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Deux guerres, une leçon

Quand des Etats souverains et des peuples font fi de la Terre Promise internationaliste
22 mars 2024 par
Simon Couval

 

Le lecteur sera certainement surpris d’apprendre que le présent article dont l’argumentaire s’appuie sur les actuelles guerres russo-ukrainiennes et israélo- palestinienne, a été inspiré par la lecture d’un ouvrage de Maurice Bardèche (1) Nuremberg ou la Terre Promise (Les sept couleurs, 1948). En effet, il nous est apparu que parmi les thématiques qu’il aborde dans cet ouvrage où il dénonce ce qu’il considère comme l’imposture juridique et morale du procès fait à des dignitaires nazis, il en est une qui pose une question fondamentale dépassant l’enjeu immédiat dudit procès et dont l’auteur lui-même a mesuré la portée puisqu’elle justifie le choix du concept de « Terre Promise » dans le litre du livre. Il s’agit de la subordination des souverainetés nationales au droit international, soit par le caractère d’irrévocabilité unilatérale conféré aux traités, soit par la supériorité hiérarchique des principes et des normes édictés par des institutions supranationales. Certes, Bardèche visait la situation qu’avaient créé à l’époque (l’Après Deuxième guerre Mondiale) les Alliés en mettant en place un dispositif juridique et moral censé garantir la paix en parant aux risques de guerre (ONU, déclaration universelle des droits de l’homme notamment) ; mais la pertinence de la question posée par la prétention qui est en fait celle des grandes puissances occidentales à imposer un ordre planétaire défini par elles, demeure entière et même renforcée par le comportement d’un certain nombre d’Etats qui refusent de s’y soumettre au nom de leur souveraineté propre. Le cas de la Chine est flagrant, mais les deux grands conflits actuels, en Europe et au Moyen-Orient sont révélateurs d’une entrave sérieuse à la marche des nations vers la « Terre Promise » d’un monde pacifié.

Naissance de l’internationalisme

Par son étymologie-même, le terme « international » porte la marque de son rapport au monde moderne, celui des Etats-nations. C’est aussi l’époque où l’on assiste au développement des relations internationales et du droit international, première forme d’une « mondialisation » induite par des économies nationales de type capitaliste (recherche et exploitation des richesses, importation et exportation des productions, échanges monétaires, transports etc.).

Cependant, si l’époque date le terme, le concept qu’il recouvre remonte au moins jusqu’à l’apparition des premières entités politiques souveraines (cités, royaumes), soit au néolithique (voir notre article Mythe impérial et réalités communautaires, Livre 1 d’Avis de Tempête). Les relations entre ces entités politiques s’établissaient sur fond de rivalité et de concurrence sous deux formes : la guerre et les traités. Un rapide survol des millénaires qui se sont écoulés depuis le début du néolithique jusqu’au 19ème siècle, montre qu’ils sont jalonnés par la haute fréquence des guerres, les traités actant souvent des alliances offensives ou défensives pour préparer ou prévenir des guerres, ou bien concluant des trêves qui permettaient de « respirer » entre deux guerres. Dans ce contexte de violence quasi permanente, l’exercice de la souveraineté se manifestait par le recours aux armes sous trois formes : la dissuasion (si vis pacem para bellum), la défense et l’agression. Quoiqu’avec le Moyen-Age se manifestât parfois pour la forme la référence à des valeurs dites chrétiennes, la morale n’avait pas de place dans l’affrontement des souverainetés. Comme dans les communautés animales (dont il ne faut pas oublier que l’homme est issu) la loi du plus fort prévalait.

Néanmoins, des aspirations « civilisatrices » se manifestent avec le courant humaniste de la Renaissance, soutenues par l’apparition de l’imprimerie qui favorise la diffusion de la pensée. La philosophie et la littérature, lorsqu’elles esquissent la perspective d’un monde pacifié où prévaudraient d’autres valeurs que la force, trouvent un écho dans les consciences de ceux qui voient dans l’art et la science en grand essors, le gage d’un progrès apportant le bonheur aux peuples. C’est un idéal, et même un idéalisme dans tout ce qu’il peut avoir d’irréaliste, mais comme tout idéal il engendre des idées, notamment celle qu’il pourrait être possible d’éviter les guerres en substituant au culte de la force, une culture de la négociation et de l’arbitrage ; mieux encore : en l’institutionnalisant.

On observera que c’est à partir du milieu du 19ème siècle qu’apparaissent les premières initiatives témoignant de cet idéal. Ce n’est pas par hasard, car c’est l’époque du plein essor de la révolution industrielle qui transforme profondément la société sur fond d’un contraste entre, d’une part le sentimentalisme romantique qui s’exprime en particulier dans la littérature, et d’autre part la dureté des conditions de travail et la misère ouvrière. Si romans et feuilletons exaltent la passion amoureuse, certains écrivains, plus ou moins sincèrement, exploitent le filon du malheur qui suscite la compassion : c’est le « roman social » dont quelques représentants alimentent encore aujourd’hui films et téléfilm (Victor Hugo, Les misérables ; Eugène Sue, Les mystères de Paris, Les misères de enfants trouvés, Martin l’enfant trouvé ; Emile Zola, L’assommoir, Nana, Germinal).

De l’élan compassionnel animant des nantis éclairés naissent des fondations telles que l’Armée du salut (1865) en Angleterre, ou, en 1845 en France, la Société protectrice des animaux (beaucoup d’animaux étaient des « animaux-ouvriers, notamment le cheval ; c’est d’ailleurs le spectacle de la maltraitance d’un cheval qui motive le fondateur de la SPA, Pierre Dumont de Monteux).

D’un idéal de pacification sociale (on pourrait parler de « non-violence sociale ») à un idéal de paix entre les nations, le pas est franchi avec les premières initiatives du genre : en 1892 est créé à Berne le Bureau international de la paix, en 1899 et 1907 se déroulent les Conférences internationales de la paix à La Haye d’où nait la Cour permanente d’arbitrage international (appelée aussi Tribunal de La Haye). Incontestablement, l’internationalisme est né ; mais il se situe encore dans la lignée de ce qu’on a appelé « le concert des nations ».

Du concert des nations à la supranationalité

En 1815, après la chute de Napoléon, se réunit à Vienne un « congrès » auquel participent, outre les quatre grands vainqueurs (Autriche, Russie, Prusse, Grande bretagne) huit autres puissances européennes, et la France en tant que vaincue. Cette configuration est une première, car auparavant le règlement des conditions du retour à la paix s’opérait entre un vainqueur et un vaincu, chacun représentant aussi les intérêts de ses éventuels alliés. Napoléon est lui-même responsable de la situation dans laquelle se trouvait ainsi la France, seule face à douze Etats, car s’étant attaqué pratiquement à toute l’Europe, c’est toute l’Europe qui entendait faire entendre sa voix. Il a fallu tout le génie diplomatique de Talleyrand pour éviter le pire. Mais ce qui doit nous intéresser, c’est en quoi ce congrès constitue une étape dans la naissance de l’internationalisme. En effet, pour la première fois le règlement d’un conflit ne se limitait pas à des annexions de territoires et/ou à des réparations financières, mais se souciait d’éviter que se reproduise l’épopée impérialiste d’un puissant prédateur. Cela revenait à imaginer la possibilité d’assurer la paix en prévenant la guerre, et, du fait même, à concevoir qu’on puisse exclure le « droit à la guerre » du champ de la souveraineté d’un Etat. Concrètement, le Congrès n’aboutit qu’à un remaniement territorial de l’Europe censé garantir un équilibre entre les puissances, et, en ce qui concernait la France, à la ceinturer d’Etats vigilants. Le congrès fut aussi soucieux de pouvoir contrôler les Etats grâce au pouvoir de monarques légitimes empêchant tout risque d’action révolutionnaire (on se souvenait évidemment que le bonapartisme était né de la défense de la République face à la menace d’une coalition des « princes »). En fait, le concert des nations n’était pas suffisamment à l’unisson pour mettre en place une politique réellement internationale, les nationalismes puissants des uns et des autres étant source de divergences des objectifs poursuivis.

La Première Guerre Mondiale, par la lourdeur de son bilan en termes de pertes humaines, de destructions matérielles, de souffrances durables, laissant vainqueurs et vaincus face au désastre partagé de quatre années de combats qui ont ravagé l’Europe, a ravivé l’intérêt pour la recherche d’une paix pérenne. La création en 1919 de la SDN (Société Des Nations) qui siège à Genève, ne répond qu’imparfaitement à cet objectif, puisqu’en fin de compte elle n’est qu’une formule permanente du concert des nations. La montée en puissance des idéologies totalitaires et des régimes qui les incarnaient, n’ont pas favorisé son efficience. Il faudra attendre la fin d’une nouvelle guerre mondiale pour voir la création de l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui en établissant son siège à New York consacre symboliquement le leadership des USA et leur protectorat militaire et financier sur le monde non communiste. L’ONU prend des « résolutions » dont ses membres s’engagent à respecter les termes (ce qu’ils ne feront pas toujours), se dote d’un « Conseil de sécurité » qui réunit les principales grandes puissances, et d’une force d’intervention militaires (les « Casques bleus ») dont le contingent est fourni par les Etats Membres et qui veille à la protection des civils, au respect des résolutions de l’ONU, notamment les cessez-le-feu. L’ONU peut prendre des sanctions à l’encontre des membres ne respectant pas ses résolutions ou violant un cessez-le-feu, mais elle ne dispose pas d’un véritable pouvoir qui pourrait s’imposer aux souverainetés nationales. Elle constitue néanmoins, sur le plan juridique du droit international et dans l’ordre d’une esquisse de morale universelle (qui s’exprime en particulier dans les Droits de l’Homme) une avancée dans l’internationalisme, offrant l’image ébauchée d’un ordre planétaire. Image encore bien floue que masquent les fumées des brasiers qui s’allument en permanence à la surface du globe.

Or, c’est cette image qui figure, ou prétend préfigurer, la « Terre promise » régie par un droit universel dont Nuremberg eût été l’expression judiciaire. Dans son ouvrage, Maurice Bardèche n’engage pas son analyse critique sur le fond du procès, mais sur la forme, c’est-à-dire, précisément, l’argumentaire juridique. Quelque jugement qu’on puisse être fondé à porter sur la pensée politique de l’homme, on est forcé de reconnaître que son analyse formelle du procès est pertinente. En fait, ce qui en ressort c’est qu’il s’agit d’une justice de vainqueur. Les grands Etats vainqueurs qui se sont aussi partagé les zones d’occupation de l’Allemagne vaincue, se sont réparti les rôles d’accusateurs et de juges, alors que l’un d’entre eux au moins (l’URSS) allait continuer pendant encore plusieurs décennies d’exercer sur son territoire et ceux de ses satellites, une dictature abominable qui n’avait rien à envier au nazisme.

Bien entendu, à l’époque, c’est-à-dire immédiatement après la capitulation de l’Allemagne et l’étalage a u grand jour des crimes de guerre nazis, il n’était pas pensable de déplacer les projecteurs sur les Etats qui avaient eu la peau du « monstre » hitlérien. Pourtant, ce qui était crime de guerre pour les uns (par exemple l’exécution d’otages en représailles à des attentats contre des troupes de la Wehrmacht par la Résistance) était « nécessités de la guerre » pour les autres (par exemple les bombardements massifs de villes allemande comme Dresde ou Hambourg hors cibles militaires spécifiques). Les procureurs et les juges de Nuremberg représentaient des Etats qui étaient loin d’être des modèles de vertu humanitaire : La Grande Bretagne et ses massacres de civils aux Indes (par exemple l’emblématique tuerie d’Amritsar) ; la France et ses implacables répressions de révoltes indigènes qui ont notamment jalonné l’occupation coloniale de l’Algérie ; les USA dont la mythique conquête de l’ouest occulte la part peu honorable du massacre des Indiens chassés de leurs terres, et qui venaient d’atomiser Hiroshima et Nagasaki. Emblématiques aussi les actions terroristes imputables au sionisme extrémiste (par exemple l’attentat de l’hôtel King David à Jérusalem en 1946 et le massacre du village palestinien de Deir Yassin qui vaut bien un Oradour-sur-Glane).

Mais à quoi bon compter les points dans ce palmarès de crimes de guerre et de terrorismes ? Ce qu’il faut admettre, au-delà des idéaux, des grandes tirades humanitaires et le paravent d’institutions-alibis, c’est qu’il n’y a pas et il n’y aura jamais de guerre propre. A la veille de l’anniversaire de ses quatre-vingt ans, l’ONU ne peut tirer qu’un bilan d’impuissance qui était d’ailleurs prévisible. Faute d’empêcher et d’arrêter les guerres, elle prétend donner des leçons aux Etats sur l’exercice intérieur de leur souveraineté (comme en stigmatisant la répression policière lors des journées d’émeutes en France en 2023 !). Triste coup de pied de l’âne d’une institution qui est le fruit de l’idéalisme et se fracasse sur le mur des réalités.

Il fut un temps, dans l’Europe dite chrétienne, où apparut l’idéal de la chevalerie qui inspira la guerre « à la loyale ». Alors les princes firent de la guerre comme de la chasse : un jeu qui se voulait noble et qui l’était, mais surtout entre gens de noblesse ; car la guerre, comme la chasse à courre qui course le gros gibier jusque sur les terres des paysans, n’épargne pas les biens de la roture : on engage des combats sur les champs du labour, on laisse la soldatesque se nourrir sur les fermes et violer les fermières et leurs filles pour se détendre. Mais déjà les armes à feu avaient supplanté l’arc et l’épée ; le perfectionnement de l’armement et de l’ingénierie militaire, la levée massive de troupes, mirent fin à ces guerres qui ressemblaient à des duels collectifs (oublions l’étymologie !). La guerre moderne annonçait dès Napoléon la grande boucherie de 14-18.

Comme la chevalerie prétendait à une forme de « guerre propre » en établissant des « règles du jeu » fondées sur l’honneur, la loyauté, la charité et autres belles vertus chrétiennes, les idéalistes modernes produisirent les Conventions de Genève, version contemporaine d’une « règle du jeu de la guerre propre ». La première date de 1864, révisée en 1906, 1929, 1949, et ayant fait l’objet de protocoles additionnels en 1977 et 2005. On notera avec intérêt que l’article 90 du premier protocole de 1977 prévoit qu’une Commission internationale humanitaire d’établissement des faits pourrait enquêter sur les présumés crimes de guerre des parties belligérantes. Or, les USA, la France et la Chine n’ont pas signé ce protocole évoquant le risque de politisation de la commission ; pour le même motif la Russie s’est retirée en 2019 de cet article qui avait été accepté en 1989 par l’URSS. Sans commentaire, sinon qu’on peut y voir l’aveu implicite de la part des principaux membres du Conseil de sécurité de l’ONU par ailleurs tous puissances nucléaires, que la guerre propre est une fiction.

Autre question qui se pose : comment accorder du crédit aux prétentions supranationales d’alliances et d’institutions censées avoir pour objectif la paix, alors que les principaux Etats porteurs de cette idéologie de façade sont les plus gros fabricants et exportateurs d’armes de la planète ? Le rapport de 2021 de l’Institut international de recherche sur la paix (siège à Stockholm) fait ressortir un trio de tête « USA-Russie-France » qui réalise à lui seul plus de 65% des exportations d’armes. Les pays européens (France comprise) représentent près de 30%. En ce qui concerne la France, on notera avec intérêt que les principaux destinataires de ses exportations d’armes sont l’Inde du président Modi, nationaliste, anti-libéral et intransigeant religieux, l’Egypte du maréchal-président al Sissi et le Qatar où s’abritent les chefs du Hamas… En fait, les intérêts économiques prédominent dans les relations internationales et font largement passer au second plan la défense des droits de l’homme que nos dirigeant en visite dans les pays qui les violent le plus manifestement, rappellent pour la forme du bout des lèvres, parce qu’il faut bien afficher nos beaux principes aux yeux de l’opinion publique occidentale ; mais que pèsent les Ouïghours en Chine où les minorités musulmanes de l’Inde face aux milliards de nos échanges avec un des deux leaders mondiaux et un sous-continent émergeant ?

Le réveil des souverainetés nationales

Et voilà que presque subitement, par petites touches depuis quelques années et maintenant avec deux guerres et l’affirmation de tendances souverainistes au sein des populations, les institutions internationales (et le droit qui les sous-tend) et les espoirs supranationalistes en prennent, comme on dit, un coup dans l’aile.

D’abord, les guerres. La Russie, au mépris total du droit, attaque un pays souverain reconnu par la communauté internationale, et fait une « vraie guerre », c’est-à-dire en combattant comme elle l’entend, avec brutalité, sans se soucier d’être accusée de crimes de guerre. Le Hamas, organisation terroriste se réclamant de la libération du territoire palestinien agresse Israël sur son territoire, ce dernier ripostant au nom de sa défense et de son droit à la survie, sans se soucier non plus des accusations de crimes de guerre que pourraient lui valoir sa conduite des opération dans la bande de gaza où les victimes civiles se comptent rapidement par milliers. La Russie et Israël agissent au nom de leur souveraineté et suivant leur propre conception de leurs intérêts et de la légitimité de leur action. Pour la Russie il s’agit à la fois de rassembler les morceaux de « l’empire éclaté » mis à mal par les occidentaux qui ont mis à profit la chute du communisme pour exercer une hégémonie sur leur ancien ennemi, et de contrer la menace qu’elle estime être exercée par l’OTAN à ses frontières. Pour Israël, c’est la conviction d’un droit quasi-divin (voir notre article Généalogie d’une guerre) à exercer sa souveraineté sur un territoire qu’elle estime historiquement lui appartenir. Dans les deux cas, il s’agit de la manifestation d’une conception absolutiste de la souveraineté nationale ; pour ces Etats cela ne regarde qu’eux et ils n’admettent aucune ingérence étrangère dans leur manière de l’exercer. Ce sont des négationnistes de l’ordre international qu’ils n’acceptent plus dès lors qu’il prétendrait limiter cet exercice.

Ensuite, le ferment d’une révolte souverainiste au sein des peuples. C’est à la fois le glissement du scepticisme vers le rejet à l’égard d’un internationalisme à prétention supranationale, et la réaffirmation d’une identité nationale face à la menace du métissage culturel induit par l’immigration et les influences « étrangères ».

Traumatisés par l’attaque islamiste du 11 septembre 2001 sur leur territoire (c’est assez comparable à l’agression du Hamas du 8 octobre 2023), les américains ont massivement approuvé la guerre voulue par George W. Bush (hors de tout mandat de l’ONU, contrairement à la première guerre d’Irak, justifiée par l’invasion du Koweït) contre « l’axe du mal » dont L’Irak a été décrété sans preuve pivot. Résultat aujourd’hui : un chaos endémique en Irak. Environ vingt ans plus tard, c’est une forme de nationalisme qui a porté Donald Trump au pouvoir et permis que soit implicitement encouragé un populisme antilibéral et plus ou moins racialiste.

Au Moyen-Orient on a assisté au « printemps arabe », à la grande satisfaction des pseudo-démocraties occidentales naïves ou cyniques, escomptant tirer profit de leur bénédiction tutélaire. En fait ce fut un chaos favorisant surtout l’islamisme et soldant par une dictature militaire en Egypte, la précarité en Tunisie, une totale instabilité en Lybie.

En Europe, le premier signal a été donné par le rejet du projet de constitution européenne (en France référendum du 29 mai 2005). Onze ans plus tard les Britanniques se prononçaient en faveur du retrait du Royaume Uni de l’union Européenne (référendum du 23 juin 2016 et retrait effectif le 31 janvier 2020). Dans le même temps, dans beaucoup de pays de l’UE, ce qu’on a appelé l’euroscepticisme gagnait du terrain, s’accompagnant d’une montée du nationalisme et de revendications identitaires, portant au pouvoir ou renforçant les positions de partis dits « populistes » (terme maladroit car il peut susciter le sentiment qu’une intelligentzia méprise le peuple). Parfois à tort mais parfois aussi à raison, les institutions européennes sont accusées de maux qu’on déplore dans l’espace national. Au moment où cet article est rédigé une partie non négligeable de l’opinion française estime que les principes européens concernant le droit des gens s’opposent à un traitement efficace de l’immigration perçue comme une menace sur la sécurité des citoyens et l’identité nationale (par exemple le peu d’exécutions effectives des OQTF (obligation de quitter le territoire français). Toujours dans l’actualité immédiate, c’est le mouvement de révolte des agriculteurs qui cible également la réglementation européenne. Cette véritable jacquerie (2) s’est propagée en quelques jours et il est difficile d’en prévoir l’issue).

On observera aussi qu’au sein des classes politiques nationales se manifestent de plus en plus nettement des positions non alignées sur celles de l’UE en matière de politique étrangère. En France le parti LFI (la France Insoumise) s’est démarqué du discours officiel pro-israélien en prenant la défense du peuple palestinien, ce qui lui a valu, à tort, d’être accusé d’antisémitisme, comme s’il était impossible de critiquer la politique d’Israël sans risquer cette stigmatisation. En Allemagne c’est, récemment, le jeune parti Alliance pour la raison et la justice de Sarah Wagenknecht, dissidence de la gauche radicale (Linke) qui appelle à cesser le soutien armé à l’Ukraine. On voit aussi les voix de députés appartenant à des formations modérées, appeler fermement les instances européennes à ne pas adhérer à un accord de l’UE avec le Mercosur, alliance de pays sud-américains exportant en UE des produits alimentaires contaminées par des substances (notamment pesticides) interdites pour la production européenne !

En Argentine le nouveau président anarcho-capitaliste Javier Milei est représentatif d’un courant populaire anti-establishment peu soucieux de respect d’un ordre international. On aurait tort de traiter par la dérision (comme on l’a fait au début de la première campagne de Trump) le comportement atypique de Milei ; il n’est pas impossible qu’il préfigure l’émergence de « mutants politiques » aux actions et réactions imprévisibles « s’asseyant » sur les vieux codes de bienséance démocratique en vigueur dans un ordre mondial aujourd’hui mis à mal par des turbulences dont la portée n’est pas encore mesurée. En Europe il est curieux et inquiétant de voir les messages même pas subliminaux lancés par des responsables militaire (en Suède, en Angleterre, en Allemagne) évoquant une menace de guerre, alors qu’on imagine mal comment la Russie pourrait espérer une issue favorable d’un affrontement avec l’OTAN. S’agit-il réellement de réflexion stratégique objective ou d’intox de responsables politiques incompétents de la part de « faucons » souhaitant un tel affrontement pour « en finir » avec la Russie ? Une opinion publique psychologiquement fragilisée par la multiplication des menaces que les médias semblent parfois se plaire à entretenir parce qu’elles sont de nature à favoriser leur audience (fin du monde, prise de pouvoir par les machines via l’IA, invasion d’extraterrestres, nouvelles épidémies, réveil de virus fossiles etc.) se prêterait avec une certaine facilité à des manipulations. Les plus vulnérables sont les peuples d’Europe occidentale, parce qu’habitué à un confort entretenu par l’illusion consumériste. Or, les guerres actuelles engendrent des perturbations économiques dont l’inflation provoquée par le conflit russo-ukrainien n’est qu’un premier choc. Une deuxième spirale inflationniste pourrait résulter du blocage du Canal de Suez par les Houthis yéménites dont il ne sera pas facile de venir à bout et qui, en obligeant les transporteurs maritimes à contourner le cap de Bonne Espérance, aggrave sensiblement le coût du fret. Un pays comme la France, dont le déficit budgétaire est déjà colossal, est entré dans une économie de guerre en augmentant fortement ses dépenses militaires. Et puis il y a le climat dont le dérèglement se précise d’années en années provoquant des dégâts qu’il faut réparer et des adaptations futures qu’il faut préparer. En fin, il y a la refondation nécessaire des grands services publics -enseignement, santé, sécurité- après des décennies de mise à mal. Quand on additionne tout cela, la facture est colossale et on voit mal où trouver les moyens sans augmenter la pression fiscale et comment augmenter la pression fiscale sans provoquer une révolte citoyenne. A la violence des guerres et à la violence de la nature risque de s’ajouter la violence civile. Voilà qui est plus crédible que la fin du monde ou l’invasion des extraterrestres. Il ne s’agit pas d’entretenir et de propager la peur, mais de prendre conscience de l’erreur fondamentale qui a consisté depuis plusieurs siècles à penser contre le réel, à nourrir des idées négatrices des faits. Ce qu’il faut maintenant, c’est penser autrement (voir l’article Penser la pensée, Livre 1 d’Avis de Tempête page 90). C’est le grand défi intellectuel, psychologique et moral que devront relever le générations du 21ème siècle.



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  1. Maurice Bardèche (1907-1998) est un universitaire français qui fut d’abord un écrivain, un critique littéraire et cinématographique, un polémiste. Acquis à la pensée fasciste à laquelle il restera fidèle jusqu’à sa mort, il ne s’engagea pas dans l’activisme politique, contrairement à son beau-frère Robert Brasillach avec qui il est par ailleurs l’auteur d’une remarquable Histoire du cinéma. En publiant Nuremberg ou la Terre Promise en 1948, il devient le premier « négationniste » en ne se situant ni sur le plan moral, ni dans le champ idéologique, mais en développant un argumentaire rigoureux strictement factuel et juridique.
  2. Le terme jacquerie désigne une insurrection paysanne. Il provient du surnom « Jacques Bonhomme » attribué par un chroniqueur de l’époque à Guillaume Carle, désigné comme leur chef par les insurgés.