Se rendre au contenu

Demain l’Eurasie

(La perspective géopolitique d’un futur possible à la lumière de la tradition)
19 mai 2024 par
Simon Couval

Ce qui se joue actuellement dans divers endroits de la planète, dépasse la vision réductrice qu’en donnent les médias, reflétant en cela l’ignorance devenue générale des repères spirituels de la géographie sacrée. En Europe centrale, au Moyen-Orient, en Inde, en Chine, en Afrique noire, apparaissent les signes avant-coureurs d’une recomposition des espaces territoriaux, non seulement à la surface des sols concernés, mais dans l’intériorité-même des peuples : on assiste à un réveil des âmes des nations, annonçant pour un temps indéterminé le déclenchement de combats eschatologiques.

Les signes des temps

Nos sociétés, en particulier dans ce qu’on appelle l’Occident, ne possèdent plus la science des signes, du moins ceux qui sont transmis par l’authentique et immémoriale tradition ; car pour ce qui est de ceux qui servent l’imposture des superstitions et de la contre-initiation, nos contemporains ne sont pas en reste. Si, au lieu de scruter le ciel dans l’attente d’OVNI ou de se laisser séduire par les billevesées qui ont fait en son temps le succès du New age, ils s’attachaient à l’interprétation, pas si complexe qu’on pourrait le penser, des signes qui s’inscrivent dans le réel de l’actualité, ils verraient s’esquisser les dynamiques lentes qui ont toujours précédé les grands bouleversements de l’histoire. Et cela n’a rien d’irrationnel, au contraire.

Il est paradoxal que les Occidentaux qui se réclament -et s’enorgueillissent- d’une rationalité cartésienne, laissent si peu de place au doute méthodique qui en constitue le point de départ et, d’une certaine manière, nourrit l’esprit critique. Une telle posture mentale restreint le champ de liberté de la pensée en l’exposant au risque de la médiatisation qui s’interpose (c’est le sens-même du terme) entre le réel et la pensée du sujet, conduisant celui-ci à y intégrer directement l’opinion médiatique au lieu d’élaborer la sienne propre. Savez-vous que les premiers journaux s’appelaient gazettes parce qu’à Venise on les achetait pour une gazetta, pièce de monnaie représentant une gaza (en français : pie) ? Voilà déjà un beau signe qui est comme une mise en garde : la pie n’est-elle pas cet animal bavard qui jacasse ?! Comble du recours à un intermédiaire pour la formation de l’opinion, on parle aujourd’hui d’influenceurs ! C’est, sans s’en cacher et en l’affichant clairement, placer les pensées individuelles sous la tutelle de la parole d’autrui ; une sorte de « prêt à penser », comme il y a un prêt à porter pour les vêtements. Est-ce à dire que le public est devenu incapable de penser par lui-même ? Tout esprit conservant un minimum de lucidité devrait se rendre compte du risque qu’il y a à renoncer à l’autonomie de sa pensée.

Dans un tel contexte, la lecture des signes procédant d’un réel qui n‘est plus appréhendé « en direct » et qui peuvent même être occultés par la production « idéelle » de toute médiatisation (tendant aussi très souvent à l’idéologisation), devient impossible. Or, quoique ignorés par la plupart des gens, ces signes existent. Ceux qui sont annonciateurs de ce que nous avons appelé « le déclenchement de combats eschatologiques », se sont multipliés depuis deux siècles et surmultipliés depuis un demi-siècle. Ils se sont inscrits dans l’histoire de tous les peuples car la Terre est un tout, un ensemble solidaire dont les éléments constitutifs obéissent à une logique temporelle que voile une illusion dispersive, mais dont la corrélation est rendue possible par ceux qui savent que les faits qui apparaissent dans l’espace des territoires sont la manifestation visible des étapes de leur destin historique. Ce sont les signes des temps.

Les continents : variabilité d’une représentation

A l’exception des astronautes qui ont pu en avoir une vision directe depuis l’espace, nous ne connaissons les continents que par leur représentation cartographique. Mais qu’est-ce qu’un continent ? Quoiqu’on s’accorde à reconnaitre qu’il n’y a pas de définition spécifiquement géographique du continent, certains s’y essayent mais le résultat n’est pas satisfaisant. Ainsi en est-il du continent défini comme « surface formant un tout sans qu’il soit nécessaire de traverser une mer » ; dans ce cas, à partir de quelle dimension distingue-t-on un continent d’une grande île ? La Grande Bretagne demeure une ile, mais l’Australie, certes plus grande, est considérée comme formant un continent (l’Océanie) avec quelques iles moyennes (Nouvelle Zélande, Nouvelle Guinée) et de proches archipels.

De cette incertitude il résulte de la part des géographes une sensible différence sur le nombre de terres que les uns et les autres considèrent comme continents : cela va de trois à sept, en passant par 4, 5 et 6, avec deux variantes pour 5 et trois pour 6, soit neuf configurations !

Partant de la configuration à 6 continents généralement retenue aujourd’hui (Afrique, Amérique, Antarctique, Asie, Europe, Océanie), il est intéressant de faire les constats suivants dans les neuf configurations :

  • Seul l’Antarctique est présenté comme autonome dans toutes les configurations car il n’est, ni rattachable à un autre continent, ni divisible
  • L’Afrique est autonome dans 6 configurations (3 rattachements à l’Eurasie)
  • L’Amérique est autonome dans 5 configurations (2 divisions en Nord et Sud)
  • L’Asie n’est autonome que dans 2 configurations (2 rattachements de l’Océanie, 5 fusions dans l’Eurasie)
  • L’Europe est autonome dans 4 configurations (5 fusions dans l’Eurasie)
  • Dans les configurations de rattachements, seule la fusion de l’Europe et de l’Asie donne lieu à l’apparition d’une dénomination spécifique : l’Eurasie.

On observera également que les conceptions continentales sont tantôt dominées par l’approche géographique, tantôt influencées par des critères ethniques ou culturel. Ainsi le « bloc » africain qui n’est rattaché à l’Asie que par l’isthme de Suez (qu’a facilement percé le canal) et donne une illusion d’homogénéité dans sa représentation cartographique, alors que climatiquement, ethniquement, culturellement et historiquement il est extrêmement différencié : sur ces trois plans, le nord arabo-berbère est déjà un sous-continent ; mais le centre, l’est et le sud comptent plus d’un millier d’ethnies et presqu’autant de langues et dialectes. Le découpage colonial strictement cartographique a fait fi de cette mosaïque, créant les conditions de drames postcoloniaux. Dans le cas de l’Amérique, un franc distinguo entre le nord et le sud est pertinent (à condition de rattacher l’Amérique centrale au sud) car il correspond à la réalité historique et culturelle de deux types de civilisations issues, au nord de la colonisation anglaise, française et néerlandaise, au sud de la colonisation espagnole et portugaise. Le distinguo entre Asie et Océanie semble également pertinent dans la mesure où les peuples autochtones d’Australie (Aborigènes et Papous) et les Austronésiens (Micronésiens, mélanésiens et polynésiens), s’ils ont une origine asiatique avérée, celle-ci est, préhistorique (avant -40000 pour le premier groupe), un peu plus récente quoiqu’également préhistorique pour le second groupe, mais ayant donné lieu à métissage avec le premier groupe. Il y a donc bien une spécificité océanienne.

Enfin, notons le cas de l’Inde, souvent qualifiée de « sous-continent », appellation pertinente puisqu’il semble que l’Inde était autonome avant que la convergence des plaques tectoniques indo-australienne et eurasienne ne provoquent son rattachement à l’Eurasie et la naissance de la chaine himalayenne. La question peut d’ailleurs se poser de savoir si une immense presqu’ile pourrait être considérée comme un continent dans le cas ou une convergence géologique avérée formant une soudure frontalière significative indiquerait l’antériorité d’une autonomie continentale. Ajoutons que l’Inde manifeste une spécificité culturelle particulièrement marquée par l’hindouisme.

Le cas de l’Eurasie

Géographiquement l’Eurasie désigne l’ensemble Europe-Asie qui, d’est en ouest, s’étend des côtes orientales de la Chine sur le Pacifique (archipel nippon compris) jusqu’à l’Atlantique (Grande Bretagne comprise). Il est bordé au sud par les rivages de la Méditerranée, de l’océan indien et de la mer de chine ; au nord par l’océan arctique, la mer de Barents, la mer du Nord.

D’un point de vue historico-culturel la réalisation d’une entité eurasienne a vu plusieurs fois des amorces de concrétisation avec des conquêtes asiatiques d’une partie non négligeable de l’Europe, mais qui n’ont pas franchi durablement le Danube ou le Rhin (Les Huns avec Attila, fin du 4ème siècle et début du 5ème siècle ; les Mongols avec Gengis Khan, Fin 12ème siècle et début 13ème siècle). En fait, la première Eurasie se fera en sens inverse par l’extension territoriale de la Russie jusqu’au Pacifique (la « grande Russie » de Brest-Litovsk à Vladivostok). Mais pour comprendre le concept d’Eurasie, il faut d’abord revenir sur quelques aspects de l’histoire de la Russie qui ne sont d’ailleurs pas sans éclairer les enjeux et motivations de la guerre russo-ukrainienne actuelle.

Russie : une histoire et une géographie

Autant qu’on ait pu la reconstituer à la lumière des vieilles chroniques, l’histoire de la Russie commence au 9ème siècle par l’arrivée des Varègues venant de Scandinavie via les actuels Etats baltes et l’actuelle Biélorussie et fondant le Rus’ de Kiev, une principauté souveraine. Ils développent des échanges avec l’empire byzantin (empire romain d’orient). En 988 le prince Vladimir se convertit à la religion orthodoxe et en fait la religion d’Etat. Vers la fin du 13ème siècle le centre de gravité politique se déplace à Moscou et au début du 17ème siècle Michel Ier devient le premier tsar, installant la dynastie des Romanov.

Géographiquement, la Russie poursuit son expansion vers l’est en exploitant les ressources de la Sibérie (riche en fourrures animales), mais aussi en développant des échanges avec la Chine : Pierre le Grand (1672-1725) fait tracer la « route de Sibérie » qui relie Moscou à la frontière de la Mandchourie, à Kiakhta.

Cette jonction avec l’Extrême-Orient est déterminante. En effet, la chaine montagneuse de l’Oural, ordinairement considérée comme la ligne de démarcation entre l’Occident et l’Orient, n’est plus une frontière, mais un trait d’union manifestant la vocation médiatrice de la Russie : à l’ouest de l’Oural elle est occidentale (en fait « orient de l’Occident »), à l’est de l’Oural elle est orientale. Mais il y a plus, car cette position eurasiatique confère aussi à la Russie l’aptitude à établir des relations particulières avec un certain nombre de pays de son sud, tels que la Turquie, l’Iran ou des pays de la péninsule arabique, tous réputés « asiatiques », donc faisant partie de l’Eurasie (notons aussi la présence chinoise actuelle avec la base navale de Djibouti). Mais ce sud asiatique inclut géographiquement Israël, ce qui conduit à poser l’incontournable question juive.

La question juive

Il y a une question juive parce qu’il y a, depuis le début de la diaspora un antisémitisme endémique, tantôt latent, tantôt violemment manifesté, au point d’être devenu parfois une politique d’Etat.

Avant ce qu’on appelle diaspora qui désigne une dispersion sous la pression de évènements, il y a toujours eu des installations de juifs en Europe dans le cadre des relations commerciales donnant lieu à l’établissement de comptoirs pratiquant ce qu’on appellera plus tard l’import-export. Mais, en dépit des controverses auxquelles donne lieu la datation et l’importance de la dernière grande diaspora, on peut considérer que c’est la victoire de Titus, en 70, face à la rébellion des juifs, entrainant l’annexion de la Judée à l’empire romain et la destruction du temple de Jérusalem, qui a entrainé une dispersion majeure des juifs.

Pour comprendre les ressorts de l’antisémitisme -qui va de l’ostracisme jusqu’au refus d’exister- il faut revenir sur les origines-mêmes du peuple juif (voir aussi notre article Généalogie d’une guerre, livre 4 d’Avis de Tempête). La Bible explique que les Hébreux sont le « peuple élu », c’est-à-dire qu’ils ont une relation privilégiée avec Dieu dont ils tirent leur force. A ce peuple élu Dieu promet une terre. La promesse est faite à Abraham, mais ne se concrétisera qu’après la sortie d’Egypte, la longue marche dans le désert et la fondation de Jérusalem. L’accomplissement ne deviendra total qu’avec l’annexion par le roi David du territoire de Canaan (en gros : la Palestine) qui est celui des descendant de Cham, fils de Noé maudit par lui (ce qui légitime l’annexion). Ainsi est né le royaume d’Israël. On peut comprendre que l’espoir d’un retour à la « terre promise » a toujours été nourri par la diaspora (on connait le souhait : L’an prochain à Jérusalem !

Tout ceci aurait pu être perçu par l’Europe chrétienne comme le particularisme d’une communauté minoritaire entretenant son identité, si les juifs étaient apparus comme une population marginale pouvant être considérée comme « médiocre » au sens étymologique, c’est-à-dire occupant le milieu (ni fort, ni faible ; ni bon, ni mauvais etc.). Or, les juifs, peut-être soutenus par leur foi dans leur alliance avec Dieu et Sa promesse, ou peut-être stimulés par le défi d’une fatalité historique, ont manifesté malgré eux un génie propre apparaissant dans leur capacité à exceller dans tous les domaines : sciences, arts, philosophie, commerce, finance. De plus, à la solidarité propre à toutes les minorités, s’est ajouté celle d’un réseau efficace de relations qu’offrait précisément leur dispersion. Il n’en fallait pas plus pour susciter méfiance, jalousie, convoitise et haine. Entre stigmatisation des « déicides » et théories diverses de complots, l’antisémitisme autorise d’abord d’avantageuses spoliations et l’élimination de l’obstacle que constituent les meilleurs dans une concurrence commerciale ou professionnelle.

Dès la fin du 19ème siècle apparait la première réaction organisée à l’antisémitisme : le mouvement sioniste. Agissant d’abord sur le plan politique et diplomatique afin d’obtenir la création d’un Etat juif, le sionisme devient plus revendicatif et plus agressif après la Deuxième Guerre Mondiale, allant même jusqu’aux actions terroristes de milices comme l’Irgoun, la Haganah, le Palmah. Après la création de l’Etat d’Israël (19 mai 1948) ces actions ont cessé, mais des violences incessantes et plusieurs guerres ont opposé Israël aux palestiniens et à plusieurs pays arabes qui ne lui reconnaissent pas la légitimité à l’occupation de son territoire. Le conflit actuel, par ses retombées qui dépassent le cadre géographique des affrontements, a ravivé l’antisémitisme en Europe et aux USA, faisant de la question juive un point sensible majeur dans l’espace eurasien.

Russie et Chine : les avatars de deux systèmes impériaux

Tandis que la totalité des pays de l’Europe occidentale ont adopté des modes de gouvernement démocratiques, au moins dans leurs principes constitutionnel (et quoiqu’il faille noter que le fonctionnement de l’UE n’est que « très indirectement démocratique »), La Russie et la Chine, en dépit des avatars qui les ont marquées au 20ème siècle, avec les remises en causes radicales imputables au communisme, sont demeurées dans des système de pouvoir témoignant d’un « invariant impérial ».

En Russie, le système impérial repose jusqu’en 1917 sur la personne sacralisée du Tsar, intermédiaire entre Dieu et le peuple. Plus qu’un souverain temporel, il est un véritable « roi-prêtre » à qui l’origine de la Russie (les Varègues venus du cercle polaire) confère une sorte d’onction hyperboréenne renvoyant à la primordialité. Certes, on est là dans une dimension mythique, mais on sait que les mythes ne sont pas exempts de signification, voire d’historicité, dans le sens où il existe une « histoire sacrée » comme il existe une géographie sacrée. Dès lors l’important n’est pas de s’attacher à un vain débat sur la véracité, mais de prendre en compte l’importance de l’empreinte du mythe sur l’inconscient d’un peuple, empreinte d’ailleurs entretenue par la religion et ses rites.

Si la personne du tsar dans sa fonction sacerdotale et théurgique a une dimension sacrée induisant la vénération, elle a aussi dans son humanité une dimension charismatique induisant un rapport affectif : il est le Père de ses sujets. Or, après les turbulences de la révolution et le relativement bref exercice du pouvoir par Lénine, se précise une contrefaçon bolchevique du tsarisme dont le premier signe est la conservation du corps de Lénine dans un Mausolée. Vient ensuite ce qu’on peut appeler le règne de Staline où la personnalisation du pouvoir atteindra des sommets par la vénération et la confiance qu’il suscite, et par l’affection « filiale » que lui témoignera le peuple. Bien qu’elle ait été due à ses généraux, l’efficace réaction défensive face à l’invasion allemande et la victoire finale lui seront imputées et lui confèreront l’aura d’un faiseur de miracles. Quelles que soient les horreurs du stalinisme, on ne peut imputer au seul exercice de la terreur la formidable adhésion populaire dont il a bénéficié. On peut dire qu’il a récupéré à son profit le lien traditionnel entre les Russes et le tsar.

Si l’on se place maintenant du point de vue de l’intérêt de l’URSS, il est possible de considérer comme une erreur grave l’entreprise de déstalinisation de Khrouchtchev. Ce que l’assassinat de la famille impériale n’avait pas remis fondamentalement en cause, à savoir le lien entre le peuple et le détenteur du pouvoir, la déstalinisation l’a fait. C’est une rupture qui a affecté l’ensemble du monde communiste bien au-delà de l’URSS, provoquant une crise de confiance chez les responsables des partis et les militants eux-mêmes. Khrouchtchev n’a pas seulement discrédité Staline, car en mettant en lumière ses crimes et ses erreurs, il a démontré la faillibilité du système qui avait permis au dictateur de les accomplir. L’implosion de l’URSS une quarantaine d’années plus tard sera la conséquence de la déstalinisation.

En Chine la fonction impériale est exercée sous le nom d’empereur depuis le 2ème siècle avant notre ère. L’empereur est « Fils du Ciel » et règne donc par mandat divin, ce qui lui confère un pouvoir absolu et lui donne vocation à étendre son autorité sur tous les peuples de la Terre. La nature de l’empereur est sacrée au point qu’elle le dépersonnalise (on ne doit pas prononcer son nom personnel, on dit « l’empereur ») et crée une distance infranchissable entre lui et le peuple pour lequel il demeure invisible, reclus dans son palais. La conception architecturale de la Cité Interdite reflète cette vision du pouvoir impérial : l’empereur n’est pas un homme mais une entité sacrée, une épiphanie. Il a une dimension divine non charismatique.

Lorsque la Chine, comme l’URSS, devient républicaine et communiste, le « transfert impérial » se fait d’abord au profit du pouvoir ultra personnalisé de Mao Zedong, en rupture avec la conception impériale traditionnelle. Paradoxalement, c’est après sa mort que, malgré la dévolution du pouvoir à des personnalités fortes (comme Deng Xiaoping par exemple), la Chine renoue avec une « vénération distante » non exempte de crainte, de la puissance politique. La collégialité des instances du parti communiste redonne au pouvoir « sans nom » une dimension sacralisée. Aujourd’hui, un dirigeant comme Xi Jinping apparait davantage comme primus inter pares que comme chef suprême. Le développement économique et industriel de la Chine lui permet de développer une emprise sur l’Europe, l’Afrique et l’Amérique latine qui semble concrétiser le vieux principe impérial de « vocation à régner sur tous les peuples ». C’est une conquête en apparence pacifique puisqu’elle ne repose pas sur l’usage des armes, mais elle est soutenue par la conviction de la supériorité du modèle chinois, et -on peut l’imaginer- par la conviction de représenter la civilisation face à la « barbarie » occidentale. La vision chinoise de l’avenir, sous la façade de l’athéisme de principe du communisme, est nourrie par des millénaires d’une tradition spirituelle et intellectuelle qui a laissé son empreinte sur l’âme du peuple chinois. C’est précisément ce qui la rend redoutable.

L’Occident pseudo-démocratique postchrétien, matérialiste et capitaliste, s’obstine à juger la Chine et la Russie à l’aune de principes auxquels il ne croit pas lui-même, n’en faisant que des outils de gouvernement et de domination morale qui deviennent de plus en plus des bouées incantatoires dont il espère qu’elles lui permettront d’échapper à une inexorable décadence déjà bien amorcée.

L’Orient rédempteur

Si nous recourons à un concept théologique tel que la rédemption, c’est pour manifester, quoiqu’en dehors de toute approche religieuse, la nécessité d’une mystique que nous osons qualifier de « méthodique » pour retrouver, derrière le voile de confusion et d’erreur qui l’a occultée depuis des siècles, la voie de la tradition occidentale authentique. Et il s’agit bien de rédemption, car c’est une entreprise de sauvetage : toute civilisation qui rompt avec sa tradition court, tôt ou tard, à sa perte. Or, les signes des temps « derniers », annonciateur d’un chaos destructeur, se multiplient en Occident sous le regard de qui sait encore voir leur signification.

Dans son ouvrage Formes traditionnelles et cycles cosmiques, René Guénon rappelle que dans la cosmogonie hindoue l’existence terrestre se développe suivant un rythme cyclique marqué par des temps : les kalpas, les manvantaras et les yugas. Un kalpa est l’espace de temps entre une création et une recréation du monde ; il comprend quatorze manvantaras et chaque manvantara comprend quatre yugas : le satya yuga, le treta yuga, le dvapara yuga et le kali yuga qui correspondent aux âges d’or, d’argent, d’airain et de fer de la mythologie grecque. Nous sommes actuellement dans un kali yuga.

Le kali yuga est aussi appelé « âge sombre » ; c’est la course à l’abîme, la dégénérescence finale avant un nouvel âge d’or. La tradition le caractérise par les idées fausses, l’injustice, la persécution des sages, les bas instincts et la violence, les maladies, la faim, les sècheresses, les guerres entre les peuples. Nul doute que nous pouvons reconnaitre notre monde contemporain dans ces caractéristiques dont les manifestations concrètes sont autant de signes du temps.

L’Orient peut jouer un rôle rédempteur parce qu’en dépit du fait qu’il n’a pas échappé en surface à son occidentalisation, les principes de sa tradition demeurent encore dans les profondeurs de l’âme de ses peuples. Guénon nous dit que c’est en renonçant aux préjugés qui ont faussé sa mentalité et en comprenant et assimilant l’esprit de l’Orient sans en adopter pour autant les formes qui ne sont pas faites pour lui, que l’Occident pourra reconstruire une civilisation normale sur les bases de sa propre tradition retrouvée. Il ne s’agit donc pas d’une fusion de l’Occident et de l’Orient, mais d’une entente, d’une harmonisation de leurs existences. C’est moins qu’une osmose, c’est plus qu’une cohabitation.

Cela c’est le principe, la voie théorique de la rédemption. Mais il est peu probable que Guénon ait cru à sa réalisation, pour la raison simple qu’on ne peut à la fois être convaincu d’une inéluctabilité du déterminisme cyclique conduisant à l’abîme, et espérer en enrayer la dynamique. En revanche, la fin d’un monde n’étant pas la fin du monde, les temps derniers de « l’Age de fer », en dépit de leur contexte proprement chaotique où l’incommensurable vanité de l’Occident matérialiste entretiendra son aveuglement, peuvent voir des rédemptions individuelles éclairant une élite inspirée se faisant gardienne de la tradition dans la perspective « résurrectionnelle » d’un nouvel « Age d’or ».

Nous devrions d’ailleurs écrire « des élites », car si le clivage Orient-Occident demeure une réalité et si l’Orient est encore dépositaire, dans ce que nous avons appelé « les profondeurs de son âme », des valeurs traditionnelles, c’est l’ensemble du monde qui est affecté par la nature destructrice du Kali Yuga. C’est donc aussi bien en Orient qu’en Occident que devront œuvrer des élites inspirées par les mêmes visions traditionnelles salvatrices et reconstructives, essentiellement en assurant leur transmission ininterrompue, car le temps du chaos sera encore long à l’échelle des vies humaines.

Ce que disent les signes de l’actualité géopolitique

La géopolitique, comme son nom l’indique, est la rencontre des réalités du sol et au sol, et des modes organisateurs de chaque Etat à l’intérieur de son territoire et dans ses relations avec le reste du monde.

Réalités du sol

La première réalité du sol ayant directement ou indirectement un impact sur la politique, est évidemment constituée par les ressources : minerais et gisements divers, agriculture et élevage, positions stratégiques déterminent un type économique qui induit lui-même un modèle politique. On connait l’importance du Nil dans l’Egypte antique et son rôle dans la fonction pharaonique. On sait aussi comment la Méditerranée a fait de la Grèce une puissance thalassocratique essaimant des comptoirs coloniaux sur tous ses rivages, de L’Asie Mineure à la péninsule ibérique. Plus près de nous, on a vu des tribus nomades d’Arabie devenir des puissances financières colossales grâce au pétrole.

Cependant, aujourd’hui, les réalités du sol des Etats du monde sont d’abord celles qui résultent du dérèglement climatique. En effet, celui-ci va très sensiblement modifier, pour beaucoup de pays, les fondements naturels de leur économie, avec parfois des conséquences sur la survie même de la population et des espèces animales. Outre une recrudescence des maladies et l’augmentation de la mortalité, il faut s’attendre, comme à chaque fois que de grands changements climatiques ont affecté la Terre, à des migrations importantes vers les zones moins atteintes, fragilisant du même coup ces dernières et entrainant des crises économiques et sociales, et même des conflits.

Le dérèglement climatique est complexe. On ne peut exclure des causes exogènes extra-planétaires. Mais les causes endogènes mettant en cause la responsabilité humaine sont avérées, tenant aux réalités positives du déclenchement et de l’intensification de phénomènes physiques et chimiques. Aussi se pose la question : Comment une société rationnelle dont la science était en mesure d’expliquer ces réactions, a-t-elle pu les ignorer délibérément ? Sans doute fut-elle aveuglée par sa certitude orgueilleuse de pouvoir imposer à la nature de nouvelles lois et/ou de lui prêter, par commodité intellectuelle purement spéculative, une faculté d’adaptation ne reposant sur aucune certitude. C’est qu’il lui fallait, au prix d’un dérèglement de la pensée qui a accompagné celui du climat, se doter d’une bonne conscience l’absolvant de la réalité plus sordide de la course au profit légitimée par le crédo du capitalisme libéral ou celui, progressiste et faussement humaniste, des idéologies socialistes.

Pour employer une formulation nietzschéenne, nous dirons que « l’homme a blasphémé la Terre », rompant l’équilibre des échanges entre le ciel, le sol et les profondeurs souterraines : la pluie et le vent, l’éclosion de la végétation, les racines des plantes et des arbres puisant la vie dans les ressources nourricières des nappes phréatiques et des substances organiques du sous-sol. A cette rupture des équilibres naturels par diverses actions telles que la déforestation intensive ou la perméabilisation des sols, c’est ajoutée la pollution chimique des engrais et des pesticides. Or, si le règne animal, c’est-à-dire les hommes et les bêtes, ne possède pas de racines, il est virtuellement enraciné à la terre par sa dépendance de l’interface du règne végétal.

On pourrait dresser une longue liste de toutes les erreurs qui ne permettent pas d’évoquer la fatalité dans l’origine de bien des désastres parfois abusivement qualifiés de « catastrophes naturelles » alors que l’incurie humaine en est la cause. C’est le cas de ceux qui résultent de l’implantation et de la conception architecturale de l’habitat.



Réalités politiques

Durant plus d’un demi-siècle l’équilibre géopolitique planétaire a été conditionné par l’affrontement entre l’Est et l’Ouest, c’est-à-dire, d’une part le bloc dit soviétique constitué par l’URSS, ses satellites et ses vassaux, et d’autre part le bloc capitaliste formé par les USA, leurs alliés et les Etats redevables à leur égard de leur soutien financier et de leur protection militaire. L’absence de conflit ouvert de bloc à bloc a été assurée par défaut par la dissuasion nucléaire basée sur la terreur qu’inspirait l’arme atomique. Tacitement s’est établie une cohabitation pacifique, sur fond de rivalités, d’espionnage et de conflits localisés (Guerre de Corée, guerre du Vietnam, putschs militaires et guérillas en Amérique latine etc.).

Après la disparition de l’URSS, la vanité de l’Occident, toujours sûr de l’universalité de ses valeurs, a pu lui faire croire qu’il pouvait espérer imposer son modèle économique et politique, pourtant déjà bien usé, au reste du monde, en commençant bien entendu par la Russie en pleine déroute économique et morale, passée sous la gouvernance fantoche d’un ivrogne. Mais l’avenir est construit par la réalité des faits, non par les idées qui ne sont souvent que des apparences.

De Deng Xiaoping à Xi Jinping : l’éveil de la Chine

En 1973, un homme politique français inspiré (Alain Peyrefitte) publia un ouvrage au titre prophétique : Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera. Quoiqu’ayant connu un tirage considérable (plus de 800000 exemplaires en France et de nombreuses éditions à l’étranger), son impact sur les consciences politiques n’a pas été à la hauteur de l’avertissement. Il est vrai que lesdites consciences, fonctionnant sur le mode occidental et tendant à ranger dans les curiosités anthropologiques les comportements des autres civilisations, n’avaient toujours pas accédé à la compréhension du mode de pensée et d’action qui avait formaté les chinois depuis des millénaires et que le communisme n’avait fait qu’habiller d’un nouveau discours formel et d’une nouvelle mystique : changement de contenant, mais pas de contenu !

Après la fin de règne catastrophique d’un Mao Zedong, mégalomane trop sûr de son pouvoir démiurgique au point de prétendre faire surgir un ordre puissamment organisateur du terrible chaos de la Révolution Culturelle, ses successeurs, notamment Deng Xiaoping, ont patiemment remis le pays en ordre de marche et engagé les réformes qui allaient conduire à faire de la Chine une très grande puissance, rivale des USA et en passe de devenir peut-être la première du monde, vérifiant la « prophétie » de Peyrefitte.

C’est de ce Risorgimento que l’habile Xi Jinping est aujourd’hui l’héritier. Héritiers aussi de la tradition impériale qui affirma notamment l’intangibilité de son territoire en construisant la Grande Muraille, tout en considérant inhérente à son destin la vocation de l’empire « céleste » à gouverner le monde, le parti communiste chinois et son chef sont bien déterminés à restaurer la souveraineté de la Chine sur l’intégralité de son sol et à multiplier ses positionnements sur tous les continents. Après la mise au pas de Hong Kong qui lui a été rétrocédé en 1997 par la Couronne britannique, la Chine affiche clairement son intention de récupérer Taiwan. Quant au reste du monde, la Chine le conquiert pour l’instant pacifiquement en utilisant l’arme de ses rivaux occidentaux : le capitalisme économique et financier !

Ainsi la Chine fait « trembler le monde » et en particulier les USA qui repositionnent prioritairement leur stratégie dans le Pacifique et l’océan indien, ce qui induit la tentation d’une nouvelle approche atlantique où l’idée d’un relai pris par l’UE dans l’OTAN leur permettrait d’y diminuer significativement leur part ; car quelque soit leur puissance militaire, elle a ses limites, notamment financières. Et comme elle ne peut être dangereusement dispersée en devant être partout…

La Russie de Vladimir Poutine : la restauration impériale et la reconquête territoriale

De 1991 à 1999 Boris Eltsine dirige la Russie. Pour les Occidentaux c’est « du pain bénit » : privatisations massives, passage en force à l’économie de marché, main mise de l’Occident sur l’économie russe. Pour les Russes c’est une honte : la Russie « se couche » devant les USA, la corruption gagne le pays, les oligarques s’en donnent à cœur joie, l’Armée est négligée, l’administration affaiblie. Un mot résume le sentiment populaire : humiliation.

Si les Occidentaux avaient un peu de jugeote (et de culture) ils ne penseraient pas (et, hélas, ils le pensent encore !) que le peuple russe est heureux d’accéder au « bonheur » à l’occidentale. Ils comprendraient que, comme tout peuple, il possède une conscience et une fierté nationale. L’URSS avait gagné la guerre et son empire s’en trouvait agrandi par le Pacte de Varsovie. L’URSS avait été pionnière de la conquête spatiale. L’URSS avait fait trembler le monde. Et voilà que pendant neuf ans, après la capitulation de Gorbatchev, Eltsine l’avait prostituée à l’Occident.

Voilà pourquoi Poutine et sa politique rencontrent l’adhésion d’une majorité de Russes. Lors des récentes élections présidentielles, même les commentateurs occidentaux les plus « anti-Poutine » ont dû reconnaitre que si les scores obtenus par l’autocrates avaient été gonflés, une majorité d’électeurs lui avait été favorable. Ce n’est pas difficile à comprendre : Poutine c’est la restauration impériale et la reconquête des territoires. Son attitude ferme et déterminée face aux USA et à l’UE lave l’affront de la fin du 20ème siècle.

La communication de guerre occidentale est totalement schizophrénique, annonçant tantôt que les forces russes sont au bord de l’épuisement, que les désertions se multiplient, tantôt que l’Europe est en danger imminent d’être attaquée par la Russie ! Poutine a beau jeu de jouer au chat et à la souris en laissant entendre que si certaines « lignes rouges » étaient franchies, il pourrait employer l’arme nucléaire. Les Occidentaux préfèrent faire semblant de croire à un bluff. Pourtant ils doivent être parfaitement conscient que dans son entreprise de reconquête et d’affaiblissement de l’Ouest, il n’hésiterait pas à sacrifier une ou deux villes russes, alors que ses ennemis, ayant englué leurs populations dans l’hédonisme consumériste du capitalisme libéral, mettraient les pouces après un premier tir nucléaire sur un de leurs pays. Quel Français, quel Italien, quel Allemand accepterait de se faire atomiser pour l’Ukraine, les Pays Baltes ou la Moldavie ?

C’est là que s’affrontent deux états d’esprit et deux formes de gouvernance inégales dans leur capacité à soutenir un effort de guerre : d’un côté des pseudo-démocraties plus chauvines que patriotes où les nationalismes sont défensifs (entretenus surtout par l’immigration), et où la dose de vraie démocratie est encore suffisante pour ne pas permettre aux dirigeants d’échapper à l’expression et à la pression de l’opinion publique ; de l’autre côté une autocratie aux mains d’un appareil d’Etat réprimant toute opposition, et dont les citoyens sont animés d’un sentiment nationaliste offensif.

Mais, en tout état de causes, ce qu’il faut retenir ce sont les tendances des stratégies géopolitiques. La stratégie de reconquête offensive de la Russie trouve un allié objectif dans le pouvoir chinois qui développe une stratégie pré-offensive en Mer de Chine et une stratégie de conquête économique en Europe de l’Ouest et en Afrique.

Quant à l’Inde, elle continue de pratiquer dans un silence diplomatique assourdissant, une forme de non-alignement qui lui est propre depuis son indépendance.

L’Afrique : entre la liquidation du colonialisme résiduel et les nouveaux protectorats

Nous appelons colonialisme résiduel le type de relations qui s’était établi entre les anciennes puissances coloniales et leurs anciennes colonies devenues des Etats indépendants. C’est surtout le cas du Royaume Uni avec le Commonwealth, et de la France en Afrique.

Pour de qui est du Commonwealth, la tendance au « décrochage » avec la Couronne britannique s’affirme, parfois fermement. On se souvient du fiasco du voyage du prince William et de son épouse en Jamaïque. Dans certains Etats membres de cette organisation postcoloniale une grande partie de l’opinion va au-delà de l’exigence de repentance, elle réclame des réparations financières. Pour la France, l’idée gaulliste de « Communauté Française » a fait long feu ; créée en 1958 par la nouvelle constitution, elle disparait deux ans plus tard faute de membres. Cela n’a pas empêché le maintient de liens étroits mais souvent ambigus, voire douteux, entre la France et ses anciennes colonies africaines. La politique cynique de la France gaulliste cautionnant le pouvoir d’abominables tyrans et leurs régimes corrompus, leur fournissant financement et protection militaire directe ou par le mercenariat, via l’action plus ou moins occulte des « Affaires africaines et malgaches », consistait à obtenir en échange de larges avantages concédés à ses grandes entreprises, notamment pétrolières et minières. Jusqu’à une date récente cette politique s’est poursuivie au détriment des populations locales dont on peut comprendre aujourd’hui le ressentiment. Comment la France, qui se veut championne des droits de l’homme et prétend donner des leçons de démocratie à la Chine ou à la Russie, a-t-elle pu poursuivre dans la honte une telle politique qui s’est appuyée sur des dictatures sanglantes ? Personne n’oubliera les figures emblématiques des sinistres assassins qu’ont été un Amin Dada, un Mobutu, un Bokassa.

Aujourd’hui, mettant à profit le vide de cap et de sens de la politique africaine de la France macronienne, les pays africains, les uns après les autres, dans la violence ou le froid mépris, rompent avec une dépendance dont ils ne veulent plus ; mais conscients du besoin de financer les investissements nécessaires à leur développement autant que de l’impératif de protection militaire (surtout pour ceux que menace les organisations paramilitaires islamistes), se tournent vers la Chine et/ou la Russie.

Il s’agit aussi de rompre définitivement avec le passé humiliant et douloureux et d’en effacer les stigmates. Chasser la France est un acte quasiment thérapeutique. Regarder l’avenir c’est se tourner vers les puissances qui semblent, à tort ou à raison, le représenter. L’Afrique fait le choix de l’Eurasie, concrétisant une des configurations continentales imaginées par les géographes : l’Afro-Eurasie. C’est la « dérive » géopolitique des continents !

La dérive géopolitique des continents : rattachements et fractures

On connait la théorie de la dérive des continents. Selon les géologues qui l’ont développée, les continents actuels sont le résultat du fractionnement d’un continent originel unique qu’ils appellent Pangée et de l’écartement progressif des terres autonomes qui s’en sont détachées : l’Antarctique, l’Afrique, L’Eurasie, les Amériques, l’Océanie australienne et polynésienne.

Par analogie avec ce phénomène, nous évoquons sous l’expression « dérive géopolitique des continents » le repositionnement géopolitique des Etats des continents en fonction de facteurs résultant de leurs intérêts économiques, stratégiques, voire de leurs affinités culturelles ou idéologiques.

En nous en tenants aux grandes tendances nous constatons les « glissements » suivants :

  • Une jonction entre l’Afrique et l’Eurasie russo-chinoise à la faveur le la rencontre entre, d’une part les nouvelle « routes » tracées par cette dernière dans sa stratégie d’extension de son influence et de sa présence dans le monde, et d’autre part l’aspiration de nombreux Etats africains à se détacher des puissances anglo-saxonnes et ouest-européennes.
  • L’amorce d’un relatif désengagement atlantique des USA et la priorité qu’ils donnent à leur présence et à leur influence en Océanie, en Asie du sud-est et au Japon, soit un engagement renforcé dans le Pacifique.

Cependant, sur le plan sémantique la dérive s’applique aussi à l’absence de cap, à l’incertitude, à l’égarement. A cet égard deux ensembles territoriaux, l’un sous-continental, l’autre transcontinental, sont à considérer :

  • L’Europe occidentale qui rassemble géographiquement des pays membres et des pays non-membres de l’UE. Cette dernière, construite technocratiquement et marquée par de nombreuses divergences qui font obstacle à une union politique et militaire, n’a connu un regain d’affirmation de son identité qu’à la faveur de la guerre russo-ukrainienne.
    Encore s’agit-il davantage de positions de principe, car leur traduction concrète, qu’il s’agisse du repositionnement énergétique consécutif à la fin de l’approvisionnement gazier russe, ou bien des modalités d’aide et/ou d’intervention militaire en faveur de l’Ukraine, a fait apparaitre des approches divergentes. Par ailleurs, la perspective d’une diminution plus ou moins significative de la participation américaine à l’OTAN, si elle plaide pour un effort de réarmement, est loin d’avoir entrainé des avancées significatives dans un franche coopération industrielle et militaire des Etats. En fait l’Europe occidentale, fortement impactée, d’une part par la dérive morale induite par son consumérisme et l’idolâtrie du profit de son culte ultralibéral, d’autre part par la modification ethnique très sensible de son profil démographique imputable à une immigration ni organisée, ni maîtrisée, et à laquelle elle voudrait maintenant opposer le déni insensé d’un endiguement face à des «déplacements de populations » qui n’ont plus aucun rapport avec un concept dépassé de l’immigration « classique ».
  • Les pays musulmans qui, du Maroc à l’Afghanistan constituent un continuum géographique mais une mosaïque politique marquée de surcroit par des divergences religieuses (Chiisme et Sunnisme, islam fondamentaliste) et la menace djihadiste. Par ailleurs, l’inévitable transition énergétique et l’abandon des énergies fossiles (d’ailleurs épuisables) affectera à terme beaucoup de ces pays (Algérie, Arabie Saoudite, Irak, Emirats, Iran, notamment) que frappera aussi le dérèglement climatique. Notons que les pays musulmans pétrolifères (Arabie et Emirats), à l’instar de la Chine, investissent financièrement en Europe occidentale et aux USA (clubs de foot, presse, industrie, universités américaines etc.). S’il avait présenté plus d’homogénéité politique et culturelle, le continuum géographique musulman, par son étendue et sa démographie, aurait pu être considéré comme un « para continent ».

Si une certaine incertitude plane sur l’avenir de l’Europe de l’ouest et des pays musulmans, le cas de l’Inde nous semble géopolitiquement plus saisissable. De par son non-alignement, sa démographie et l’émergence de sa puissance industrielle, le sous-continent indien a vocation à être considéré comme un continent à part entière.

Pourquoi l’Eurasie ?

S’il y a une Eurasie russe constituée par le territoire-même de la Russie, et une Eurasie Russo-Chinoise constituée par leur appartenance à un même type de gouvernance et à des convergences d’intérêts propice à une alliance, il est plus difficile d’imaginer une Eurasie s’étendant de l’Atlantique au Pacifique, c’est-à-dire englobant l’Europe de l’ouest, la Russie et la Chine. Du moins aujourd’hui ou la fracture ouverte par la guerre russo-ukrainienne parait irréductible. Cependant, quand on s’engage dans une réflexion du type de celle que nous avons retenue pour cet article, on doit pouvoir s’abstraire de l’immédiateté, et même, en sus des données objectives de la matérialité, ne pas négliger l’histoire, ni les signes d’une lecture symbolique des faits, ni le legs de l’ancestrale géographie sacrée dont la géopolitique n’est que la forme désacralisée. Voici les différentes perspectives de réflexion que nous proposons au lecteur s’il veut bien se libérer de quelques préjugés et idées reçues.

  • Quand on évoque « l’amitié indéfectible » entre la France et les USA, on fait toujours référence à l’aide de la France apportée au 18ème siècle aux colons en rébellion contre l’Angleterre, et au débarquement américain de 1944 qui a libéré la France de l’occupation allemande. Or, l’alliance de 1778 était surtout motivée par l’inimitié de la France à l’égard de l’Angleterre, et de son espérance de récupérer le Canada et la Louisiane qu’elle avait dû céder aux Anglais. Quant au débarquement, il ne s’est effectué en France que parce que c’était le point de départ logique de la reconquête du territoire européen suivant d’ailleurs un plan de Roosevelt qui prévoyait de placer la France, au même titre que les vaincus de l’Axe et leurs alliés, sous protectorat US. On doit accorder à De Gaulle le mérite d’avoir empêché cette amputation de souveraineté qui n’était autre qu’une colonisation ne disant pas son nom.
  • Le terme « Occident » signifie étymologiquement « chuter, tomber », par extension au figuré « périr ». On l’a appliqué à l’ouest en raison de la course apparente du soleil qui « se couche » dans cette direction. Sous l’éclairage de la géographie sacrée, l’occident est à la fois la direction des conquêtes et des invasions, mais aussi des déclins. Ce n’est pas un paradoxe si l’on considère que ces mouvements constituent les formes dégénérées des civilisations dont ils sont issus. Les colonisations des Amériques qui ont donné lieu dans le centre et le sud à la christianisation forcée et au massacre des population autochtones (notamment Aztèques, Mayas, Incas), et dans le nord à la spoliation et au tueries génocidaires des Amérindiens ainsi qu’à l’esclavage des noirs « importés » d’Afrique, témoignent de l’emprise de la dégénérescence matérialiste de l’esprit européen. L’américanisation intensive qui a suivi la Deuxième Guerre Mondiale a accéléré le déclin d’une Europe de l’ouest qui avait déjà corrompu son héritage traditionnel.
  • Plus près de nous, que penser de pays comme les USA ou la France, signataires en 1948 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, les premiers pratiquant encore la ségrégation raciale jusqu’au début de la seconde moitié du 20ème siècle, la seconde se livrant en Indochine et en Algérie à une répression coloniale sans pitié jusqu’à la même période ?
  • Plus actuels encore apparaissent les signes patents du déclin des USA et de l’Europe de l’ouest. Les premiers offrent le spectacle d’une lutte de pouvoir entre deux vieillards bientôt octogénaires, la seconde offre celui d’une impuissance endémique à exister.

A la lumière de ces perspectives on peut comprendre qu’une régénération de l’Europe occidentale exige qu’elle renonce d’abord au modèle matérialiste américain fondé sur l’ultralibéralisme et la massification consumériste. Cela suppose qu’elle se donne les moyens de se soustraire à la dépendance économique et militaire des USA à laquelle elle s’est accoutumée. Ce sont là des scénarios théoriques qui n’ont que peu de chance de se réaliser. Il est plus probable que les Etats d’Europe de l’ouest reproduiront le sort des cités grecques de l’Antiquité vouées à se diluer dans l’empire romain. Mais qui reproduira l’empire romain ?

Dans l’immédiat, le vieux rêve gaullien, hostile aux USA, d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural » parait utopique. Mais n’a-t-il pas eu le mérite d’être formulé audacieusement dans un contexte géopolitique où il paraissait plutôt irrationnel d’évoquer une telle Europe, alors que l’URSS communiste était encore toute puissante ? C’est qu’il s’agit là de propos visionnaires inspirés à la fois par une connaissance de l’histoire éclairée par la tradition, et par une perception intuitive du destin des nations. En évoquant une Eurasie de l’Atlantique au Pacifique, nous nous plaçons dans un tel type de perspective où il doit être entendu que le terme « demain » présent dans le titre de cet article, se rapporte à un futur indéfini séparé « d’aujourd’hui » par un espace temporel dont l’évaluation ne pourrait relever que de la spéculation la plus vaine.


***