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Aperçus sur la justice

22 mars 2024 par
Simon Couval

Le symbole est multivoque. Cependant, on n’en retient souvent qu’une seule signification parce qu’elle correspond à l’idée qu’on se fait a priori de ce qu’elle représente. Le présent article propose quelques aperçus sur la justice à partir des interprétations possibles du principal symbole présent dans les allégories de la justice : la balance.

Nous disons que la balance est le principal symbole de la justice, parce qu’il est le plus ancien (Haute-Antiquité), le glaive et le bandeau n’étant apparus que plus tardivement (13ème et 15ème siècles). Mais que pèse la balance de la justice, et qu’est-ce que cela nous dit de la vision qu’à notre société de la justice ?

Thémis

Pour l’Européen, même si la balance est un héritage de la représentation de la pesée des âmes après la mort (Egypte, Grèce archaïque), elle a ensuite acquis (Moyenne et Basse Antiquité) une signification institutionnelle : celle de la justice des hommes qui arbitre impartialement les conflits privés et sanctionne avec mesure les infractions à la loi qui mettent en péril l’équilibre de l’ordre social.

Si les modalités d’exercice de la justice ont suivi l’évolution de la société, les principes fondamentaux symbolisés par la balance ont peu varié : pesée (appréciation) des preuves et des éléments à charge et à décharge, sanction adaptée à la gravité de l’infraction et à ses circonstances. De ce fait, la justice nous apparait comme la comparution d’individus face aux enquêteurs (Police, Gendarmerie), aux juges d’instruction (mise en examen), puis aux magistrats du siège, juges et assesseurs (la Cour) et aux magistrats du parquet ou ministère public (procureurs) ainsi qu’au jury populaire dans le cas des assises (jugements des infractions qualifiées « crimes »).

Si la société apparait dans ce dispositif, c’est indirectement et symboliquement : policiers et gendarmes sont Ies représentants de l’ordre, le procureur est dit de la République et en qualité de ministère public il engage les poursuites et requiert la peine au nom de la société (c’est l’action publique), de même qu’à tous les niveaux de juridiction les jugements sont rendus au nom du peuple français. Quant aux jurés qui composent le jury aux assises, ils sont tirés au sort sur des listes citoyennes et représentent donc le peuple. Enfin, rappelons que, sauf dans l’exception du huis clos, la salle où se déroule le procès est ouverte au public.

Les termes peuple, public, République, se répètent, nous rappelant que la justice n’est pas une affaire privée, mais bien la confrontation de l’individu à la société dont il n’a pas respecté la loi (expression de la volonté générale, voix du peuple souverain). Si les professionnels de l’appareil policier et judiciaire, qui n’agissent qu’au nom de cette loi et en quelque sorte par mandat du peuple, devaient l’oublier, les médias ne manqueraient pas de le rappeler. En effet, ils revendiquent, parfois jusqu’au harcèlement, leur droit-devoir d’information du public, et même la représentation de l’opinion publique. Cela concerne plus particulièrement les phases de la procédure auxquelles le public n’est pas admis à assister, c’est-à-dire l’enquête et l’instruction. Plus encore, certains médias n’hésitent pas à se faire eux-mêmes enquêteurs, et il arrive que leurs investigations précèdent ou dépassent l’enquête officielle, rendant inévitable l’engagement des poursuites (Le canard enchainé et Médiapart s’en sont fait quasiment une spécialité).

Némésis

L’action de la justice est encadrée par des procédures précises qui évoquent un mécanisme. On parle d’ailleurs d’engrenage, de machine judiciaire. Cependant, derrière cette apparence d’un jeu de rôles déshumanisé où seuls les avocats s’autorisent le recours aux sentiments et à l’émotionnel, ressurgissent parfois, notamment dans les grands procès criminels, les ingrédients irrationnels des plus vieux mythes rendant compte du comportement humain collectif. Ainsi en est-il du double rôle, pas toujours perçu, qui est dévolu au coupable : non seulement il doit être condamné à une peine en réparation de sa faute, mais il devient aussi l’acteur passif « occasionnel » d’un rite expiatoire délivrant la collectivité de toutes les fautes réelles ou potentielles menaçant l’harmonie du groupe. On aura reconnu là le rôle du bouc émissaire. Ici la justice n’est plus simplement l’institution qui « dit le droit » représentée par Thémis ; elle devient magie et thérapie collective. Cela se manifeste particulièrement lorsqu’on est en présence de crimes particulièrement révoltants pour les consciences ordinaires : tueurs en série, viols suivis de mutilations, viols et meurtres d’enfants. Une certaine hystérie s’empare du groupe saisi par l’effroi mais aussi la peur, chacun se voyant lui-même ou ses proches victimes potentielles tant que le coupable n’est pas découvert et arrêté. Le traitement médiatique de l’information, sciemment ou pas, peut contribuer à aggraver un climat anxiogène (la phrase introductive du présentateur du JT de TF1, Roger Gicquel, le 18 février 1976, après l’enlèvement et l’assassinat du petit Philippe Bertrand, est restée célèbre : La France a peur !). Après l’hystérie de l’effroi et de la peur, c’est l’hystérie vindicative, celle qui rassemble une foule hurlant « A mort » ! Car le poids de la faute pèse excessivement sur un plateau de la balance et il faut placer le glaive de Némésis sur l’autre plateau pour rétablir l’équilibre.

C’est d’ailleurs bien la peine de mort qui rend le mieux compte de cet aspect magique et thérapeutique de la justice. En effet, personne n’a jamais pu être convaincu de la nature dissuasive de cette peine puisqu’il suffisait de constater qu’en dépit des exécutions capitales, les crimes de sang, même les plus sordides ou crapuleux n’ont jamais cessé d’être commis. Pourtant, pour une grande majorité de la population -et peut-être encore aujourd’hui- la peine de mort a été ressentie comme une « nécessité », pour ne pas dire un « besoin ». Si cette nécessité ou ce besoin ne concernait pas la dissuasion s’adressant aux criminels potentiels, elle concernait donc la collectivité elle-même ressentant consciemment ou inconsciemment que l’acte criminel que rien ne légitimait, constituait une atteinte grave aux valeurs fondamentales participant à la cohésion sociale. A la rigueur aurait-on pu imputer aux parents et proches des victimes un sentiment de vengeance ; mais pour la foule citoyenne des « anonymes » il s’agissait de « purification ».

Justice et société

L’acte du criminel dément la cohésion sociale, révèle une faiblesse de l’ordre public, dénonce les limites des valeurs fondatrices. Alors, l’existence du criminel, témoins vivant de cet échec, devient insupportable. Mais on ne peut exclure également un certain sentiment troublant de responsabilité collective : aurait-on pu empêcher le crime ? S’en est-on donné suffisamment les moyens ? A la suite de crimes ayant entrainé une sorte de traumatisme collectif, l’opinion publique met en cause les gouvernants, réclame plus de police, plus de moyens pour la justice etc. Les avocats de l’accusé vont parfois plus loin, évoquant son parcours depuis l’enfance et n’hésitant pas à établir des liens de causes à effets entre la nature chaotique dudit parcours et la dérive criminelle : enfance malheureuse, absence ou insuffisance des parents, déficit éducatif, insertion difficile dans la vie professionnelle. La société est ainsi renvoyée à ses propres responsabilités : injustice sociale, inégalité, lacune des systèmes éducatifs et scolaires, chômage etc.

Victor Hugo a dit : Ouvrir une école, c’est fermer une prison. C’est évidemment excessif et démenti par la réalité. D’abord il est clair que tous les enfants privés d’instruction, d’éducation et de confort affectif, ne deviennent pas des délinquants ou des criminels, loin de là ; certains réussissent même fort bien, relevant dans la légalité et le respect de l’ordre social le défi que le destin leur a imposé. Ensuite, il n’y a jamais eu autant d’écoles, mais la capacité d’accueil des prisons est saturée, on doit en construire de nouvelles. Néanmoins, ce renvoi à la responsabilité collective n’est pas inintéressant, car il renvoie indirectement à des pratiques plus rituelles qu’institutionnelles de groupes archaïques ayant une vision du monde qu’on pourrait qualifier de « cosmique » au sens de « global ».

Parmi eux, et à titre d’exemple, très représentative de ce type de culture est celle des Koguis, peuple amérindien des hauts-plateaux colombiens. C’est sans doute le fait d’avoir été longtemps isolés qui leur a permis de préserver leurs traditions. Leur rapport au territoire est fondamental : ils considèrent qu’il est le centre du monde dont eux-mêmes sont les gardiens. Ils n’ont pas de religion de type déiste ou théiste, mais leurs croyances relèvent de l’animisme. Chaque élément naturel des trois règnes possède un « esprit » et l’ensemble est organiquement comparable au corps humain : les sommets des montagnes sont la tête ; les rivières, les veines ; les strates du sol, les muscles ; les herbes, les poils etc. Leur organisation sociale est collective et égalitaire, avec une conscience forte chez chacun d’appartenir à un ensemble solidaire, lui-même solidaire de ce que nous appelons l’écosystème. Il n’y a pas de hiérarchie, mais une conception de type chamanique, certains d’entre eux -hommes et femmes- étant reconnus comme médiateurs entre le Ciel et la Terre.

Au-delà de l’humain

Ce bref aperçu d’une vision de la vie, explique comment s’y établissent les liens entre l’individu, le groupe et le monde, notamment dans le cadre du thème qui nous occupe : la justice. En effet, dès lors que le groupe considère qu’il est gardien de la Terre, donc de son équilibre, tout acte délictueux ou criminel remet en cause cet équilibre et engage la responsabilité du groupe lui-même. Responsabilité quant aux causes (en quoi le groupe est-il éventuellement responsable de l’acte individuel ?) et responsabilité quant aux conséquence (comment le groupe peut-il rétablir l’équilibre rompu ?). Alors que chez nous l’infraction à l’ordre social est l’affaire de l’individu et des juges, la société n’étant que symboliquement partie prenante, dans un groupe de cet ordre c’est réellement l’affaire de tous, l’éclairage étant apporté par des « sage » qui assurent la médiation avec le ciel et savent interpréter les signes des « esprits ».

Une telle conception de ce que nous appelons la justice semble donc très éloignée de la nôtre. Et pourtant, avant que se généralise la pratique inquisitoriale – cruelle avec le recours à la torture, puis rationnalisée et non-violente avec la procédure d’instruction judiciaire- nos anciennes cultures, de la Mésopotamie à l’Egypte, des Hébreux aux Grecs archaïques, de Rome à l’Europe médiévale et chrétienne, en ont été plus proches que nous le pensons, en particulier pour ce qui concerne le recours au suprahumain pour éclairer la justice des hommes.

Là où animistes et chamanistes recourent aux esprits des éléments des trois règnes, polythéistes et monothéistes appelaient,eux, au jugement divin. La volonté divine se manifestait dans des pratiques telles que l’ordalie (on soumet le présumé coupable à des épreuves extrêmes, logiquement mortelles, et s’il en réchappe c’est qu’il est innocent). Pratiquée déjà à Babylone comme l’atteste le fameux code d’Hammourabi, l’ordalie (terme médiéval) a été en usage en Egypte, en Grèce archaïque, chez les Hébreux (voir AT, Nombres V, 11-28) et durant le haut-moyen-âge. A Rome la volonté divine était « lue » par des prêtres dans les entrailles d’animaux sacrifiés : c’est l’extispice.

Avant la justice

Ces incursions dans les cultures archaïques marginales et dans le passé de notre propre civilisation, doivent nous amener à prolonger notre réflexion sur la justice, en particulier à la lumière de l’anthropologie, de la sociologie et de la philosophie du droit. Or, si certains aspects d’une telle réflexion interviennent lors des débats judiciaires (plaidoiries des avocats, commentaires de journalistes et d’intellectuels) ou au Parlement et dans la presse à l’occasion de l’examen de projets ou propositions de lois, le sentiment prévaut qu’une fois la sentence prononcée, « justice est rendue ». C’est d’autant plus vrai qu’au terme des recours éventuels (appel, cassation) le jugement est revêtu de « l’autorité de la chose jugée », les possibilités de révision étant extrêmement limitées et la procédure n’aboutissant qu’exceptionnellement à donner satisfaction aux demandeurs.

Il apparait donc plus opportun d’orienter la réflexion, non pas en aval de la procédure judiciaire, mais en amont de celle-ci, au stade-même de l’acte qui en a justifié le déclanchement. Il ne s’agit donc pas d’une réflexion sur la justice, mais de tenter de comprendre la genèse des litiges, des délits et des crimes ; c’est-à-dire des actes fortement indésirables qui affectent l’ordre social dans l’atteinte à l’un des trois principes fondateurs de la République : la fraternité (qu’on pourra décliner en solidarité, cohésion sociale, paix civile etc.). Dire : « utopie ! » c’est accepter comme inéluctable l’imperfection de l’ordre social et relativiser les valeurs dont il se réclame. Accepter la démarche, c’est en appeler aux consciences (et pas seulement au sens moral) et au courage d’accepter des réalités qui peuvent être gênantes. Dans le cadre de cet article, c’est un propos dont nous n’aborderons pas tous les développements qu’il implique. A titre d’exemple de ce que nous entendons faire apparaitre, nous retiendrons la violence et en particulier celle qui est inhérente à tout crime de sang. Nous nous bornerons à poser une simple question : quand une société place au sommet des valeurs l’argent et le profit, lorsque cette société manifeste un mépris évident pour la nature, la vie des animaux et des végétaux (voir, notamment, les conditions ignobles de l’élevage intensif et de l’abattage des animaux destinés à la consommation, l’urbanisation destructrice d’environnement et génératrice de catastrophes), faut-il s’étonner que ce mépris finisse par atteindre l’être humain lui-même, réduit à sa valeur marchande ( en tant que travailleur exploité dans le procès de production industrielle, en tant que consommateur manipulé par les publicités trompeuses, en tant que proie de l’addiction aux jeux prometteurs d’enrichissement fabuleux, en tant qu’objet de désir sexuel ou prédateur latent d’un tel objet dont on excite la libido etc. etc. etc.) ? Des bénéficiaires de superprofits tuent impunément (en fabriquant et distribuant des produits mortels, en exposant des ouvriers aux effets létaux de matériaux ou de conditions de travail non sécurisées, en bâtissant avec la complicité d’élus corrompus des logements dans des zones à risque, en offrant à la consommation des produits dangereux pour la santé…) ; alors, pourquoi pas vous ?



***

-Sur les Koguis, voir l’association Tchendukua fondée par Éric Julien en 1997

-Sur les superprofits qui tuent, voir notre article Refondation évoquant la responsabilité flagrante d’industriels allemands fabriquant des pesticides (les mêmes qui furent les fournisseurs des nazis pour les chambres à gaz).

-Sur la construction de logements dans des zones à risque et la corruption des élus, voir le procès consécutif à la tempête Xynthia. Voir, plus récemment le reportage de l’émission Sale temps pour la planète (France 5) le 03 août 2022 où l’on peut constater dans la partie consacrée aux Alpes Maritimes, que les constructions en cause (le bas de Biot, un versant de La Turbie, la Plaine du Var) sont toutes postérieures à 1960, car l’habitat traditionnel, aujourd’hui noyé dans un environnement de béton, ne s’était pas aventuré dans les zones à risque (mais c’était avant l’urbanisation anarchique de la seconde moitié du 20ème siècle qui a généré des profits fabuleux pour les promoteurs immobiliers, les entreprises du bâtiment, les agences immobilières… et accessoirement un certain nombre d’élus, de partis politiques et de fonctionnaires.

-Sur les matériaux, voir le scandale de l’amiante. Dès 1898 la nocivité de l’amiante pour la santé était connue du monde industriel. En France ce n’est qu’un siècle plus tard (1997) que l’amiante est interdite ! Il est difficile de fournir une liste exhaustive des produits et matériaux dangereux pour la santé (citons pour mémoire le plomb responsable du saturnisme, le mercure, le benzène, le trichloroéthylène utilisé dans l’industrie métallurgique et dans la teinturerie comme détachant). Certains sont interdits, d’autres toujours utilisés, y compris dans l’industrie alimentaire. Il existe aussi des produits qui ne sont dangereux qu’à forte concentration (le sucre par exemple).

-Sur l’alimentation industrielle, voir le récent scandale des pizzas Buitoni, mais aussi le rappel des glaces Häagen-Dazs, certaines contenant de l’oxyde d’éthylène, d’autres du chloro éthanol !