Aujourd’hui, pour beaucoup de gens, le terme culture évoque le savoir et les arts : étendue et diversité du savoir, connaissance et pratique des disciplines artistiques. Cependant, lorsqu’on n’emploie pas ce mot pour qualifier un profil individuel (un homme cultivé), les thématiques d’un média (un magazine culturel, une chaîne culturelle) ou une catégorie de manifestation (un spectacle culturel, un rassemblement culturel), mais pour caractériser un peuple et/ou une époque (la culture grecque, la culture médiévale, la culture africaine), il se rapproche du concept de civilisation et englobe un ensemble d’items tels que croyances, valeurs dominantes, langue, habillement, types d’institutions, coutumes, genre de vie etc.
En quoi peut-il être pertinent d’associer égalité et culture ? Sans aucun doute parce que la référence à l’égalité comme un des principes fondateurs d’un type d’institutions, a fortement impacté la culture des sociétés qui l’ont adopté.
On sera sans doute surpris que nous ne présentions pas comme première révolution égalitaire la Révolution française de 1789, mais le christianisme ! Or, avec le recul nous replaçant dans le contexte du début du 1er millénaire, cette vision du message évangélique permet de comprendre comment a pu convaincre, se propager et s’imposer ce qui n’était au départ qu’un groupuscule de juifs hérétiques, semblable en apparence aux nombreuses sectes présentes au Moyen-Orient. Car ce qu’on peut appeler « la révolution chrétienne » tient pour beaucoup à ce qu’elle proclame que le Dieu créateur n’est pas seulement celui d’un peuple (le Peuple Elu), mais celui de tous les hommes, sans distinction de races, de lieux de vie, d’organisation politique et sociale, accordant à tous la rédemption et leur assurant le salut de l’âme. S’il devait y avoir des exclus, ce ne serait pas le fait de la « Nouvelle Loi », mais parce qu’en refusant de reconnaitre le Christ et de recevoir le baptême, ils s’excluraient d’eux-mêmes de la communauté des croyants. Au premier rang des exclus, et de surcroit accusés de déicide, les juifs allaient payer très cher leur arrogance à l’égard des « gentils » (non-juifs) et leur prétention à se dire « élus » de Dieu. Leur repli communautaire et leur fidélité à un Dieu « jaloux » allait peser bien peu face à un christianisme dont l’ouverture au monde entier affirmait sa vocation à l’universalité (c’est le sens-même du terme catholique, du grec Katolikos = universel). En fait, si le peuple juif échappa à la fatale disparition progressive qu’aurait pu lui valoir un enfermement obsidional dans les limites du royaume d’Israël, il le dut paradoxalement à son malheur qui entraina la diaspora et le développement en réseau d’une solidarité des micro-sociétés issues de la dispersion et s’infiltrant dans les macro-sociétés des « gentils » en préservant leur foi, leurs rites, leurs coutumes, mais en s’efforçant aussi de « se faire oublier » en se soumettant aux lois des sociétés qui toléraient leur présence. Ils connurent ainsi des alternances de temps de répit et de périodes de persécution, car lorsque survenait une calamité (famine, épidémie, par exemple) leur destin de parias désignait leur communauté aux chrétiens comme bouc émissaire. Sans compter les massacres « expiatoires » qui jalonnèrent la route des Croisés vers Jérusalem…
L’antisémitisme peut être ainsi considéré comme une des conséquences culturelles de l’égalitarisme chrétien. C’est à cette nature culturelle qu’il doit d’avoir profondément imprégné l’Europe, au point qu’il demeure plus vivace qu’on veut bien le reconnaitre, dans les mentalités occidentales.
Quant aux conséquences plus politiques, il faudra attendre l’avènement de l’humanisme pour qu’elles commencent à apparaitre. En effet, jusqu’à la fin du Moyen-Age, la vie d’un chrétien était tout occupée par le salut de son âme, l’espérance du Paradis et la crainte de l’Enfer. L’égalité de tous devant Dieu se concevait dans cette perspective religieuse, sans qu’on eût songé à lui donner un sens plus temporel. Le principe n’impacte donc pas l’organisation sociale (le royaume de Dieu n’est pas de ce monde). Il faut se replonger dans les mentalités de l’époque pour comprendre cela.
Néanmoins, le germe égalitariste, entré par la porte de la religion, va ressurgir dans ses avatârs laïcs lorsque la foi sera ébranlée, surtout dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’intelligentzia, par la Renaissance. Déjà des esprits tels qu’Averroès ou Jean de Jandun avaient osé affirmer que les hommes avaient droit au bonheur ici-bas, ouvrant la voie aux conceptions humanistes et sous tendant l’idée de justice, donc pointant implicitement les abus inégalitaires. La centralité de l’homme vient concurrencer la royauté du Christ (voir notre article Après les trois morts de Dieu, une nouvelle philosophie de l’être). Avec les lumières et la Révolution Française, l’humanisme atteint son apogée. Il triomphe avec La déclaration des droits de l’homme dont les piliers sont la Liberté, l’Egalité et la Fraternité.
Cependant, l’égalité est d’abord la remise en question de la féodalité, des privilèges, d’un ordre social régi par la verticalité de la monarchie absolue (Dieu, le Roi, la Noblesse, les sujets). Cette égalité est d’abord l’expression négatrice de l’inégalité de l’ordre ancien (qu’on appellera l’Ancien Régime). La citoyenneté se substitue à la sujétion, et les citoyens croient être égaux parce qu’on le leur dit et que la fiction électorale semble le confirmer (voir notre article Imposture démocratique et illusion électorale). Pourtant, l’égalité demeure en grande partie théorique, plus présente dans une partie du droit et les déclarations de principe, que dans les faits. La sacralisation de la propriété et l’hérédité patrimoniale créent une inégalité dès la naissance entre les citoyens. L’esclavage ne sera aboli que plus d’un demi-siècle plus tard, et la colonisation ne respectera dans sa pratique, ni la liberté, ni l’égalité, et pas davantage la fraternité. La République, oubliant volontiers ses principes au profit d’intérêts industriels et commerciaux, développera aussi des relations très cordiales avec des régimes absolutistes comme la Russie tsariste.
En fait, c’est sur un autre plan que le politique que va se jouer un combat égalitariste dont on n’a pas toujours mesuré la portée en termes de civilisation, tant il a atteint le substrat culturel plusieurs fois millénaire d’une société demeurant encore traditionnelle dans sa vision d’un ordre naturel que les bouleversement politiques n’ont pas vraiment remis en cause. Nous voulons parler du combat féministe.
Jusqu’alors, tous les pouvoirs -religieux, politique, économique et financier, scientifique, notamment- étaient détenus par les hommes. Quelques exceptions historiques ne démentaient pas ce fait, tant elles ont été rares et leurs héroïnes témoignant plus d’un virilisme de leur psychologie, que de la féminité (l’impératrice byzantine Irène, les reines d’Angleterre Elisabeth 1ère, Marie Stuart, Victoria, la tsarine Catherine II la grande). Même les arts étaient une affaire d’homme : Pas de femme « grand compositeur » ou célèbre instrumentiste ; apparition des premières femmes peintres à la fin du 18ème siècle (plusieurs furent remarquables, mais seule Vigiée Le Brun est connue du grand public, essentiellement pour ses portraits de Marie-Antoinette).
Hors de la sphère familiale où l’homme était d’ailleurs chef de famille, toutes les activités sauf quelques-unes très subalternes (femmes de ménage, bonne, ouvrière de manufacture et d’usine etc.), étaient réservées aux hommes et il apparaissait comme une évidence que la place de la femme était au foyer. Même dans les milieux aisés où elle disposait d’une domesticité plus ou moins importante, la femme était garante de la bonne tenue de la maison, contrôlant les dépenses quotidiennes, préparant les réceptions, organisant les dîners, prenant toutes les dispositions pour exonérer le mari de tels soucis. Elle avait été préparée à ce rôle par son éducation. Dans l’aristocratie et la bourgeoisie, le temps dont elle disposait en dehors du foyer était consacré aux mondanités et aux œuvres de charité, en veillant à toujours demeurer dans les limites d’une respectabilité déterminées par un ordre moral rigoureux. On comprend que Madame Bovary ait été considéré comme un ouvrage scandaleux qui valut à Flaubert d’être poursuivi en justice !
Le combat féministe a d’abord concerné l’égalité réelle des droits et l’accès aux professions et métiers dits « d’homme ». S’agissant des droits, on remarquera par exemple que ce n’est qu’après la Deuxième Guerre Mondiale, en France, que le droit de vote a été accordé aux femmes qui auparavant n’étaient donc pas citoyennes à part entière. Toujours en France, ce n’est que dans le dernier quart du 20ème siècle que l’accès des femmes à toutes les professions civiles et militaires s’est généralisé. Dès la décennie 1970 on commençait à moins entendre l’expression «[Unetelle] est la première femme… » (reçue à Polytechnique, pompier, pilote, maire, député, sénatrice etc..). Dans les années 1950 Jacqueline Auriol, aviatrice pilote d’essai était une exception ; aujourd’hui on ne compte plus les femmes qui pilotent un avion et certaines sont même pilotes d’Airbus ou de Boeing !
Le combat se poursuivit ensuite sur le plan sémantique avec la féminisation des appellations de fonctions et métiers : une ministre, une députée, une procureure, une auteure (ou autrice), une préfète (appellation jusque-là réservée par l’usage à la femme du préfet). Puis ce fut la parité des listes électorales.
Sur le plan sémantique une étape est encore franchie : au-delà de la féminisation des titres, métiers, professions et fonctions, on féminise des noms communs dont l’étymologie porte la marque du masculin ; ainsi l’homicide d’une femme devient le féminicide.
Mais avec l’écriture inclusive on assiste à une sorte de réconciliation du masculin et du féminin dans une formulation qui, pour nous, est androgyne (voir notre article Surhumanité de l’androgyne). On peut considérer qu’on n’est plus dans une simple dynamique d’égalité des sexes, mais dans l’amorce d’un glissement vers l’indifférenciation sexuelle, ce que semble confirmer « le mariage pour tous » ou le souci de conférer un statut juridique à la transsexualité. Après la reconnaissance des différences, c’est leur gommage. Un indice de ce glissement parmi d’autres : de plus en plus d’hommes, homo ou hétérosexuels, pratiquent le rasage intégral du corps ou son épilation ; de même que des femmes portent les cheveux ras, voire le crâne rasé.
Verra-t-on, hors nécessité médicale, seulement motivée par la volonté de ne pas afficher et supporter une manifestation particulièrement forte de la féminité, la procréation intégralement in vitro, l’acte sexuel étant dédié au seul plaisir ? Cela ne ferait que s’inscrire dans la longue marche qui depuis l’aube de l’humanité voit l’être humain se détacher de son animalité originelle.
Ces évocations peuvent faire sourire, scandaliser ou crier « au fou ! ». Pourtant, elles ne sont peut-être qu’une anticipation pas si absurde ; car nous ne faisons qu’imaginer la poursuite d’une logique dont nous percevons clairement aujourd’hui les conséquences sociétales. Observons d’ailleurs, à cet égard, que si elle a d’abord procédé de l’impact culturel d’un principe institutionnel, c’est le développement de cet impact qui a ensuite agi sur les institutions. Faute de pouvoir légitimer un ordre moral par des principes supérieurs, notamment religieux, ce n’est plus la morale qui détermine les mœurs, mais les mœurs dominants qui génèrent moins une morale qu’un moralisme axiomatique souvent sélectif dans ses cibles (ainsi on condamne à juste titre la pédophilie au nom de la protection de l’enfance, mais on ferme les yeux sur la commercialisation de produits importés dont la fabrication recourt à l’exploitation d’enfants, ou sur l’instrumentalisation honteuse de l’enfance par la publicité ; serait-il plus facile de s’en prendre à des individus qu’à de gros intérêts financiers ? On peut en dire autant de la dénonciation des harceleurs et violeurs mise en parallèle avec l’exploitation du corps féminin par la même publicité).
Cependant, l’anticipation que nous évoquons pourrait ne se vérifier qu’à court ou moyen terme, car tout ce qui prétend aujourd’hui s’imposer comme principe est rendu fragile par l’absence d’un socle de valeurs fondamentales reconnues par tous. En fait de socle, le substrat sociétal est un terrain mouvementé agité par les polémiques, les tensions et les contestations parfois extrêmes de fragiles et illusoires consensus souvent circonstanciels et obtenus « par défaut ».
Aussi, ne peut-on pas exclure que la dynamique dont nous avons retracé les phases successives, de l’égalité jusqu’à l’indifférenciation, aboutisse, en fait, à la fin d’un humanisme essoufflé et convulsif. En effet, le temps n’est plus où l’on reconnaissait à l’homme-dieu le droit de régenter l’existant. On commence à considérer enfin la réalité de cet existant dont l’humain n’est qu’une des composantes, importante, certes, mais qui doit respecter les autres dans l’intérêt-même de sa propre survie (voir notre article Après les trois morts de Dieu, une nouvelle philosophie de l’être). Or, l’existant est profondément inégalitaire. Il n’est donc pas impossible (peut-être probable) que l’intérêt retrouvé pour le « naturel » induit par l’écologisme, se traduise par des formes renouvelées d’inégalitarisme. L’histoire n’ayant pas de marche arrière, il est peu vraisemblable que ces formes renouent avec des modèles tels que le patriarcat, le matriarcat, le racisme ou la ploutocratie. Il pourrait s’agir d’une conception de l’organisation sociale fondée sur la classification (ou catégorisation) plus que sur la hiérarchie, mais établissant des distinctions fonctionnelles très nettes entre des groupes homogènes au sein d’une société hétérogène. Sur la base de quels critères ? Il est difficile de les identifier aujourd’hui, car il est probable qu’ils résulteront de données essentiellement scientifiques (à l’exclusion de tout présupposés ou préjugés idéologiques) dont nous ne pouvons pas encore déterminer la nature mais qui renverront à un simple prolongement de la préhistoire le cours d’une époque contemporaine encore dominée par les chimères des croyances et des idéologies.
Les effets actuels du changement climatique (qu’il soit imputable ou pas à l’action humaine importe finalement peu) démontrent que la réalité naturelle s’impose implacablement aux espèces vivantes, laissant présager qu’une vision du monde s’inspirant de cette réalité, sera tout aussi implacable dans son rejet de fait de toute contestation se référant à l’argumentaire obsolète des dogmes religieux ou idéologiques.
Qu’elle soit implacable n’implique pas que cette vision du monde sera hostile à l’humain, puisqu’elle ne sera que l’expression d’une harmonie universelle que l’arrogance inconséquente de l’homme-dieu s’est trop longtemps efforcé d’ignorer. En concédant une référence au puissant imaginaire biblique, on pourrait dire que l’avènement de cette harmonie marquerait la fin de l’exil post-édénique !