’à chez elle. Un jour, enfin, c’est elle qui lui a proposé de venir déjeuner dans sa maison. C’était contraire aux principes, bien sûr, mais cet été là était si beau, la nature était si bonne d’offrir tant de chaleur, de verdure et de fleurs, de chants d’oiseaux et de ruisseaux glacés, et Régis était si séduisant, qu’elle n’a pas résisté à cet élan de bonheur qui rend fous les enfants de Jupiter. Il y a eu le déjeuner délicieux dans la fraîcheur de la cuisine aux murs de pierre, il y a eu l’après-midi paresseux dans les champs et les pâtures des environs, il y a eu le soir très long qui n’en finit pas de s’étirer dans le grand silence des jours d’été qui meurent peu à peu. Et quand le dernier oiseau a remué les branches d’un grand frêne, il y a eu le dîner dans la tiédeur du jardin. Enfin, il y a eu la nuit. Et après, il n’y a plus rien eu. Quand la jeune fille s’est réveillée, elle était seule dans le lit. Sur les draps, à la place qu’avait occupé Régis, il y avait quelques lignes sur la page arrachée à un cahier : « Je ne suis pas un lâche et j’ai le cœur serré en t’écrivant cet adieu. Mais je ne peux pas croire qu’un jour semblable puisse encore s’offrir à nous. Alors ne prenons pas le risque d’abîmer ce qu’il a été et qui ne peut entrer dans l’éternité dont il est digne, que par le sacrifice de ceux qui l’ont vécu. Comprends-moi, je t’en prie, et vivons dans la communion de ce souvenir plutôt que dans le désespoir déchirant de le voir s’effacer au rythme d’années médiocres et sans joie. En lui, nous demeurons éternellement jeunes, mon amour, et par delà la mort, nous nous retrouverons avec plus de bonheur que dans la moiteur de ces draps. Après les larmes que je pressens, puisses-tu découvrir que tu possèdes maintenant un trésor inestimable digne des dieux, etc ». Ce charabia continuait jusqu’au bas de la page. La jeune fille imaginait qu’il aurait pu en écrire des dizaines comme ça et elle l’a maudit avant de hurler comme une folle et de vomir sur le seuil de la maison. Il a fallu du temps pour qu’elle sache qu’il était sincère. Il avait 23 ans, elle en avait 20. La seule chose, sans doute, à laquelle il n’avait pas pensé, dans sa tête d’homme et d’adolescent idéaliste, c’est qu’il lui laisserait un souvenir dans son ventre et pas seulement dans sa tête. Au printemps qui suivait, naissait une fille qu’elle appela Louise parce que Régis lui avait longuement parlé de Louise Michel et de l’admiration qu’il vouait à cette femme.
Loin de la cacher, elle l’a présentée à une maman-tante du Hainaut comme issue des œuvres d’un cheminot. Là, on atteignait le comble de la confusion et du mensonge : Régis, authentique et légitime enfant d’un cheminot et d’une femme d’outre-gare mais ayant été soustrait à son destin anversois, devenait père de la fille illégitime d’une femme d’outre-gare qui allait en devenir une elle-même ! Du même coup, mon pauvre Xavier, Louise devenait par avance ta demi-sœur par alliance ! Et si je connais si bien tous ces détails, c’est parce que la jeune fille du Virroquois s’appelait Julia ! Et oui ! Mon bon, je suis la mère de Louise et Louise est la mère de Mathilde qui est donc en quelque sorte ta nièce depuis que Régis t’a adopté ! Mais il y a pire encore, car justement elle n’est pas que ta nièce. L’année même de tes quinze ans, Mathilde est née de la rencontre de Louise et d’un voyageur que tu connais bien : ton père, Jérôme !
- Mais c’est l’année où il est venu à la Cigale et la Tortue ! n’a pu s’empêcher de constater Xavier.
- Exact ! C’est en poursuivant sa route qu’il s’est arrêté dans la gare où travaillait Louise qui n’était pas encore affectée à une maison d’outre-gare. Fille de Jérôme, Mathilde est aussi ta sœur. Il ne faut pas en vouloir à ton père Xavier, c’est Louise qui a voulu ce père pour son enfant, elle me l’a toujours dit sans jamais expliquer pourquoi.
A ce moment-là, nous avons entendu siffler le train. C’était le premier appel.
- Il faut y aller ! a dit Xavier, tout en restant assis, le regard fixe.
- Oui, il faut y aller, a repris maman Julia, et ne jamais revenir. C’est ici la dernière maison du malheur qui s’abat sur ceux qui transgressent la loi. Regardez cette guerre qui a brisé Régis, Yolande qui a erré pendant des années, Louise qui est morte d’un cancer à vingt-cinq ans, Mathilde qui est sourde et muette, moi-même qui ait dû garder un terrible secret qui m’a rongée, et toi mon pauvre Xavier qui va de gare en gare et qui est amoureux de ta sœur que tu vas perdre comme tu as perdu ton père…
A ce moment-là, le train a sifflé son deuxième appel. Mais au même moment, nous sommes restés figés sur place : Mathilde venait d’apparaître au bas des escaliers, vêtue seulement d’une chemise de nuit blanche. Elle nous regardait en souriant, mais ce sourire n’exprimait pas de douceur car un regard brûlant de haine et de douleur disait que c’était un rictus.
- Partez ! Partez vite ! a soufflé maman Julia effrayée, c’est le moment du jugement ! Je le savais ! Allez ! Mais allez !
Tandis qu’elle nous poussait vers la porte dans un mouvement de panique, j’ai eu le temps de voir Mathilde se précipiter vers le piano, le marteler de coups de poings et l’ébranler de coups de pieds avant de s’asseoir sur le rebord de la chaise et d’abattre ses mains sur le clavier.
Alors, il s’est passé cette chose extraordinaire : le son puissant des cordes est sorti du piano comme de mille haut-parleurs, et nous avons commencé à entendre le refrain de la Marche Turque de Mozart. Maman Julia a poussé un cri inhumain et son torse a littéralement explosé, libérant un flot d’entrailles noirâtres qui s’est mis à grossir à vue d’œil jusqu’à devenir un torrent.
- Cours ! Cours ! a hurlé Xavier.
J’étais déjà à plusieurs mètres devant lui et j’ai vu l’ignoble matière qui s’emparait de ses pieds comme un monstre protéiforme. On entendait toujours l’obsédante Marche Turque.
- Il faut sauver ta sœur ! Ma sœur qui est née comme Mathilde quand j’avais quinze ans, de Régis et de ma mère ! Il faut la retrouver, elle s’appelle….
Et ce prénom, je ne le connaitrai jamais parce qu’à ce moment là, Xavier a perdu l’équilibre. Je ne peux pas trouver les mots justes pour décrire ce que j’ai vu. J’ai continué de courir comme un aveugle dans l’épaisseur du brouillard mais j’entendais le gargouillis de ce qui me poursuivait.
Enfin, je suis arrivé à la gare dont j’ai traversé le bâtiment en courant toujours plus vite, et j’ai sauté dans le train au moment où il sifflait pour la troisième fois. Quelques secondes après, le convoi s’ébranlait et j’ai retrouvé notre compartiment où je me suis laissé tomber sur la banquette, épuisé par la course et terrifié par ce que je venais de vivre.
Pourtant, le pire était encore devant moi. Je venais à peine de m’asseoir qu’en levant les yeux, j’ai vu les regards de tous les voyageurs posés sur moi. Ils ne bougeaient pas et ils étaient silencieux. Le vieil homme s’est manifesté le premier.
- Vous n’auriez jamais dû quitter ce train !
Puis la femme au foulard et aux lunettes teintées a enchaîné :
- Xavier est mort, n’est-ce pas ? C’était mon fils !
L’homme qui lisait, les jambes croisées, s’est écrié :
- J’étais son père !
La jeune fille très lasse cachant toujours son visage d’une main, a murmuré :
- J’étais sa petite sœur !
La sexagénaire assise près du vieil homme avait une voix à peine audible, comme venant de très loin.
- J’étais la mère de son autre sœur, la fille de son père.
Quant à la femme que j’avais prise pour l’épouse de Xavier, elle s’est levée brusquement et s’est précipitée à la porte du compartiment. Là, elle s’est retournée brusquement :
- Je n’ai rien à voir avec votre maudite histoire ! Non ! Mais regardez-vous : vous êtes tous morts !
Et elle a couru dans le couloir. Aussitôt s’est produit une chose effroyable : tous les voyageurs se sont transformés en squelettes, à l’exception de la jeune fille lasse qui a tendu ses bras désespérément vers moi en hurlant :
- Pas moi ! Pas moi ! Je suis vivante !
Avant que j’ai eu le temps d’apercevoir son visage il y a eu un fracas terrible et le wagon a commencé à basculer, le verre éclaté des vitres traversant le compartiment, les valises tombant des porte-bagages : le train déraillait. J’ai poussé un grand cri…. Et je me suis réveillé.
Le vieil homme, en face de moi, souriait.
- Vous avez fait un cauchemar ?
Ne pouvant encore en parler, j’ai hoché la tête.
- Pourtant, vous ne vous êtes assoupi qu’un moment, le temps que le train traverse un tunnel.
Je savais qu’il disait vrai, mais j’avais de la peine à le croire. Ce que j’avais vécu dans mon cauchemar avait duré ou m’avait semblé avoir duré si longtemps !
Mon histoire pourrait s’arrêter là s’il ne fallait pas que je vous confie une dernière chose qui m’a presqu’autant troublé que le rêve. Après avoir repris complètement mes esprits et retrouvé mon calme, j’ai à nouveau regardé autour de moi, passant en revue, un par un, mes compagnons de voyage. Alors m’est venue cette idée bizarre de m’amuser à essayer de leur trouver une affinité avec les personnages des récits oniriques : qui pourrait être qui ? Or, je fus déconcerté par la quasi évidence des réponses. Le vieux pouvait être Régis, à côté de lui la dame au regard vide pouvait être Yolande, la femme au foulard pouvait être Louise, l’homme qui lisait pouvait être Jérôme, mon voisin, Xavier ! C’était hallucinant au point que j’ai eu peur. Quelle voix me disait « ce sont eux » ?
VI.
- Marc avait bien raison d’être troublé car c’était bien eux !
La voix de Madeleine m’avait surpris. Jamais elle n’avait interrompu Marc quand il racontait une histoire. Cependant, lui-même devait s’y attendre car il souriait en attendant qu’elle poursuive.
- Seulement, Marc n’a pas eu le temps de réfléchir davantage à la question. En effet, le train avait commencé à ralentir pour son premier arrêt. La femme qui se trouvait à côté de Xavier s’est levée et s’est dirigée vers le couloir. Comme elle semblait peiner à porter un gros sac de voyage, Marc s’est levé et lui a dit « Permettez-moi de prendre votre sac jusqu’à la portière ». Elle lui a souri et lui a tendu le sac. A ce moment-là, leurs mains se sont touchées et il s’est passé quelque chose d’incroyable : ni la femme, ni Marc n’eurent plus d’autre désir que de rester unis par la poignée de ce sac ! Comme le train freinait, il a bien fallu qu’ils se séparent ; mais déjà, ils n’avaient plus de besoin de la poignée du sac.
Ce fût Marc qui enchaîna.
- Tout à coup, la femme poussa un cri : « Mon foulard ! ». Elle repartit précipitamment vers le compartiment, tandis que j’étais déjà au bout du couloir. Elle est revenue pâle et essoufflée avec son foulard à la main. Le train s’est arrêté et nous sommes descendus. Je dis « nous » car j’avais renoncé à mon rendez-vous du lendemain, sachant comme on le sait dans ces cas-là que le rendez-vous que le destin m’avait fixé avec cette femme était le bon.
- Je l’ai su aussi, a repris Madeleine, car la femme au sac, c’était moi !
Il y eût un « Oh ! » de stupéfaction qui sortit Moïse de son faux ou vrai sommeil.
- Ils se marièrent, et comme ils n’eurent pas d’enfants, ils furent très heureux !
Il y eut des rires sur ces derniers mots de Marc, mais aussitôt Madeleine secoua la tête et agita l’index de sa main droite.
- Non, mes amis, l’histoire ne s’arrête pas là.
A peine eûmes-nous les temps d’être surpris que Marc se dressa d’un bond, précipitant au sol Moïse qui se rétablit sur ses pattes avec un cri rauque et s’enfuit à l’intérieur de la maison.
- Madeleine, tu ne vas pas faire çà ! s’écria Marc.
- Je vais le faire, poursuivit Madeleine très calmement, parce que le moment est venu. C’est ce soir ou jamais.
- Alors jamais !
- Ne sois pas ridicule, Marc. Tu as toi-même décidé de tout raconter, ou presque.
Nous avions du mal à saisir le sens de ce dialogue, une certaine gêne commençait à envahir la véranda. Madeleine dut le sentir car elle s’adressa à nous, parlant très vite, comme pressée par le temps.
- Quand je suis retournée chercher mon foulard, il n’y avait plus dans le compartiment que six squelettes dans des vêtements en lambeaux. Marc le savait très bien, comme il savait très bien que ni lui, ni moi n’aurions dû descendre de ce train.
Ce fût la sœur de Marc qui réagit la première.
- Mais enfin, Madeleine, qu’est-ce que vous nous racontez ?
- Je vous dis ce qui est, Monique, ce train….
Marc tenta encore de l’arrêter.
- Madeleine, je t’en supplie, tais-toi !
- A quoi bon, Marc, ils ont déjà compris mais ils ne peuvent pas l’admettre. Alors disons-le clairement : ce train était un train d’outre-horaire sur un parcours d’outre-ligne, allant d’outre-gare en outre-gare, transportant des voyageurs d’outre-tombe. Seul Marc était vivant parmi nous. Il n’aurait jamais dû se trouver dans ce train, mais il a dû se produire un de ces accidents temporels qui arrivent très rarement, comme avec Gaspard Hauser.
- Mais alors…. a commencé Paul.
- Alors Marc m’a ramené dans le monde des vivants. L’amour permet parfois des miracles, mais à quel prix !
A mon tour, j’osai intervenir :
- Qu’entendez-vous par « à quel prix » ?
- Dis-le-leur, Marc !
- On ne joue pas avec la mort. Depuis le soir où nous avons quitté ce train – fantôme – c’est ce qu’il est pour vous, n’est-ce pas ? – nous n’avons plus eu droit de nous toucher, faute de quoi nous serions redevenus les morts que nous aurions toujours dû demeurer. Voilà ce que m’a appris Madeleine après avoir récupéré son foulard. Dès que nous avons mis les pieds sur le quai, le piège s’est refermé sur nous. La rencontre de nos mains sur la poignée du sac de voyage, en sortant du compartiment, a été notre première et dernière rencontre charnelle.
- Voilà quel était le prix à payer, a poursuivi Madeleine, un prix que je ne peux plus accepter. Je suis lasse de nos vies et je n’envie pas vraiment les vôtres qui, finalement, ne sont pas si différentes. Mais si : voyez vos désirs inassouvis, vos frustrations, vos illusions, vos déceptions, vos courses éperdues qui sont des fuites…
- Madeleine a raison, dit Marc, il est temps que nous repartions. Nous avons besoin de voyager, de voir des gares, de passer sur des viaducs, de traverser des tunnels, de retrouver nos souvenirs, nos rêves.
- Nous vous demandons une seule chose : promettez-nous de garder le secret sur tout ceci, pour notre propre paix mais aussi pour ne pas vous mettre en danger vous-mêmes.
Nous l’avons tous promis, avec des voix à peine audibles, comme on chuchote en présence des morts. Marc et Madeleine sont restés assis et nous sommes partis sans bruit, les femmes portant dans les bras leurs enfants endormis. Assis sur le rebord d’une fenêtre, Moïse a observé notre départ. Quand la dernière portière de voiture a claqué, il a sauté à terre et je l’ai vu partir sur la route, en quête d’un nouveau foyer.
Je vais d’ailleurs vous confier un secret, moi aussi. C’est à propos de ce chat. Figurez-vous que chaque fois qu’il doit se faire adopter par de nouveaux humains, il se transforme en chaton et s’installe près d’un cours d’eau, d’un étang ou d’un bassin. Il attend patiemment qu’une femme ou des enfants s’approchent de l’eau, et alors il fait semblant de se noyer. Bien entendu les humains le recueillent et le ramènent chez eux où il devient l’objet de tous leurs soins et de tout leur amour.
- On l’a sauvé des eaux, on l’appellera Moïse !
Et hop ! C’est reparti pour un nouvel épisode. Le chaton Moïse devient un grand et beau chat qui, cela va de soi, réussit à imposer sa loi à ses sauveurs et vit de nouveaux jours paisibles. Vous vous demandez comment je sais tout ça ? C’est très simple ! Moïse et moi, nous nous connaissons depuis quatre mille ans. Plusieurs fois par siècle, je le retrouve dans des familles que je suis amené à fréquenter. A chacune de ces retrouvailles, je lui fais un clin d’œil et il me répond en fermant ses deux yeux très fort (les chats ne savent pas cligner d’un seul œil). Je ris intérieurement en entendant mes hôtes m’expliquer qu’il s’appelle Moïse parce qu’ils l’ont sauvé des eaux…
Déjà quatre mille ans ! Ça vous étonne, évidemment, et vous allez me poser au moins une question ? Je vous arrête : ceci est une autre histoire !