Le présent article est écrit en 2022 par quelqu’un qui a été témoins de la seconde moitié du 20ème siècle et du passage au 21ème siècle. S’agissant de l’homosexualité, on est passé de la pénalisation et de la stigmatisation à la répression de l’homophobie et à une relative banalisation. Quoique de fortes réticences morales, religieuses ou simplement culturelles empêchent encore qu’on puisse parler d’une véritable normalisation de ce type de rapports entre hommes ou entre femmes, on peut néanmoins, aujourd’hui, aborder la question de façon plus dépassionnée.
Notre propos n’est d’ailleurs pas de considérer l’homosexualité sous l’angle social ou psychologique, mais de comprendre et expliquer sa place dans des aspects particuliers de pratiques appartenant à des cultures qu’on ne peut, ni réduire à celles-ci, ni évoquer en les occultant.
A une époque où bien des acquis sociétaux sont remis en question, un thème tel que celui de l’homosexualité qui n’a que trop suscité les seules invocations de la morale, d’une présumée loi naturelle, voire de la santé mentale, ou bien la revendication de la libre disposition du corps, mérite d’être traité comme un fait constaté, en écartant tout préjugé subjectif.
Ainsi, dès lors qu’elle apparait dans deux cas au moins, comme une partie intégrante d’un système éducatif délibérément assumé, nous nous placerons d’autant plus facilement en dehors des approches morales en termes de vice ou de tare, des dissertations psychologiques sur les causes d’une déviance, ou des hypothèses organicistes tendant à rechercher et situer son siège dans une zone du cerveau. L’homosexualité retiendra notre intérêt en tant que seul « fait culturel ».
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Au 19ème siècle et jusqu’à plus des la moitié du 20ème siècle, l’homosexualité a été considérée sous l’angle de la morale (un vice, une perversion, la vénalité de certains rapports ne pouvant que plaider pour cette vision), de la santé (une tare, une maladie) et par conséquent de l’ordre public. Une société patriarcale fondée sur les valeurs de la famille et une saine hérédité assurant la pérennité de l’ordre établi, ne pouvait tolérer une exception à la norme sexuelle et sentimentale ressentie comme dangereuse pour un ordre social fortement normé ; d’où un traitement sévère et répressif des « dégénérés » par les garants de l’ordre : clergé, police, justice et médecine. Oscar Wilde (1854-1900) en est mort.
Bien qu’elle soit loin de convaincre les irréductibles tenants de l’ordre ancien qui la considèrent comme un signe de décadence, une évolution des mentalités marquée par la lutte féministe revendiquant notamment l’égalité des sexes et le libre usage du corps (contraception, avortement) a entrainé dans son sillage une tolérance puis une légalisation de l’homosexualité allant jusqu’au droit au mariage. La perception que le public a aujourd’hui de l’homosexualité est celle d’hommes et de femmes qui, sans l’avoir choisi, ont découvert, généralement lors de l’adolescence, cette orientation sexuelle.
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Ces rappels sociétaux étaient nécessaires, mais c’est sous un angle sensiblement différent que seront considérées les pratiques qui nous intéressent ici. En effet, la pédérastie grecque et l’homosexualité des samouraïs ne se fondent pas sur la relation de deux individus qualifiables d’homosexuels « par nature », mais sur le choix libre et conscient d’un type de rapport qui n’est d’ailleurs pas destiné à se prolonger dans le temps et n’excluant pas nécessairement les rapports hétérosexuels. Pour comprendre ce que peut être le sens d’une telle démarche, il faut en considérer les différents aspects.
On pourra d’abord observer que dans les deux cas -pédérastie et wakashudo- il s’agir de préparer de jeunes garçons (adolescents) au passage à l’âge adulte où ils devront être aptes à manier les armes. Cette préparation comporte d’ailleurs un entrainement physique et mental intensif (activités au gymnase, apprentissage des techniques de combat, fortification du caractère, courage et loyauté etc.).
Sans qu’elles prennent les formes plus particulières d’un système éducatif mais en incluant des aspects rituels et initiatiques approchants, on peut évoquer les « rites de passage » pratiqués dans de nombreux groupes archaïques pour marquer la sortie de l’enfance et l’entrée dans l’âge adulte : déroulement sur plusieurs jours d’épreuves physiques faisant appel au courage et à l’endurance, s’accompagnant souvent de marque durables imprimées sur le corps comme une « certification » (incisions, scarifications, tatouages). Il en reste chez nous la forme abâtardie du bizutage ou des « intégrations », très discutables parce que réduite à des manifestations festives prétextes à défoulement, hors de toute motivation « signifiante », donc vulgaires et potentiellement dangereuses.
On comprend donc que la relation érotico-amoureuse entre un maître dispensateur et un apprenti récepteur, sans qu’on en minimise l’importance, n’est en quelque sorte qu’un des éléments d’accompagnement pédagogique que justifie sa portée symbolique, psychologique et pratique.
En effet, cette relation repose sur des bases implicitement codifiées dont la plus impérative est le respect des polarités masculine et féminine : l’homme accompli que nous appelleront le maître (l’éraste, l’aimant) ne peut être qu’émissaire actif, tandis que l’adolescent que nous appellerons l’apprenti ou le novice (l’eromène, l’aimé) ne peut être que réceptif et passif, quelles que soient les pratiques sexuelles (coït intercrural, plus rarement coït anal, masturbation, fellation). L’inversion des rôles était considérée, tant en Grèce qu’au Japon, comme infâmante et disqualifiante.
Pour ce qui concerne la pédérastie, quoique l’objectif pédagogique soit certain, on ne peut exclure que la relation éraste-éromène ait pu aussi consister en une initiation érotique palliant une inexpérience de l’adolescent qui pouvait compromettre la qualité de ses premiers rapports hétérosexuels et notamment la nécessité, en tant que mâle face à la femme, de se positionner en « maître » des rapports, rien n’étant plus inacceptable dans une société viriliste et élitaire, qu’un jeune homme destiné à être un « dominant » fût initié aux subtilités du plaisir charnel par la femme.
Evidemment, pour les mentalités modernes il peut paraitre paradoxal et même insensé que l’on passe par une pratique homosexuelle où l’on joue de sa polarité féminine, pour conférer à un adolescent l’aptitude à sa pleine virilité, tant dans l’espace sociétal que dans l’intimité du rapport hétérosexuel. C’est pourtant la même recette, soumission aux ainés, transmission d’expérience et épreuves d’endurance, qu’on retrouve par exemple dans la relation sportive entre l’entraineur et le compétiteur ou bien dans la relation entre ainés et nouveaux, parfois par binômes, dans les grandes écoles ou les « prépas » qui y ouvrent l’accès.
A l’issue de la période de formation qu’on pourrait qualifier de « noviciat », l’adolescent devenu jeune homme passe en Grèce par le stade de l’éphébie (formation civique et militaire), puis accède au statut d’adulte, civil ou guerrier. Pour autant, et quoiqu’il puisse dorénavant avoir des rapports hétérosexuels, il renouera éventuellement lors de sa pleine maturité avec les rapports homosexuels, mais cette fois en tant qu’initiateur. Il existe cependant une voie qu’on pourrait qualifier de « stricte observance » et qui est celle de groupes militaires d’élite où se perpétue une homosexualité virile. On connait le cas du Bataillon de Thèbes, formé de 150 couples d’hommes. Pour ce qui est des Samouraïs, la voie privilégiée est celle d’hommes formant des milices et vivant sous un régime d’internat qu’on peut comparer à la vie monastique.
Dans ces deniers cas (groupes militaires ou paramilitaires d’élite), l’homosexualité n’est plus une donnée d’accompagnement pédagogique dans le cadre de la préparation d’adolescents à la vie adulte, mais une discipline sexuelle participant à la Règle d’un Ordre guerrier. Cela nous rapproche du célibat et de la chasteté en vigueur pour la prêtrise et l’ascèse monastique. Ces disciplines ont en commun d’exclure la bipolarité « masculin-féminin » vécue en couple, encore présente entre maître et apprenti, tant dans la pédérastie grecque que dans le wakashudo des Samouraïs.
C’est sans doute dans les pensées traditionnelles des anciennes civilisations qu’il faut rechercher la source des principes régissant la bipolarité « masculin-féminin ». Ces derniers reposent sur une conception fonctionnelle des sexes née dès la préhistoire de l’organisation de la vie matérielle et demeurée en vigueur jusque dans les sociétés contemporaines, mais récemment remise en cause par l’égalitarisme féministe (Voir notre article Liberté-Egalité-Fraternité). Dans cette conception, à la femme est dévolue une fonction « centrale », pacifique et stabilisatrice : elle se tient au foyer (position centrale), entretient le feu, prépare la nourriture, élève les enfants, nourrit et garde les animaux de proximité (volailles, chèvres), confectionne les tissus (tissage) et les vêtements, dispense les soins lorsque c’est nécessaire, veille à l’hygiène (ménage, nettoyage du linge), pratique une culture de proximité (potager). A l’homme est dévolue la fonction « excentrique » exigeant le déplacement, l’éloignement du foyer : chasser le gibier, faire paitre le gros bétail et assurer la transhumance, participer à la défense armée du groupe, ameublir la terre et l’irriguer, construire le foyer et en assurer le gros entretient, prendre en charge les enfants mâles à l’adolescence pour les amener à l’âge adulte (transmission de la fonctionnalité).
Cette répartition bifonctionnelle, essentiellement adaptée à la ruralité sédentaire ou nomade, a perduré jusqu’à sa remise en cause récente (avec de fortes survivances, tant elle a marqué les cultures depuis des millénaires) et après avoir été dévoyée de ses principes fondateurs lorsque l’urbanisation n’a pas permis son adaptation sans altération à l’organisation sociale induite par la révolution industrielle. Ainsi, hors des métiers favorisant encore sa vocation excentrique, l’homme a vu son activité s’inscrire dans les limites concentrationnaires de « foyers professionnels », usines ou bureaux, devenant lui-même bétail soumis aux morsures de « petits chefs » au rôle de chiens de garde. Quant à la femme, sa condition s’est tout autant dégradée, cumulant souvent le statut d’ouvrière (en usine, manufacture, fabrique ou ateliers divers) et celui de responsable du foyer. Ce rappel était nécessaire à la bonne compréhension de ce que recouvre la notion de bipolarité fonctionnelle des sexes.
Ceci étant acquis, on admettra qu’une société exclusivement masculine ne doit pas a priori être considérée sous l’angle simplificateur de la misogynie primaire et de l’exaltation des vertus viriles, mais à la lumière d’un objectif plus ésotérique et digne d’intérêt, qui est la réalisation par ses membres, de l’intégration en eux-mêmes de la bipolarité « masculin-féminin », autrement dit l’idéal androgynique !
Il s’agit là d’une conception à la fois spiritualiste, philosophique et méthodologique du développement de la personnalité, réservée à une élite car fondée sur l’idée de la supériorité de ceux qui parviennent à réunir en eux la double polarité. Cette intégration s’acquière au prix d’une ascèse exigeante et sacrificielle impliquant la renonciation à l’hétérosexualité et à ce qui en résulte ordinairement (vie de couple, procréation).
On ne peut pas ne pas penser au monachisme dont l’étymologie est parlante : moine, du grec monos = seul, unique, qui ne renvoie pas à la solitude (le moine vit en communauté, comme l’indique le terme « cénobite », du grec koinobion = vie commune) mais à l’unicité, soit « tout en un ». Le membre du Bataillon de Thèbes, comme le Samouraï au sein d’une milice, sont donc des « moines-soldats », comme le furent emblématiquement les Templiers (d’ailleurs accusés d’homosexualité) qui renvoient eux-mêmes à la figure médiévale du chevalier (par exemple Parsifal) à qui est attribuée une relation singulière avec la « Dame », sur fond de chasteté, voire de virginité. De telles analogies ouvrent largement la voie à une réflexion bien éloignée de la perception primaire d’une sexualité vulgaire !
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Commentaires complémentaires
- Dans la sexualité ordinaire l’attrait du corps est à la base d’un désir que ne sauraient uniquement nourrir d’autres qualités, réelles mais non physiques. Dans la plupart des cultures l’esthétique occupe une place éminente que manifeste l’expression artistique mais aussi la recherche de beauté dans l’environnement quotidien (maison, jardin, design des objets etc.). Nietzsche, à propos de la culture grecque, a défini l’art comme voie d’accès à la compréhension, et le beau comme mode d’être. On sait que chez les Grecs existait un véritable culte de la beauté qui explique aussi l’émotion suscitée par le corps de l’adolescent ou de l’éphèbe à l’apogée d’un âge éphémère où il apparait comme une éclosion de beauté dont maintes sculptures et peintures conservent le témoignage. On peut donc légitimement penser que cette inclination a joué un rôle dans la relation pédérastique comme elle a pu le jouer aussi dans le wakashudo, car dans les deux cas ces jeunes corps étaient aussi « cultivés » par des activités physiques épanouissantes.
- La présence de l’homosexualités dans les cultures ne se limite évidemment pas à la Grèce et au Japon. On en trouve des indices sur tous les continents, mais soit ils se confondent avec les cultes phalliques toujours présumés liés à la reproduction dans un contexte hétérosexuel, soit ils sont plus ou moins occultés pour des raisons morales ou de connotation honteuse pour des peuples soucieux d’afficher leur virilité. On peut néanmoins trouver des témoignages telles que cette céramique précolombienne (inca) exhumée au Pérou, représentant un homme pratiquant une fellation sur un autre.