ULYSSE MELOMANE OU LA VENGEANCE DU VIOLONCELLE
AVERTISSEMENT
Bien qu’elle prenne dans certains détails toutes les apparences de la vraisemblance, la narration qui suit relève pour l’essentiel -et, à bien y regarder, probablement pour sa totalité- de l’imagination de son auteur. Dans la dernière époque de sa créativité celle-ci s’est manifestée sous la forme d’un délire discursif marqué par la hantise d’hallucinations qu’il prenait pour les visions archétypales d’un inconscient collectif dont il croyait avoir trouvé la clef sous le paillasson de la Puerta del Sol, en Bolivie où il n’avait d’ailleurs jamais mis les pieds.
C’est dire que toute ressemblance des personnages du récit avec des personnes existantes ou ayant existé, est évidemment impossible et serait d’ailleurs inquiétante pour lesdites personnes.
Le lecteur, quant à lui, serait bien avisé de ne pas porter hâtivement -en particulier dès la première page, comme cela se pratique chez les mauvais éditeurs et même quelque fois chez les bons car le temps se dégrade par l’ouest- un jugement qui se voudrait définitif sur ce petit chef d’œuvre. Qu’il garde présent à l’esprit que ce qu’on lui met ici sous les yeux est sorti d’un cerveau humain probablement assez semblable au sien, mais sans l’exercice de cette autocensure qu’on applique ordinairement à ces excrétions mentales parce qu’on croit très malin de n’emprunter que les voies encombrées de la grégaire normalité.
Ce même lecteur s’est-il demandé quel intérêt il pouvait y avoir à lire des ouvrages qui racontent des choses qui existent réellement, exactement comme dans un catalogue d’articles électroménagers ? Est-ce là de la création ? Non ! Créer, c’est faire apparaître ce qui n’existe pas et à quoi, si possible, personne n’aurait jamais pensé.
L’obsession de la normalité à la menthe, de la bienséance de cinéma, du correct homme, rend la vie insipide. Les transgressions offrent des bouffées d’air pur. Comparez, par exemple, le sinistre Tour de France au spectacle du clown avec son vélo déjanté sur la piste du cirque. Et si on se souvient encore pour quelques temps et avec sympathie, du Président Gérald Ford (1974-1979), s’est parce qu’un jour, ayant raté une marche, il a descendu la passerelle d’un avion sur les fesses, une sorte de remake modernisé du président français Deschanel errant sur le ballast après être tombé du train présidentiel par une fenêtre.
EXORDE
Grâce soit rendue au Picon bière ! Sans cet auxiliaire précieux, ce récit n’aurait jamais vu le jour. Bien que je n’en sois pas trop fier, je me félicite de n’avoir pas écouté l’avertissement de ma pauvre mère qui, demeurée fidèle à la mythologie antique et s’étant fait une opinion éclairée sur les bières belges, me répétait souvent : « Méfie-toi, JUPILER rend fous ceux qu’elle veut perdre ! ». Quoi qu’il en soit, voici le résultat.
RECIT
Il était une fois, dans une ville située au nord de la Loire d’un pays imaginaire, un homme et une femme qui formaient un couple sans problème particulier et sans enfants non plus, ceci expliquant en partie cela. L’homme s’appelait Ralph et la femme Penny parce que je préfère donner à mes héros des prénoms américains. Cela a une autre allure que Jules et Louise. Point, à la ligne.
Ralph vendait des appareils de chauffage au gaz et Penny demeurait au foyer où elle tricotait des chandails et des écharpes. Les jours se succédaient au rythme des jus de betterave le matin et de la purée de fraise et topinambour le soir. A midi c’étaient les sardines à la vanille. Point, à la ligne.
Chaque samedi soir, virgule, le couple allait boire des punchs bien tassés au Riccardo’s, le grand café du centre ville où un buste en bronze de Richard Wagner était posé sur une colonne au milieu de la salle. De huit heures à onze heures, un accordéoniste norvégien dépressif jouait des airs de java. A partir de neuf heures on dégageait les tables et les chaises autour de la colonne, et les couples pouvaient danser. Point, à la ligne.
Contrairement à la majorité des couples, virgule, Ralph et Penny ne faisaient pas l’amour en rentrant de leur soirée au Riccardo’s. D’abord parce qu’ils trouvaient vulgaire de faire l’amour le samedi soir. Point. Ensuite, parce que la danse et la quantité de punch qu’ils avaient absorbé leur laissaient tout juste assez de forces pour se dévêtir et entrer dans leur lit. Point, à la ligne.
Le lecteur ou la lectrice remarquera que de temps à autre je fais apparaître la ponctuation en toutes lettres. Point. C’est le Centre Pompidou, alias Beaubourg, qui m’en a donné l’idée. En littérature le procédé manque de couleurs, évidemment ; point virgule ; mais on retrouve le charme des dictées d’antan. Point, à la ligne.
C’est précisément dans une époque comparable à celle desdites dictées que se déroule ce récit comme un tapis rouge sous les pieds de votre imaginaire qu’on supposera versifié pour l’occasion (mon texte ne paye pas de mine pour l’instant, mais pour être compris dans toute sa finesse il exige une certaine agilité intellectuelle ; vous voyez que tout jugement hâtif eût été prématuré. Or, il n’y a pas de couveuses pour faire mûrir les jugements prématurés et les transformer en jugements éclairés. L’émissaire ou la porteuse d’un jugement prématuré ne dispose donc que de ses yeux pour pleurer sur sa connerie, fermez la parenthèse). Point, à la ligne.
Tout ceci peut paraître déroutant, mais ce n’est qu’affaire d’adaptation. Un jour ou l’autre, comme pour Ralph, Penny et bien d’autres, éclate un coup de tonnerre : la révélation du bonheur à l’écoute d’un air de java joué sous le buste de Wagner, en buvant du punch. Pour d’autres c’est l’émincé de filet de bœuf aux huîtres après trente ans de steak frites. Point, à la ligne.
Donc, virgule, à cette époque aujourd’hui regrettée -mais oui- il advint que Ralph découvrit simultanément l’ennui des longues journées sans client et les premiers signes du déclin physique chez Penny. La contemplation du saule pleureur normand qui faisait la fierté de la petite place où se trouvait son magasin d’appareils de chauffage au gaz, virgule, ne suffit plus à occuper les intervalles de temps qui séparaient l’absence de départ d’un client de l’absence d’arrivée d’un autre. Ralph en vint même à détester le saule pleureur et ses airs compassionnels qui semblaient inspirés par l’évolution du chiffre d’affaires de son commerce. Quant à Penny, comme toutes les femmes qui atteignent les abords de la quarantaine (si c’est le cas d’une lectrice qu’elle passe directement au paragraphe suivant), elle subissait la métamorphose que l’on connaît bien, même si l’on n’ose pas l’évoquer en leur présence : les courbes deviennent rondeurs, le pulpeux devient adipeux, le pli devient ride, le teint se gâte, la peau agressée par les maquillages se craquelle, les cheveux ravagés par les teintures, les shampoings et les séchoirs, deviennent ternes et cassants, les jambes mises à l’épreuve par les chaussures à hauts talons se couvrent de répugnantes varices… Points de suspension.
C’est dans cet état d’esprit qu’au milieu d’une morne semaine, encore dégoûté du jus de betterave du matin et redoutant la purée de fraise et topinambour du soir, Ralph ferma la porte de son magasin à sept heures. Il aimait bien Penny et il s’en voulait d’éprouver ce qu’il ressentait, ou inversement, à ce moment-là. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à regagner immédiatement son foyer. Il lui fallait prendre le temps d’évacuer cette humeur qui marquait son visage d’une expression sans équivoque : celle d’un homme ayant perdu le goût de la vie qu’il menait jusqu’alors. C’est pourquoi, virgule, négligeant son itinéraire habituel, il s’engagea dans des rues qu’il n’avait jamais empruntées. Point, à la ligne.
Alors que Ralph avançait sous le regard doré d’un chat bleu, il entendit la voix de contralto d’un violoncelle et il en fut bouleversé. Point. Le superbe instrument disait son souvenir d’un voyage qu’il avait fait, de Crémone à Vérone, de Vérone à Padoue et de Padoue à Venise. C’était la Complainte Padane, grave et sensuelle, douloureuse et légère, insaisissable mélange de nostalgie et d’espoir. Puis, brusquement, Ralph fut entrainé dans l’atelier d’Antonio Allegri qu’on appelait Il Corregio (Le Corrège), du nom de son village natal. Là, il vit la grande toile presqu’achevée qu’on baptisa Jupiter et Io. Ce fut une nouvelle révélation qui anéantit instantanément le bonheur des soirées de java et de punch, et le dégoûta à jamais de l’émincé de filet de bœuf aux huitres. Le dos de Io, de l’arrondi des épaules jusqu’aux fesses admirables, en passant par la dépression subcostale des hanches et la taille, c’était un violoncelle, ou bien le violoncelle était la femme ! Point d’exclamation !
L’exclamation résonna longtemps dans le corps de Ralph. Loin de le paralyser, virgule, la découverte qu’il venait de faire grâce aux confidences du violoncelle lui donna des ailes. Il prit son essor et d’un bond se retrouva chez lui où Penny achevait de mettre le couvert. Un peu plus tard, virgule, tandis qu’il mangeait sans appétit la purée de fraise et topinambour, il appela l’attention de son épouse.
- Ma chère Penny, il me faut t’annoncer une nouvelle qui va sans doute te peiner.
Sur quoi, Penny l’interrompit en levant la main
- Rien de ce que tu as dit jusqu’ici, Ralph, ne m’a jamais peiné. Dis ce que tu as à dire, fais ce que tu as à faire, je n’ai pas à juger.
Je te l’avais bien dit, lecteur, qu’on pouvait regretter cette époque ! Quant à vous, lectrice féministe qui aurait peut-être été tentée en pareille circonstance par des criailleries vulgaires ou des menaces proférées d’une voix de rogomme, chapeau bas devant cette femme admirable prête à accomplir jusqu’au sacrifice son devoir d’épouse ! Mais redonnons la parole au mari.
- Alors tout est bien ainsi, ma bonne Penny. Je ne vendrai plus d’appareils de chauffage au gaz !
- Je n’ai jamais osé te le dire, Ralph, mais j’ai toujours craint que tu ne sois responsable d’une tragédie. Ces appareils sont dangereux. Chaque année des centaines de personnes meurent asphyxiées. Ta décision me réjouit.
- Tu as peut-être raison ; mais si je renonce à vendre des appareils de chauffage au gaz, c’est parce que je dois me consacrer à ce qui sera l’œuvre de ma vie.
- J’ai toujours su que tu avais un grand destin, Ralph. J’ai confiance.
- Je vais écrire un grand livre.
Penny joignit les mains dans un élan de joie et de ferveur.
- Quel bonheur !
- Il aura pour titre « Le voyage du violoncelle ». Mais pour le rédiger je dois me rendre sur les lieux de ce voyage.
- C’est loin d’ici ?
- C’est en Italie du nord. Je pars demain.
- Pars, Ralph. Je t’attendrai.
- Ce sera peut-être long…
- Je t’ai dit que j’attendrai. J’ai mon tricot !
- Auras-tu assez de laine ?
- Quand je n’en aurai plus, je détricoterai mon ouvrage et je recommencerai. Tu sais, comme cette femme, en Grèce, qui attendait elle aussi son mari…
*
Dans la ville encore endormie, Ralph entendit la voix lointaine du violoncelle. Elle le guida jusqu’à la ruelle où, la veille, sa vie avait basculé. Quelque part une horloge détraquée sonna les sept coups de cinq heures. Le chat bleu ne s’y laissa pas prendre. Il bailla, vira un peu au vert et se dirigea lentement vers la chatière de sa maison. Ralph songea que s’il n’avait pas à écrire Le voyage du violoncelle, il aurait volontiers écrit un grand roman psychologique et policier ayant pour titre Crime et chatière. Un rire félin s’éleva derrière la porte que le chat venait de franchir. Point, à la ligne.
Ayant constaté que la voix du violoncelle parvenait du premier étage de la maison voisine de celle du chat bleu, virgule, Ralph saisit résolument le heurtoir et frappa un coup. Quelques instants plus tard, un adolescent au visage et au corps de dieu grec apparut dans l’encadrement de la porte. Sa peau était humide et une serviette de toilette bleue entourait son bassin.
- Je suis confus, dit Ralph, vous preniez votre bain…
- Non, j’en sortais, l’interrompit le garçon en le toisant puis en fixant sur lui le regard pénétrant de ses yeux bleus.
- C’est vous qui jouez du violoncelle ?
Le jeune dieu éclata de rire.
- Vous, au moins, vous êtes observateur ! Vous êtes sans doute policier ?
- Non, pourquoi ? Point d’interrogation ?
- Parce que vous remarquerez qu’on entend toujours le violoncelle ! Il parait que j’ai beaucoup de dons, mais pas celui d’ubiquité, figurez-vous !
Ralph décida de ne pas perdre la face.
- Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ! rétorqua-t-il (voir aussi Rétorcatil, 92825 habitants ; province de Campeche, Yucatan, Mexique).
- Caramba ! Encore raté ! dit l’adolescent tintinophile. L’artiste c’est Ma mère, Madame Legrand. Moi, c’est Alexandre. Suivez-moi !
De la même démarche souple et légèrement déhanchée que celle du chat bleu, Alexandre Legrand précéda Ralph dans l’escalier. Sur le palier du premier étage, virgule, la porte de l’appartement était restée ouverte.
- Entrez !
Ralph fut accueilli dans le vestibule par le sourire éclatant d’un jeune noir aussi beau qu’Alexandre et apparemment du même âge que lui. Nu et humide, lui aussi, il portait autour du bassin une serviette de toilette rouge.
- Mon frère Louis, le présenta Alexandre.
Puis, frappant à une porte qu’il ouvrit sans attendre de réponse, il annonça :
- Maman, de la visite pour toi !
Dans un grand salon meublé seulement de trois fauteuils Second Empire attendant vainement le troisième, d’un guéridon et d’une chaise sur laquelle elle était assise, une femme vêtue d’une robe noire, portant des cheveux gris coiffés en chignon, un violoncelle entre les cuisses, dit simplement en pointant de sa main droite l’archet vers le sol :
- C’est donc vous !
Elle avait prononcé ces mots sans intonation particulière. Son regard n’exprimait pas davantage un sentiment ou une humeur quelconque.
- Madame, vous avez de bien beaux enfants ! dit Ralph pour se montrer courtois.
Madame Legrand Haussa légèrement les épaules.
- Ils m’ont coûté assez cher ! Ce sont des enfants que j’ai adoptés. Le violoncelle exige une pratique permanente. Or, la position qu’on doit adopter et le gabarit de l’instrument sont incompatibles avec la grossesse. Comme je voulais malgré tout des fils, je me suis procuré ces deux là. Croyez bien que ça n’a pas été facile ! Ceux qu’on trouve dans les circuits ordinaires de l’adoption sont le plus souvent très laids ou en mauvaise santé parce qu’issus du prolétariat. Enfin ! J’ai eu ce que je voulais, n’est-ce pas ?
- En tous cas l’assortiment est réussi et ils ont l’air de bien se compléter !
- Vous avez déjà remarqué ? Oui… ils se complètent… on peut le dire comme ça ! Mais il est temps de partir. Louis ! Alexandre ! Habillez-vous, nous partons ! Et sortez la voiture !
Les deux garçons qui étaient restés dans l’entrée, poussèrent des cris de joie. Jetant en l’air les serviettes de toilettes, ils se précipitèrent en courant vers le fond de l’appartement.
- Ils sont très naturels, remarqua Ralph.
- Un peu trop, parfois, n’est-ce pas ? Mais j’ai voulu une éducation libérale…
*
Sortie de la remise, la Roll Royce dont on percevait à peine le ronronnement du moteur, occupait presque toute la largeur de la ruelle. Louis avait pris place au volant, Alexandre à ses côtés. Ralph monta à l’arrière avec Madame Legrand. Le violoncelle, protégé par une simple housse, était placé entre eux. Les deux garçons poussèrent une sorte de cri de guerre et le véhicule glissa en silence jusqu’au bout de la ruelle. De rues en avenues et d’avenues en boulevards, l’équipage quitta bientôt la ville. Point, à la ligne.
Comme cette ville était située au nord de la Loire et que le nord de la Loire, quel que soit le pays où elle coule, s’étend, en gros, d’Orléans au Cap Nord, c’est dans ce même espace assez considérable que le lecteur peut situer et délimiter à sa guise le pays, de toute façon imaginaire, où a commencé ce récit. Cependant, quel que soit le choix du lecteur, le voyage dura longtemps, longtemps, longtemps. Vu ? Eh bien non ! Ce n’était qu’une impression due à ce que la route était toute droite et les véhicules peu nombreux. Une journée seulement s’était écoulée. Au soir de cette journée les voyageurs étaient fatigués par le trajet ainsi que par la perspective des nombreux kilomètres qui leur resteraient à faire avant de parvenir à la destination dont ils n’avaient qu’une idée vague bien qu’elle fût éloignée de la mer. Ils se mirent donc en quête d’une auberge où ils pourraient dîner et passer la nuit. La nuit étant tombée depuis longtemps et ne manifestant aucune intention de se relever, c’est dans les faisceaux des phares de la Rolls Royce qu’apparut sur le côté gauche de la route à l’entrée d’une allée s’enfonçant dans un bois, un panneau sur le fond blanc duquel se détachaient en lettres noires l’inscription « Auberge du bon vent, 300m ». Point, à la ligne.
Le vent, justement, soufflait en rafales. Alexandre et Louis s’approchèrent de l’unique porte d’un bâtiment trapu dont tous les volets étaient fermés. Près de la porte pendait une corde qui actionnait une cloche. Alexandre tira sur la corde à plusieurs reprises. Madame Legrand et Ralph se tenaient un peu en retrait, la première serrant dans sa main la poignée de la housse qui enveloppait le violoncelle, le second serrant les fesses car il n’avait jamais été courageux, surtout les nuits sans lune. Il y eut un bruit de verrous qu’on tirait et la porte s’ouvrit. Les deux garçons reculèrent brusquement, Madame Legrand laissa échapper un cri et Ralph un pet.
Dans l’encadrement de la porte était apparu le corps massif d’un homme sans tête car ses épaules arrivaient à hauteur du bâti-dormant de ladite porte. Un rire semblable à l’écroulement d’un mur répondit à leur frayeur. Puis l’homme recula et se courba. Ce fut encore pire ! Une tête grosse comme une citrouille se penchait pour les regarder de son œil unique, l’autre étant recouvert d’un bandeau de cuir. Une chevelure grise et bouclée recouvrait le front et les oreilles, descendant jusqu’aux épaules. Des lèvres épaisses se retroussaient sur des dents saines et propres mais d’une taille impressionnante.
- N’ayez pas peur, dit l’homme d’une voix étrangement grêle, je suis simplement un peu plus grand que vous !
Et il rit de nouveau tout en s’écartant pour les laisser entrer. Une suspension à pétrole éclairait une grande pièce dont la hauteur de plafond permettait à l’homme de se redresser et de se mouvoir normalement. Point, à la ligne.
L’aubergiste était donc une sorte de géant. Ralph se demanda pourquoi il n’avait pas aménagé une porte adaptée à sa taille.
- Est-il possible de dîner et de passer la nuit chez vous ? demanda Madame Legrand qui avait retrouvé sa froideur habituelle.
- Bien entendu, Madame. C’est ici une auberge où vous êtes les bienvenus. Je ne vous cache pas qu’on y voit peu de voyageurs et qu’il faudra vous contenter d’un souper très rustique. Pour dormir, il y a trois chambres.
- Ce sera parfait, dit Madame Legrand.
- C’est là votre seul bagage ? questionna le géant en désignant la trousse du violoncelle.
- Oui, répondit Madame Legrand. Nous nous équiperons au fur et à mesure du voyage, en cours de route. Ceci est un instrument de musique très fragile que je garde près de moi.
- Comme vous voudrez. Asseyez-vous autour de la table, je vais préparer le repas.
Pendant que l’homme se dirigeait vers le fond de la salle où s’alignaient un évier, une grosse cuisinière, un garde-manger, et un étal de boucher, le petit groupe s’entretint en évitant d’élever la voix.
- C’est super, dit Alexandre, on se croirait chez un ogre !
- Oui, mais c’est nous qui avons la chair la plus fraîche, mon vieux !
- Il n’a pas l’air méchant, dit Ralph.
- Restons quand même sur nos gardes, avertit Madame Legrand. Et demain nous partirons à la première heure.
Le géant revint vers eux et disposa sur la table assiettes, verres et couverts. Puis il apporta une cruche d’eau, un pichet de vin et une grosse boule de pain.
- Mon nom est Isidore, dit-il.
- Moi c’est Sylvie, dit Madame Legrand. Voici mes fils Alexandre et Louis, et notre ami Ralph.
- Eh bien, bon appétit !
Il posa au milieu de la table une soupière et une louche.
- Voici un bouillon de légumes avec quelques pâtes. Il y a ensuite des pommes de terre et du lard, puis de la tomme du pays et des poires.
Les voyageurs ayant grand’faim, mangèrent en silence. Lorsqu’ils eurent terminé, Isidore s’adressa à Sylvie Legrand.
- Je voudrais vous demander une faveur, si toutefois vous n’êtes pas trop fatiguée par votre voyage. J’aimerais vous entendre jouer de votre instrument avant que nous allions nous coucher.
- Oh ! oui, Maman ! Joue ! s’écria Alexandre.
- Oui, joue, Maman ! insista Louis.
- Je serais très heureux de vous entendre, moi aussi, dit Ralph.
Madame Legrand sortit le violoncelle de la housse et s’assit sur un tabouret à l’écart de la table. Bientôt la voix de l’instrument envahit la salle. Isidore avait pris place dans un vieux fauteuil de cuir. Ayant laissé retomber sa lourde tête sur la têtière qui recouvrait le haut du dossier, il avait fermé les yeux. Alexandre et Louis étaient restés à table, en face de Ralph. Chacun des garçons enlaçait d’un bras les épaules de l’autre et leurs têtes inclinées mêlaient leurs chevelures. Dès les premières mesures, de grosses larmes coulèrent sur les joues d’Isidore. Tous les cinq formaient un étonnant tableau. Ralph en eut conscience et il lui sembla qu’il s’en dégageait un sentiment de solitude. Même le couple que formaient les garçons dans leur pose n’évoquait pas l’altérité mais la solitude de quelque entité produite par une indifférenciation fusionnelle. Et ces solitudes que séparaient d’immenses territoires, étaient reliées par la ligne mélodique de la chaconne qu’exécutait Sylvie Legrand. Or, c’est au moment où ce lien fut rompu qu’ils se retrouvèrent unis dans le partage des mêmes circonstances.
- Il est temps de dormir ! venait de décréter la violoncelliste.
Ralph et les garçons se levèrent dans un même mouvement, comme obéissant à un commandement. Isidore rouvrit enfin les yeux, virgule, essuya ses larmes d’un revers de la main, virgule, et sans un mot il précéda ses hôtes dans l’étroit escalier en bois qui conduisait à l’étage. Point, à la ligne.
Les chambres étaient assez grandes, mais presque vides. Sous des couvertures en laine, des matelas en feuilles de maïs reposaient sur de lourds cadres de bois. Des serviettes en coton pliées étaient posées sur le marbre de tables de toilette, à côté de cuvettes en tôle émaillée. Point. Madame Legrand s’installa dans la chambre contigüe à celle d’Isidore. Ralph et les garçons entrèrent dans celles qui leur faisaient face. Sans pouvoir en saisir les mots, virgule, Ralph entendit des échanges de propos entrecoupés de rires dans la chambre d’Alexandre et Louis. Puis il s’endormit rapidement.
*
Bien avant que le jour ne se lève, virgule, Ralph et Sylvie Legrand se retrouvèrent dans la salle commune où Isidore tranchait du pain. Il avait allumé un feu dans la grande cheminée et l’odeur du bois qui se consumait se mêlait à celle du café et du lait chauds. Point. C’est là une évocation très banale de la vie simple à la campagne, mais le lecteur n’y résiste jamais. C’est comme l’odeur des draps frais et le parfum de la lavande lorsqu’on ouvre la porte d’une armoire en noyer dans une chambre dallée de tomettes. Pour Ralph, surtout, c’était un réel bonheur, si loin du jus de betterave et des sardines à la vanille. Pourtant, lorsqu’on réfléchit bien – tiret- et cette narration est entièrement faite pour réfléchir-tiret- le jus de betterave est infiniment plus favorable à la santé que l’association calamiteuse « pain-beurre-lait-confiture », sans compter le café, cet excitant qui provoque le cancer de la vessie. Le petit-déjeuner de type « grand-mère » c’est l’assurance, à terme, de l’infarctus ou de l’accident cardio-vasculaire qui peut laisser gaga, du diabète qui conduit à la cécité et à l’amputation progressive de tous les membres, des tumeurs malignes se développant sur divers organes, de l’arthrose qui rend impotent, de la dégradation de la dentition qui condamne à ne plus absorber que liquides et purées, des goitres, de l’impuissance, de l’obésité, des ulcères à l’estomac etc. etc. etc. Sacrées mamies empoisonneuses avec leurs laitages sucrés (riz au lait, crème brûlée, gâteau de semoule), leurs confitures, leurs tartes, leurs plat mijotés qui ont tué à l’aube de la cinquantaine des générations de durs gaillards. Pensez à ces valeureux poilus rescapés de la Bataille de la Marne, de la Somme, du Chemin des Dames, de Verdun, et qui n’ont pas survécus aux paupiettes, aux fricandeaux, aux blanquettes. Mais ceci est une autre histoire qui nous éloigne de nos héros. Point, à la ligne.
D’ailleurs, virgule, tandis que Ralph trempait avec délectation sa deuxième tranche de pain beurré dans le grand bol de café au lait sucré posé devant lui, Madame Legrand se contentait de grignoter du bout des dents un petit morceau de pain et de boire quelques gorgées de café en grimaçant. D’ordinaire, une biscotte sans sel et une tasse de thé nature constituaient les composants uniques de son petit déjeuner. Point, à la ligne.
Dans un grand bruit de pieds nus battant les marches de l’escalier et d’exclamations dont ils possédaient seuls le sens, apparurent dans leur coutumière quasi-nudité du matin, Alexandre et Louis. Ralph se surprit à penser qu’il pouvait y avoir quelque satisfaction dans cette affirmation du corps qui allait sans doute au-delà de la simple impudeur. Point, à la ligne.
Se surprendre à penser est le propre des esprits qui commencent à se libérer. Cela commence timidement, avec une certaine crainte. On se surprend comme on pourrait se faire surprendre. C’est lorsqu’on repense à ce à quoi on a été surpris de penser, qu’on réalise qu’il n’y avait rien là de surprenant. Aussi, une fois surpris par ce qu’il avait surpris de sa pensée, ce fut sans surprise que Ralph capta les regards des deux garçons fixés sur lui. Il les regarda à son tour, regarda leur mère, évoqua le visage et le corps de Penny et se dit que, tout bien considéré, en toute connaissance de cause, aussi objectivement que possible, sans arrière pensée ou autocensure, mais avec réalisme, et surtout parce qu’il était en voyage pour la première fois de sa vie, que le café au lait était à la bonne température et que la Io du Corrège était un violoncelle, il pouvait accepter dans des limites raisonnables l’éventualité qu’Alexandre et Louis éveillassent en lui un trouble passager, presque furtif, mais qui n’avait eu d’égal jusqu’alors en intensité que ce qu’il ressentait à l’écoute de la Rhapsodie pour alto de Brahms. Relisez cette phrase : elle est longue, tarabiscotée, agaçante, mais grammaticalement irréprochable. Il sera un jour prouvé scientifiquement que le Picon-bière stimule sans les altérer, les facultés des grands écrivains.
Sylvie Legrand repoussa sa chaise et se leva.
- Allons, les enfants, il faut partir ! Combien vous devons-nous, Monsieur Isidore ?
- Rien du tout, Madame ; mais vous ne pouvez pas partir.
Tous remarquèrent alors qu’Isidore tenait un fusil dans sa main droite.
- Que signifie ceci ? s’écria sur le ton parfait des héroïnes, Sylvie qui avait pali. (Voir aussi Pâli, terme hindi désignant une langue sacrée proche du sanskrit).
- Je suis navré Madame, répondit poliment Isidore, mais je suis amoureux de votre instrument. Je ne peux pas imaginer que sa voix n’emplisse plus cette maison.
- Ecoutez, Isidore, je veux bien jouer un morceau avant de partir…
- Non, Sylvie, l’interrompit le géant borgne. Vous ne comprenez pas : il faut que vous restiez. Toujours !
Madame Legrand poussa un cri et s’évanouit dans les bras de Ralph. Les deux garçons éclatèrent de rire.
- Dans ces conditions, dit Alexandre, nous n’avons plus qu’à remonter et nous coucher ! Tu viens, Louis ? Quant à vous, Ralph, nous règlerons certains comptes plus tard…
*
- J’ai cru que tu allais dormir jusqu’à midi !
Ralph avait ouvert les yeux mais il lui fallut encore plusieurs secondes avant d’être complètement réveillé. Penny se tenait debout au pied du lit.
- Quelle heure est-il ?
- Dix heures et demie. Je m’attendais à ce que tu partes plus tôt…
- C’est ce que j’avais prévu…
- Tu as eu un sommeil agité.
- J’ai parlé ?
- Non, mais tu as beaucoup remué, surtout les bras, comme quelqu’un qui se débat ; et tu as grogné.
Ralph se dégagea des draps et s’assit sur le bord du lit.
- Penny, je crois que je ne vais pas partir.
- Tu ne vas pas en Italie ?
Il secoua la tête.
- Sait-on seulement si l’Italie existe vraiment ?
- Tu as peur de te perdre en route ?
- Pas au sens où tu l’entends, mais il y a de ça. Je crois que le violoncelle peut être un instrument dangereux, très dangereux…
- Pourquoi le violoncelle ?
- Parce que la voix d’un violoncelle, hier… Non ! C’est trop compliqué !
- Tu me crois trop bête pour comprendre ?
Ralph se mit sur ses pieds et prit Penny par les épaules, l’attirant vers lui avec tendresse.
- Pas trop bête, Penny, trop pure. Je crois simplement que les violoncelles peuvent ensorceler, comme les sirènes. Je suis sûr que les sirènes qui ont tenté Ulysse avaient cette voix d’alto, profonde comme les abysses où elles entrainaient leurs victimes. C’est une voix qui n’est, ni d’une femme, ni d’un homme.
Il enfila sa robe de chambre.
- Et puis il y a eu cette menace…
- On t’a menacé ?
- Oui, à la fin, Alexandre Legrand m’a dit que nous aurions des comptes à régler…
- Mais Ralph, de quoi parles-tu ?
- Du cauchemar que je viens de faire !
- Ah ! Je comprends ! C’est à cause de moi, hier au soir.
- Toi ?
- Oui, quand j’ai dit que j’allais faire comme cette grecque. Son nom m’est revenu, Pénélope, et tout le reste : Ulysse, la Guerre de Troie, le voyage. Ton inconscient a enregistré tout ça, sur fond de Grèce, d’épopées. D’où Alexandre Le Grand…
- Mais Alexandre Legrand n’est pas Alexandre Le Grand, c’est un des fils adoptifs de Madame Legrand ! Penny, ne parlons plus de tout ça, veux-tu bien ?
- D’accord, mais au moins ne retournes pas au magasin.
- Tu crois ?
- Je ne veux pas que tu continues à vendre des appareils de chauffage au gaz !
Ralph secoua tristement la tête.
- Et si c’était ma destinée ?
- Vendre des appareils qui peuvent tuer les gens ?
- Tout peut tuer les gens ; ça ou autre chose…
Penny ne dit plus rien. Elle ouvrit les fenêtres, repoussa les volets. Dehors, il pleuvait.
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Et maintenant mettez-vous à ma place. A ma place d’écrivain. D’écrivain arrivé au bout du bout d’un chemin impossible.
J’ai souhaité demeurer en marge de la littérature acceptable. J’ai voulu m’affranchir du sens, des formes convenues, transgresser, mépriser, ouvrir les vannes de l’absurde, édifier un bûcher pour qu’y flambent des millénaires de pensées vaines, d’étalage ridicule des sentiments, de louanges imbéciles de la vie et de trouille honteuse de la mort. Point, à la ligne.
Et ça donne ça. Ce que vous êtes en train de lire. Oh ! J’ai réussi au-delà de toute espérance, hélas ! Car en voulant dégoûter les autres de toute lecture, je me suis dégoûté moi-même de toute écriture.
Je ne sais plus comment terminer ce récit. Bravo l’artiste ! C’est la première fois que mes personnages m’échappent sans que je puisse les rattraper. Point, à la ligne.
Oui : point, à la ligne. J’ai presqu’envie de ne plus écrire que de la ponctuation. Belle apothéose ! La littérature vidée de mots ! La vision grotesque de la carcasse grammaticale : ouvrez les guillemets, fermez les guillemets ; virgule, virgule, virgule ; point ; virgule ; point-virgule ; virgule, virgule ; Point, à la ligne.
Joli, non ? De la musique avec seulement les clefs, les silences, les barres de mesure. Pas de notes. Le violoncelle-sirène définitivement muet ! Ne conserver, peut-être que la java, l’accordéoniste norvégien dépressif, la piste de danse autour du buste de Wagner.
- Je t’aime, Penny !
- Moi aussi, Ralph !
- On danse ?
- Oh ! Oui !
Et Ils dansent la java. Sous l’œil de Wagner. Ils sourient comme des cons. Comme des amoureux de comédies musicales amerloques, mais sur un air bien français de java joué sur un accordéon bien teuton par un norvégien bien norvégien. C’est beau, la java. C’est un peu d’éternité qu’on ne voudrait jamais quitter parce que ça fait très mal quand ça s’arrête. Beaucoup plus mal que du Mozart, quoiqu’on dise, parce que la nostalgie c’est une tragédie qui n’en finit pas. Point, à la ligne.
Voila ! C’est fait ! J’ai dépassé le désespoir de l’écrivain qui atteint l’indicible, parce que j’ai osé dire ce qui ne dit rien. Ecrire pour ne rien dire c’est encore dire. Et je dis, je dis, je dis. Je dis ce que dit la java, ce que la java dit, ce que jamais je n’avais dit, ce qu’on ne savait dit, ce que déjà disait tout samedi jeudi, ce que jadis disait un javanais vanné, là, là, là, là, là, là… Point, à la ligne.
Mes personnages redeviennent beaux et obéissants. Oui, beaux. Grâce à la java qui les javanise et chocolat. Ah ! Elles sont belles les grandes constructions des civilisés ! Ils sont beaux les sublimes édifices de notre rayonnante culture ! Tellement belles et beaux -comme Belzébuth- qu’il faut aller chercher le bonheur sur une île très lointaine où il n’y a jamais eu de violoncelle, de Io jupitérisée, de sirènes et d’Alexandre le Grand. Une île pour un Ulysse qui ne revient jamais du voyage, trop heureux de se perdre dans le tourbillon d’une java perpétuelle, là, là, là, là, là, là ! Ulysse accueillant le fils de Robin (Robin’son) et Zoé au soir d’un vendredi d’ébène que ne suivrait pas de samedi.
Savez-vous que je les ai vus, le roi et la reine d’un pays qui n’existait pas, qui n’était qu’une fois, assez loin l’un de l’autre sur ce qui était peut-être un bateau où le dernier étage d’une tour ? Lui, le roi, me parlait gravement, puis me reconduisait devant la passerelle ou devant la porte de l’ascenseur. Tout cela dans la nuit la plus noire où rien ne se reflétait sur la surface des eaux qui avaient recouvert le royaume. Je suis resté debout dans la barque qui m’emportait, tandis que venaient sur mes lèvres les premiers mots du récit qu’il me faudrait faire plus tard : Il était une fois, dans une ville située au nord de la Loire d’un pays imaginaire… Points de suspension…
Silence. Les lumières du Riccardo’s s’éteignent. Ralph et Penny regagnent leur maison qu’ils avaient perdue au jeu durant la soirée. Il fait très froid. Penny se blottit contre Ralph.
- Quel beau samedi !
- Oui, quel beau samedi !
Les talons des chaussures de Penny frappent les pavés luisants. Ses pas résonnent entre les façades aveugles. Ralph est troublé parce que ce martellement des pieds féminins, c’est toute la puissance érotique de la femme qui se concentre et s’épanouit dans une vibration prodigieuse. Le pas, le talon, la cambrure du pied, le galbe du mollet, la rondeur de la cuisse, l’onde qui remonte jusqu’au plexus et irradie tout le corps.
Je sais ce que ressent Ralph, parce que j’ai aimé d’une folle passion qui dura une lune, une femme à la peau d’albâtre et aux longues jambes gainées de bas noirs, qui marchait sur le quai d’un port en frappant le sol de ses souliers à talons rouges. Quand, dans certaines danses espagnoles ou latino-américaines, les hommes exécutent des taconeos, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils se livrent à un rite féminin. Parce que le sol, la terre, participent du mystère de la femme. Elle seule doit faire remonter les voix d’en bas. Sirène dans la mer, femme-serpent sur la terre, fertilisatrice et génitrice, elle retient dans la vie l’homme qui regarde les étoiles. Point, à la ligne.
- Ralph !
- Penny ?
- Ne rentrons pas tout de suite, restons un peu sous la pluie !
- Tu as raison, Penny, restons un peu sous la pluie !
Il était une fois, tout simplement, dans une ville située au nord de la Loire d’un pays qui n’existait pas, un café appelé Le Riccardo’s où chaque samedi des couples heureux venaient boire du punch avant de danser la java autour du buste de Wagner. Mais qu’est-ce que le bonheur ?
Ralph repensa à son rêve de la nuit précédente. Il se dit que ce n’était peut-être pas un rêve, car il arrive qu’on franchisse certaines portes. Aucun pays n’existe vraiment ; donc… Ce début de voyage était sans doute une erreur. Les Legrand et lui-même s’étaient-ils éloignés de leur bonheur ? Et si le bonheur c’était rester ? Mais il y avait le bon géant Isidore, le cyclope sensible, qui avait découvert un bonheur qu’il n’espérait pas et qui ne pouvait durer que si eux restaient ! Oui, et alors ? Point, à la ligne.
- On rentre ?
- Rentrons !
Leurs vêtements ruisselaient sur les marches de l’escalier, ce qui était sans importance parce qu’ils habitaient au rez-de-chaussée. Lorsqu’ils entrèrent dans l’appartement, ils se déshabillèrent et Ralph alluma l’appareil de chauffage au gaz pour sécher leurs corps humides.
- Ralph !
- Oui, Penny ?
- Promets-moi de ne plus vendre de ces appareils de mort !
- Je te le promets, Penny !
Car Ralph savait qu’il n’est jamais bon de contrarier une épouse au moment de rejoindre la couche conjugale. L’appareil de chauffage, lui, demeura silencieux, mais fut profondément affecté par ce qu’il venait d’entendre. Aussi, ayant attendu que Ralph et Penny fussent endormis après quelques ébats qui leur firent oublier de l’éteindre, il coupa sa flamme et laissa se répandre le gaz dans l’appartement.
L’explosion se produisit à six heures, lorsque la cafetière électrique, dûment programmée, se mit en marche.
Au même moment, Sylvie Legrand écarta ses cuisses, cala son violoncelle et attaqua la chaconne qu’elle jouait chaque matin pour se mettre en train. « Je ne supporte plus cette chaconne » pensa le violoncelle qui libéra brusquement ses quatre cordes : la première lia les pieds de Sylvie, la deuxième et la troisième emprisonnèrent ses mains, la quatrième s’enroula autour de sa gorge et l’étrangla.
Toujours au même moment, virgule, la déflagration provoquée par l’explosion de la maison de Ralph et Penny, déchira le ciel, libérant un passage d’où déferla la horde furieuse des vocifératrices Walkyries. Leur chevauchée s’abattit sur le Riccardo’s qu’elles ravagèrent en quelques minutes, après avoir emporté le buste de Wagner et lancé sur la ville des torches incendiaires. Point, à la ligne.
Réveillés par tout ce vacarme, Alexandre et Louis se levèrent et se précipitèrent dans le salon où ils éclatèrent de rire en découvrant le cadavre martyrisé de leur mère dont la langue énorme et violacée (viole assez ! aurait dit Lacan) sortait du visage pourpre. Sans prendre le temps de s’habiller, ils descendirent au garage et sortirent la voiture.
Bientôt la Rolls quittait la ville en feu, glissant silencieusement vers l’avenir de ces charmants garçons. Ils embarquèrent au passage l’accordéoniste norvégien dont la dépression chronique cessa instantanément à la vue des deux adolescents nus. Il s’empressa de jouer un air de java parce qu’il n’en connaissait pas d’autres. Alexandre et Louis furent enchantés car c’était beaucoup plus gai que le violoncelle de la vieille. Point, à la ligne.
S’il y avait eu un survivant dans la ville, il aurait pu prononcer ces paroles simples et pleines de bon sens : « le bonheur est une chose fragile » Point final.
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cez à écrire ici ...