Pour beaucoup d’entre nous le culte des ancêtres évoque les cultures de l’Extrême-Orient, en particulier des pratiques propres aux traditions chinoise et japonaise. Pourtant, si l’on veut bien oublier le stéréotype de l’homme ou de la femme en kimono en méditation ou prière devant un petit autel où brulent des bâtonnets d’encens, pour s’arrêter sur le sens littéral des termes culte et ancêtre, on s’aperçoit qu’il s’agit sous des formes, certes, diversifiées d’un phénomène anthropologique, d’ordre spirituel, religieux ou non, dont la manifestation est présente sur tous les continents, et qui remonte aux origines-mêmes de la civilisation.
De l’animisme au vaudou jusqu’au totémisme et à certains aspects du chamanisme en passant par le spiritisme, l’évocation des morts dans le cadre de l’ancestralité familiale ou collective, témoigne d’un véritable besoin des vivants du présent de maintenir un lien avec les vivants du passé qui les ont précédés (ceux qui précèdent, sens étymologique du terme ancêtres). Observons, par exemple, chez nous, le rituel du Jour des Morts liturgique qui voit à cette occasion les familles fleurir les tombes dans nos cimetières et s’y recueillir. La coutume est tellement ancrée qu’elle dépasse croyance et incroyance, s’imposant à tous au nom de ce qu’on pourrait appeler une « bienséance sociologique », comme fêter Noël ou Pacques, même si l’on est athée. Evoquons aussi la pratique patriotique des hommages rendus aux citoyens tombés au combat, qui a donné lieu en France aux cérémonies se déroulant devant les Monuments aux Morts érigés après la Première Guerre Mondiale et où la liste des victimes et régulièrement complétée à la suite de nouveaux conflits armés. En France Maçonnerie, des Tenues Funèbres ordonnancées par des rituels particuliers, sont consacrées aux Frères récemment décédés ou organisées régulièrement à la mémoire de tous les Maçons de la loge disparus. On connait également Halloween, fête des morts celtique célébrée la veille de la Toussaint (qui précède elle-même le Jour des Morts).
Mais qu’est-ce qui explique la naissance de ces pratiques et leur pérennisation dans le monde du 21ème siècle éclairé par la science et évoluant dans une techno sphère matérialiste ?
Une réponse possible peut avancer la recherche d’un lien avec l’au-delà qui est aussi à la base de toutes les religions et des philosophies premières, et induit des questions telles que : d’où vient le monde, d’où viens-je moi-même ? étais-je avant d’exister ? serai-je après la mort ? etc. Questions qui, comme on le constate, expriment le mystère de notre rapport au temps et à l’espace, au travers des notions d’avant et d’après, d’ici-bas et d’au-delà. L’ancêtre apparait alors comme un lien possible entre passé et présent et entre ici-bas et au-delà, parce que la chaine de l’ancestralité, se perdant dans la nuit des temps, remonte aux origines, donc aux causes premières, et parce que les ancêtres, ayant rejoint l’au-delà constituent un lien présumé avec le Principe Créateur, pouvant même jouer un rôle d’intercession.
On peut dire, d’ailleurs, qu’en ce qui concerne le mystère du rapport aux origines, la femme apparait aussi comme un lien vivant, du fait de sa maternité « créatrice », expliquant les cultes d’entités divines ou fabuleuses reliées aux mystères de vie et de mort, ainsi que les prêtrises féminines exerçant un rôle prophétique et/ou d’intercession. Cette vision de la femme a même été à l’origine de sociétés matriarcales où la causalité du coït dans la fécondation était ignorée, l’absence de paternité conduisant à confier à des mâles collatéraux l’éducation virile des garçons. Cela conduit à considérer la femme comme principe de vie et à donner naissance à des cultes l’associant en particulier à deux éléments : la terre et le feu. Gaia est la « grande mère », mère du monde. Plus modestement et plus proche mais exerçant un rôle éminent, Vesta est déesse du foyer, protectrice de la famille. Les vestales, prêtresses vierges étaient gardiennes du feu, et par extension communautaire du sens de foyer, gardiennes de la cité.
La conscience de l’ancestralité a joué un rôle déterminant dans la structuration des sociétés. La communauté d’ascendance, y compris l’ascendance mythique incarnée par un « héros », a fondé les groupes tribaux et claniques, plus tard les cités et royaumes voués à des divinités, jusqu’aux nations modernes érigées en « patries » (terres des pères) dans les contextes critiques exigeant une « union sacrée » et où, même les Etats où la citoyenneté résulte du droit du sol, appellent implicitement à la conscience d’un « devoir du sang » (celui hérité des ancêtres et celui qu’il faut consentir à verser).
Les autocrates (monarques, tyrans) issus d’une lignée par le sang, ont souvent revendiqué une ancestralité historique plus ou moins mythique, conférant à ladite lignée une origine surhumaine. On peut citer le cas de César (Caius Julius, surnommé César parce que né du ventre « tranché » de sa mère, intervention qui prendra le nom de césarienne) qui appartenait à la gens Julia, les Iulii, ce qui lui permit de se réclamer de la lignée d’Iule, surnom d’Ascagne, fils d’Enée. Le surnom d’Iule aurait été donné à Ascagne après sa victoire sur les Rutules et les Etrusques avant qu’il ne fonde Albe. Iule signifierait « petit Jupiter ».
Aux Mérovingiens, première dynastie des rois de France, on attribuait pour ancêtre Mérovée (bien qu’il ne fût que le deuxième ou troisième roi « mérovingien ») qui serait né de l’union de sa mère avec une créature venue de la mer.
On n’oubliera pas non plus les cas d’ancestralité mythique collective dont le IIIème Reich fut représentatif, notamment au travers des recherches paranormales et multidirectionnelles de Himmler (un royaume hyperboréen, l’Agartha himalayen, entre autres). Himmler avait créé l’Ahnenerbe, société pour l’étude de l’héritage des ancêtres.
L’ancestralité individuelle ou collective, sous-tend l’idée d’une transmission biologique (le sang) du caractère héroïque des ancêtres et d’un enracinement historique le plus ancien possible de la lignée. Ainsi, le « must » pour la noblesse française, est l’appartenance à une famille descendant en ligne directe d’un ancêtre ayant participé aux Croisades ; pour les Anglais ce sera un ancêtre compagnon de Guillaume le Conquérant à la bataille d’Hasting. En Italie, un certain nombre de nobles peuvent revendiquer une ancestralité remontant à de grandes familles patriciennes de la Romme Antique.
L’Eglise catholique a son propre lignage, d’ordre sacramentel, qui est la « tradition épiscopale », c’est-à-dire la transmission sacerdotale ininterrompue par les ordinations successives des évêques depuis le premier d’entre eux, Pierre, « ordonné » par Jésus-Christ lui-même. Dans l’ancienne liturgie, il était même fait référence à une prêtrise selon l’Ordre de Melchitsédeq, ce mystérieux personnage « sans généalogie », donc extra temporel, qui selon la Bible fut prêtre du Très Haut et à qui Abraham, béni par lui, donna la dime (Genèse, 14,17à20).
A propos de la Genèse, on notera le souci de généalogie dont témoignent les généalogies des patriarches antédiluviens de Adam à Noé (Gen. 5, 15à32), puis postdiluviens (10, 1à32 et 11 10à32). Quant au Nouveau Testament (Evangiles), on trouve chez Mathieu (1, 1à17) et chez Luc (3, 23à38) des généalogies de Jésus (qui, soit dit par parenthèse, confèrent une ancestralité paradoxalement très « terrestre » au fils de Dieu). Marc s’en abstient et Jean est plus en phase avec la filiation divine en évoquant le logos et le verbe [qui] s’est fait chair.
Cependant, dans la course à l’ancestralité (plus ancestral que moi, tu meurs !), la palme revient à la Franc Maçonnerie opérative. En effet, dans plusieurs récits légendaires des Old Charges (littéralement « Anciens Devoirs », autrement dit « Règle » d’une corporation initiatique à l’origine de laquelle certains voient la main de l’Ordre du Temple), on trouve des généalogies faisant remonter la tradition maçonnique à Noé et même à Adam ! Symbolisme, certes, mais affirmation d’une prétention à une origine divine de l’institution. Dieu le Père, en dépit de la Sainte Trinité, c’est encore mieux que Dieu le fils, référence fondatrice de l’Eglise romaine !
Cette course à l’ancestralité peut faire sourire, mais elle témoigne d’une fascination pour l’ancienneté qui se manifeste encore puissamment aujourd’hui dans la restauration et la conservation patrimoniales, ainsi que dans un rapport troublant des individus avec des objets ou des éléments naturels d’autant plus attirants qu’ils semblent défier le temps ordinaire, leur durée dépassant celle d’une vie humaine et celle de la transmission mémorielle directe entre générations. Qui n’a pas ressenti une émotion face à un très vieil arbre encore vivace (certains, comme au Japon, sont devenus des destinations de pèlerinage et l’objet de rites), une momie égyptienne ou le squelette reconstitué d’un dinosaure ?
Pour ce qui est de l’ancestralité individuelle ou familiale, il n’y a pas si longtemps que dans bien des foyers, un emplacement était réservé aux tableaux, gravures ou photographies grand format sous verre représentant des parents, grands parents et aïeux disparus, surtout ceux qui avaient occupé une position éminente dans la société (avatars du « héros »).
Plus intéressante est la portée de l’ancestralité collective, car elle s’enrichit sans cesse des apports de l’histoire et de la préhistoire au travers des découvertes documentaires et archéologiques. Les nouvelles technologies font d’ailleurs revivre en 3D de nombreux sites et objets reconstitués, permettant, mieux que des vestiges insuffisamment parlants pour le public, une appropriation du passé. On passe plus facilement du « ils ont fait » à « nous avons fait ». L’héritage induit l’hérédité par l’effet cumulatif des legs générationnels. La multiplication des musées, des ouvrages consacrés au patrimoine et à l’histoire, des fictions et des documentaires audiovisuels, ne peut que conforter l’homme du 21ème siècle, au travers de l’héritage d’un patrimoine mondial, dans le sentiment de sa citoyenneté planétaire.
Atténuons néanmoins aussitôt l’optimisme un peu trop enthousiaste du propos : ce sentiment ne demeure encore connaissable que par une élite de l’esprit, celle qui s’affranchit des vieux préjugés, des clivages idéologiques, de la morale ordinaire. Elle se nourrit moins de livres et de savants débats, que d’une subtile perception intuitive du vivant, passé ou présent et même en passe d’advenir. Ceux qui la forment peuvent être hommes de rites, mais pas de cultes, et surtout pas rendus à des humains. Comme dit un rituel maçonnique (initiation au grade de Maître Secret, 4ème degré du rite écossais ancien et accepté) : Vous ne forgerez pas d’idoles humaines. Le regard qu’ils portent sur les ancêtres et leur héritage est celui du marcheur qui fixe le chemin qu’il a devant lui, mais qui, régulièrement, s’arrête et se retourne pour observer l’espace parcouru. De même qu’il respecte le vivant du présent, il respecte celui du passé mais ne rend pas davantage de culte aux morts qu’aux vivants. Pour lui, si l’ancestralité est une réalité qu’il faut connaitre, elle n’est pas une valeur en soi. C’est toujours avec étonnement, malgré son accoutumance à la stupidité ambiante, qu’il entend ceux qui contemplent béatement pyramides et cathédrales en disant « aujourd’hui on ne saurait plus faire cela », mais ne jetant qu’un œil distrait sur la nouvelle qu’une sonde ayant parcouru l’espace durant plus d’une décennie, vient de déposer un robot sur une comète ! Lui ne porte pas de jugement de valeur et il se refuse à répliquer stupidement « les bâtisseurs de pyramides ou de cathédrales n’auraient su faire cela », parce qu’il pressent qu’il n’y a peut-être pas de différence essentielle entre ces deux témoignages de la quête humaine de l’authentique connaissance.
Celui pour qui le culte des ancêtres se confond avec le culte du passé, raisonne en termes de reproduction et d’imitation, incapable de réaliser que ce qui valorise l’ancêtre, ce n’est pas tant ce qu’il a fait, mais qu’il l’ait fait en son temps, donnant une valeur ajoutée à son présent en innovant et non en reproduisant ou imitant ses propres ancêtres. C’est pourquoi les conservateurs et les réactionnaires ne mériteront jamais une place sur l’autel des ancêtres. Ce sont des inutiles et même des nuisibles, car ils opposent leur force d’inertie et de retardement aux forces de progression. Ce sont les mêmes qui ont fustigé Flaubert, craché sur l’impressionnisme et le cubisme, n’ont pas cru à l’avenir de l’aviation, ont raillé les travaux d’Einstein, méprisé l’Art déco, annoncé que l’homme n’irait jamais sur la Lune, et qui aujourd’hui déplorent qu’on gaspille de l’argent en s’intéressant aux exoplanètes.
Terminons cet aperçu sur le culte des ancêtres et les commentaires qu’il peut susciter, en plaçant la réflexion dans la perspective apocalyptique offerte par le concept religieux de Jugement dernier et de Résurrection de la chair. Fantastique spectacle où nous voyons revivre les ancêtres depuis le premier homme, rejoignant les vivants jusqu’au dernier d’entre eux, pour former « l’Humanité totale", tous millénaires cumulés ! Autrement dit c’est la boucle temporelle (merci Nietzsche ! Merci Einstein !) qui se referme. Vision mystique et mythique, certes, totalement irrationnelle, mais sublime moment où l’on verrait s’entretenir un architecte égyptien avec Léonard de Vinci, Galilée avec des ingénieurs de l’ESA, Picasso esquissant un dessin de la scène, Mozart orchestrant une symphonie improvisée… Plus de morts et de vivants, d’ancêtres et de descendants. Dissipation des chimères cultuelles et culturelles, béquilles devenues inutiles dans l’intemporalité, illumination fulgurante des consciences. Une fois les imbéciles renvoyés aux tombeaux qu’ils n’auraient jamais dû quitter (faisons appel du Jugement dernier !), tel Flaubert disant : Madame Bovary c’est moi, nous pourrions dire : Dieu c’est nous !