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Introduction à une ascèse esthétique

15 janvier 2025 par
Simon Couval

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AVERTISSEMENT

Une grande partie de cet article traitera du corps humain dans sa dimension formelle, mais aussi en tant que générateur de sensations et d’émotions. Des notions relatives à l’érotisme et à la sexualité y seront abordées et, le cas échéant, assorties d’exemples précis. Sa lecture est donc déconseillée aux pudibonds et aux moralistes adeptes d’une police de la pensée. Nous nous adressons à un lectorat souhaitant être pleinement conscient de sa volonté de comprendre dans ses aspects organiques et fonctionnels, le monde où la naissance et le développement de l’univers nous ont projetés, ici et maintenant.


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  L’esthétique est trop souvent confondue avec la beauté. C’est d’autant plus regrettable que si la beauté procède du jugement esthétique, celui-ci ne se fonde pas sur des règles (telles que les fameux « canons » de la beauté chers aux classiques), mais sur des sensations. S’il fallait donner une définition de l’esthétique, nous retiendrions celle-ci : « science ou étude du sensible ». Kant considérait lui-même l’esthétique comme l’étude de la sensibilité et des sens (in Critique de la raison pure).

Il résulte de cela que l’esthétique procède d’une perception sensible de réalités physiques susceptibles de provoquer une émotion de l’ordre du plaisir, allant de la satisfaction simple à l’extase en passant par la joie, la jubilation, le ressenti d’une plénitude. Pour la vue : un paysage, une architecture, un corps, une représentation picturale ou sculpturale. Pour l’ouïe : un son ou un assemblage de sons, une musique instrumentale, un chant. Pour l’odorat : une odeur, un parfum, une fragrance. Pour le goût : la saveur d’un aliment, d’une préparation culinaire, d’une boisson. Pour le toucher : le contact d’une matière naturelle ou artificielle, la préhension d’un corps, de sa plastique, de sa consistance.

Dans la perception d’une même réalité physique ces perceptions peuvent se combiner. Pour le corps humain, par exemple : sa vue, son toucher, son odeur naturelle ou son parfum, certains mots dits, et pourquoi pas la saveur superficielle de sa peau, de ses cheveux, de sa sueur, le contact salivaire.

On comprendra donc que la naissance et l’intensité de l’émotion esthétique procèdent d’une sollicitation des sens dont le processus varie selon les personnes. L’esthète, pour nous, ne se définit pas comme « celui qui aime la beauté », mais comme celui qui recherche la plus intense émotion possible dans une perception de la réalité sensible qui obéit à des principes et à des règles susceptibles de la garantir. Autrement dit, l’esthétisme requiert la pratique d’une ascèse.



Discipline de l’esthétique

L’ascèse peut se définir comme une discipline à laquelle on se soumet librement. Compte tenu de la nature de l’esthétique telle que nous venons de l’évoquer, nous ne dirons pas que cette discipline repose sur des règles, concept trop normatif pour s’appliquer à un domaine relevant du sensitif et de l’émotionnel, mais sur des principes. Nous en retiendrons prioritairement trois.



Le premier principe sur lequel nous semble devoir reposer l’ascèse esthétique, est la maitrise de la fréquence du plaisir recherché. L’expression « un plaisir rare » pour définir la qualité exceptionnelle d’un plaisir, rend bien compte du lien de cause à effet entre la rareté et l’intensité. Cela renvoie d’ailleurs à la conception épicurienne de la modération. Il s’agit ici, non de la modération dans le ressenti de l’émotion, mais dans la gestion de la durée séparant les satisfactions d’un même désir. Cette durée conditionne l’intensité de l’émotion, donc de son potentiel ataraxique.

L’esthète ne saurait être un glouton engloutissant des mets jusqu’au-delà de la satiété, un érotomane multipliant les orgasmes jusqu’à l’épuisement, un rat de musée parcourant stupidement les galeries d’exposition pour « s’en mettre plein les yeux », un pseudo mélomane enchainant sans désemparer les auditions d’œuvres musicales comme un halluciné (1).

Mettons cette réflexion à profit pour dénoncer l’obsession accumulatrice nauséeuse des musées. Il est légitime d’offrir au public l’accès à des chef d’œuvres ; mais il faudrait pouvoir le faire dans des conditions idéales difficiles à réaliser : par exemple contingenter les entrées pour éviter la promiscuité, interdire la déambulation de groupes « guidés » et n’exposer qu’un tableau ou une sculpture par pièce. Pour ce qui est des concerts symphoniques, ne mettre qu’une œuvre au programme lorsqu’il s’agit de concertos ou de symphonies. Interdire les applaudissements finals (au moins pendant dix minutes) car l’émotion atteint sa plus grande intensité dans le silence qui suit les dernières notes (on a pu dire que le silence qui suit une œuvre de Mozart, c’est encore du Mozart ! Mais c’est vrai pour tous les compositeurs).

S’agissant des plaisirs qu’on dit « charnels », il faut donner toute son importance au désir dont la satisfaction procure le plaisir. La phase de la montée en puissance du désir est capitale pour que se manifeste l’émotion propice. Durant cette phase, conditionné par la continence de la pulsion, le sujet se projette « imaginalement » dans la réalisation à venir, accentuant la pression du désir jusqu’à une intolérable tension qui aboutit à l’explosion cathartique.



Le deuxième principe est la sensibilité aux proportions, c’est à dire l’harmonie perçue dans des rapports de grandeur, taille, grosseur, quantité, intensité, entre les éléments constitutif d’un tout offert à la perception sensorielle : quantités et durés de cuissons respectives des denrées et ingrédients divers dans une recette, répartition des masses dans un corps ou un objet, les dosages des différentes essences dans l’assemblage d’un parfum, les rapports harmoniques entre les sons dans leur assemblage (accords) ou le rythme de leur succession (mélodies), les degrés de pression, frottement, pincement, grattage, percussion, dans le toucher d’une matière ou d’un corps.



Le troisième principe consiste à savoir s’affranchir des règles et canons usuels, et de s’autoriser la transgression des acquis sociétaux. Le respect des règles est utile pour l’acquisition des bases de tout métier ; mais si l’on veut être créateur et non simplement imitateur, il faut s’engager dans une démarche propre. Dans un récent article (Rimbaud, l’adolescent qui a vécu au pied de l’Olympe), nous avons comparé Rimbaud à Picasso pour souligner leurs solides formations les plus « classiques » (l’art poétique grec, latin et français pour l’un, le dessin et la peinture académiques pour l’autre), précédant leur envol créatif personnel. Quant aux acquis sociétaux de l’éducation conventionnelle, ce ne sont finalement que des pesanteurs conjoncturelles, notamment morales, qui, à défaut d’être transgressés, empêchent l’accès à la dimension intemporelle qui est la marque de l’authentique créativité.



La conscience sensitive du corps

Nous vivons dans notre corps et nos cinq sens nous transmettent en permanence les informations résultant de leurs perceptions. Ce simple constat peut sembler relever d’une telle banalité que nous n’en mesurons pas la portée réelle. En fait, nous n’avons aucune conscience permanente de ce fonctionnement. Seules des informations telles qu’une douleur vive ou un plaisir intense réveillent cette conscience. Bien entendu, il serait insupportable d’avoir conscience en permanence du fonctionnement sensoriel. En revanche, il peut être intéressant de faire épisodiquement l’expérience de cet éveil de la conscience sensitive, en l’inscrivant dans le cadre d’une démarche d’ascèse esthétique, telle que nous l’avons exposée ci-dessus ; autrement dit, en l’intégrant à la discipline de l’esthétique.

Il s’agit là d’une pratique peu familière à l’homo occidentalis modernus, plus enclin à répondre à ses interrogations sur l’Homme au travers des approches théoriques des sciences de la matière et des sciences dites humaines. Depuis quelques décennies les avancées de la biologie, de la génétique, des observations comportementales, entre autres, ont été significatives. Mais l’esthétique est demeurée hors de ce champ, laissée « aux bons soins » de l’art (du romanesque et du poétique à la peinture en passant par les arts plastiques et l’artisanat d’art ou encore la gastronomie).

Ce que nous proposons, n’est pas de sacrifier au réflexe bien « occidentaliste » de se précipiter sur un livre ou sur Internet, mais de s’engager dans une auto observation de son corps en lui faisant ressentir des stimulations sensorielles.

Il s’agit là d’une investigation intime destinée à induire la possibilité d’émotions révélatrices et de dégager des « impressions » pouvant, le cas échéant, déboucher sur des théorisations conciliant une méthodologie a priori irrationnelle, avec les exigences d’une approche plus scientifique, parce qu’en fin de compte, ce dont nous traiterons appartient au réel physique.

Nous avons écrit « investigation intime ». Cela suppose que s’établisse entre l’auteur du présent article et tout lecteur potentiel une sincérité du discours et une sincérité de sa lecture que nous pensons subordonnées à deux conditions :

  1. L’auteur doit abandonner la forme impersonnelle et s’adresser au lecteur à la première personne, et ce, d’autant plus qu’il puisera dans son propre vécu. Il réduira également la distance en adoptant le tutoiement.
  2. S’agissant du corps humain et d’une auto observation, cette partie de l’article ne peut être rédigée que par un homme (au sens de mâle) et lue par un autre homme. Il ne s’agit pas de discrimination sexuelle, mais de sincérité et de cohérence : on ne peut parler avec pertinence que de ce qu’on a vécu, et on ne peut comprendre vraiment que ce que l’on peut vivre soi-même. A l’occasion d’un autre article, une autrice et une lectrice pourraient opérer une approche de même nature, et un troisième article pourrait mettre en auto observation un couple hétérosexuel (2). Au demeurant, les femmes ne sont évidemment pas exclues de la lecture de propos s’adressant à un homme, cela peut même enrichir leur connaissance de leur(s) partenaires(s).



Vision du corps

Lecteur, je t’invite tout d’abord à regarder ton corps en te plaçant tout nu devant une glace renvoyant ton image en pied. Je dois préciser que je m’adresse de préférence à des hommes jeunes (entre 20 et 40 ans environ), âge idéal pour s’engager dans une ascèse durable.

Tu vois donc un représentant de l’espèce homo sapiens à laquelle tu appartiens. C’est un bipède dont le corps se compose d’une tête soutenue par un cou relié à un tronc d’où partent deux bras articulés terminés par des mains, et deux jambes, également articulées, terminées par des pieds.

Avant d’aborder dans le détail ce que sont susceptibles de dire ces différentes parties de ton corps, demandes-toi quelle impression il te fait. Comment te sens-tu dans ce corps ? Le trouves-tu agréable à voir ? Penses-tu qu’il puisse susciter le désir d’un(e) autre ? etc.

Ce ne sont pas des interrogations anodines. Le rapport de chacun à son propre corps a une incidence directe sur l’aptitude à le prendre comme une des voies de réalisation d’une ascèse esthétique.

En fait, les questions que je t’ai posées nous ramènent à la notion de beauté. Aussi dois-je immédiatement te mettre en garde : si tu poses la question « suis-je beau ? » tu seras tenté de fonder ton jugement sur une comparaison avec les « modèles » de beauté consacrés par la médiatisation sociétale dans une sorte de casting présentant des acteurs, des sportifs, des artistes et autres figures people. Dans le cadre d’une démarche d’ascèse esthétique ce serait une erreur, car les critères médiatiques de beauté se fondent sur des canons collectivement acceptés et non sur le ressenti individuel qui seul importe dans une relation réelle entre des individus. A cet égard, il ne t’a pas échappé que parfois on s’étonne de l’attirance qu’un des partenaires a exercé sur l’autre dans la formation d’un couple : « c’est étonnant qu’une aussi belle femme ait épousé cet homme plutôt laid (ou quelconque, banal) ». Autrement dit, ce n’est pas au jugement commun majoritairement partagé dans une société influencée par les diktats des modes (qui ont fait, par exemple, évoluer l’idéal féminin des plantureuses flamandes qui ont dû poser pour Les trois grâces de Rubens, à la « planche à pain » en vogue à la fin du 20ème siècle !) que tu dois te fier, mais au jugement du regard qu’un(e) autre porte sur ton corps.

Je vais d’ailleurs préciser ma pensée, et conforter mon argumentaire, en évoquant un autre domaine que le corps qui est celui des architectures des décors et des paysages. Souviens-toi des polémiques qu’ont fait naître le Centre Pompidou, dit « Beaubourg » il y a bientôt cinquante ans, ou les colonnes de Buren au Palais Royal il y a une quarantaine d’années. On ne pourra jamais concilier les avis irréductiblement opposés de ceux qui considèrent ces créations comme des outrages à la beauté des cadres anciens où ils se sont imposés, et ceux des appréciateurs de la non-architecture de Beaubourg qui est comme un objet futuriste descendu du ciel et posé au sein d’un admirable ensemble urbain des 17ème et 18ème siècle qu’il met justement en valeur par l’anachronisme de cette rencontre ; de même pour les colonnes de Buren, sortes d’OVNI venu à la rencontre d’un Palais qu’elles « réveillent ».

Quant aux décors et aux paysages, il y aura toujours des regards qui trouveront « belle » l’architecture industrielle des 19ème et 20ème siècle, et même les friches industrielles ou ferroviaires aussi propices, à leurs yeux, à une méditation « romantique » que des ruines romaines.

On pourrait même aller encore plus loin et évoquer « la beauté de la laideur ou de l’horreur », parce qu’en fin de compte, ce qui fait l’esthétique c’est la sensation ressentie et l’émotion provoquée. Dans cet ordre d’’idée et en restant sur le thème du corps, Je te recommande de découvrir l’admirable bronze du sculpteur Ricardo Motilla représentant le martyre de Saint Sébastien (cour du musée d’art et d’histoire de Guanajuato, Mexique), le Saint Sébastien d’Andrea Montagna et le Prométhée supplicié de Rubens.

Ceci dit, certains, peut-être animés d’un peu de narcissisme ou ayant déjà entendu des appréciations individuelles favorables, n’hésitent pas à se juger eux-mêmes « beaux ». C’est le cas du jeune homme que j’ai déjà eu l’occasion de citer dans un article précédent (Rimbaud, l’adolescent qui a vécu au pied de l’Olympe) : « La pièce avait une lumière tamisée qui laissait sur mon corps suffisamment d’éclairage pour en faire jaillir ses beautés de jeune adulte ». Tu remarqueras qu’il ne dit pas « sa beauté » mais « ses beautés », ce qui fait donc référence à telles ou telles parties remarquables de son anatomie.

Voilà qui va nous servir de transition avec quelques gros plans sur la tête, les bras, les jambes et le tronc. Mais auparavant je crois nécessaire de partir de cette même citation pour t’inviter à considérer l’enchainement logique suivant : la vision de ta nudité a pour effet une prise de conscience de ton corps comme représentation de ta personne. Ensuite, cette conscience du corps entraine des réactions psychologiques, notamment lorsque tu exposes ce corps devant autrui, en particulier lorsqu’il est nu. Enfin, ces réactions sont révélatrices de ta personnalité.

Pose-toi par exemple cette question : pourquoi le fait d’être tout nu dans le cabinet de mon médecin me laisse-t-il indifférent, et pourquoi le fait d’être nu face à une personne devant laquelle je n’ai pas de raison a priori d’être nu provoque-t-il chez moi une émotion (peur, gêne, honte ou excitation érotique) ? Pour ma part je pense que dans le premier cas, le fait d’être dépouillé des médias vestimentaires qui satisfont à l’impératif usuel de « décence » et à l’affirmation de la nature et du niveau de ton positionnement sociétal, n’a aucune importance pour toi, car le regard du médecin est en principe neutre, exempt de tout autre jugement que celui relatif à ton état de santé. Ton corps n’est pas sujet dans une relation autre que professionnelle avec le médecin, il est objet d’une observation technique. Dans le second cas, la perte de tes repères sociétaux du fait de la nudité de ton corps, s’accompagne du sentiment d’une nudité intégrale qui te prive des moyens habituels de masquer une réalité plus intérieure de ta personnalité. C’est bien pourquoi on a fait de la nudité une allégorie de la vérité. C’est aussi pourquoi, dans les interrogatoires « musclés », lorsque la loi et/ou les circonstances le permettent, on « met à poil » celui dont on veut obtenir des aveux. Dans ce cas d’ailleurs, le dénudement s’accompagne aussi d’un sentiment de vulnérabilité que renforce, le cas échéant, le fait d’être ligoté, et provoque une peur panique engendrée par la suite possible qu’on imagine à cette situation : coups, torture.

Si nous revenons maintenant à la citation du jeune homme et si nous la resituons dans le contexte du récit complet de ce que celui-ci appelle « une expérience », nous allons pouvoir observer comment on peut, à partir d’une simple « mise à poil » accompagnée d’un conditionnement psychologique, ici volontaire, mettre en branle un mécanisme aboutissant, in fine, aux mêmes « aveux » que dans le cas du prisonnier interrogé. Juges-en :

  • Conditionnement : « Il y a peu, je me suis « donné en pâture » à un pseudo inconnu lorsque j’étais au maximum de mes capacités physiques et intellectuelles ». Il précise plus loin : « Ma tension sexuelle intérieure était à son comble ». Plus loin encore il évoque « [une] pointe d’appréhension ». On notera la connotation sacrificielle du « donné en pâture », la référence à un tiers devant qui on n’a pas de raison d’être nu : « un pseudo-inconnu », et la projection mentale dans la suite possible qu’exprime la « pointe d’appréhension ».
  • Passage à l’acte et conscience du corps en situation : « l’adrénaline augmenta au fur et à mesure que les vêtements se déposaient sur une chaise du couloir […] Nu, comme un corps sans armure. Je toquai à la porte ». « Je ressentais chez lui son éros qui se réveillait. Le mien était fébrile ». Vient alors le passage déjà cité sur le jaillissement des « beautés de jeune adulte ». Les ingrédients sont réunis : l’angoisse (montée de l’adrénaline), la vulnérabilité (un corps sans armure) qui n’est pas ressentie ici comme la crainte de violences physiques, mais le fait, non seulement d’exhiber son jeune et beau corps devant un tiers qu’on devine homosexuel, mais aussi, il l’avoue, de sentir que son éros n’est pas indifférent à la situation (on peut imaginer derrière l’expression « éros fébrile » un probable début d’érection).
  • Réaction psychologique et aveux : « C’est à ce moment-là que mon corps fut saisi d’humiliation » (tu noteras qu’il parle de son corps « saisi d’humiliation », comme si le corps pouvait avoir lui-même une réaction psychologique : cela prouve, en fait, l’intensité de sa conscience du corps qui se confond alors avec le mental. « Je me rend compte que je suis quelqu’un de très fier, j’ai énormément de mal à plier ». Magnifique aveu d’un orgueilleux qui a dû lutter avec lui-même pour aller au bout de son expérience.

J’ajouterai simplement que les « aveux » du sujet correspondent à ce que j’ai appelé « les réactions révélatrices de la personnalité ». Ce jeune homme est orgueilleux, mais certainement intelligent, car il a su s’imposer une démarche courageuse incontestablement masochiste de type « prophylactique » (voir l’article Le sadomasochisme). On peut même s’autoriser à avancer que ce peut être son orgueil, qu’il appelle une grande fierté, qui lui a fait affronter l’épreuve par volonté de se vaincre lui-même et montrer qu’il en était capable. L’orgueil pour maîtriser l’orgueil : je vais peut-être un peu loin dans la spéculation psychologique, mais pourquoi pas ? L’homme est si complexe, n’est-ce pas ?!





Quatre vérités du corps de l’homme

Lecteur, je te propose maintenant des gros plans sur ta tête, tes bras, tes jambes et ton tronc pour découvrir comment leurs fonctions s’accordent avec leurs valeurs symboliques, et comment ils peuvent être le support sensible des émotions générées par leur stimulation tactile.

La tête

De haut en bas : une chevelure, un front, deux oreilles, un nez, des joues, une bouche, un menton. Tu pourras aussitôt remarquer qu’à l’exception du toucher (encore qu’on puisse évoquer le toucher buccal), c’est sur la tête que se trouvent les organes de perception des sens : yeux pour la vue, oreilles pour l’ouïe, nez pour l’odorat, bouche pour le goût. Mais, plus qu’à cette concentration de capteurs sensoriels, c’est incontestablement au cerveau qui siège sous le crâne, que la tête doit son importance. C’est à cette importance que se réfère l’adjectif « capital » (du latin caput = tête) pour désigner ce sans quoi une chose est impossible. En effet, alors que nous ressentons l’impression d’une localisation de la perception sensorielle à l’endroit du corps où se situe la stimulation qui l’entraine, c’est en réalité le cerveau qui reçoit cette information via le circuit des nerfs, et nous la renvoie. Quand tu as une crampe dans ton mollet gauche, ce n’est pas le mollet qui te dit « j’ai une crampe », c’est le cerveau qui te dit « tu as une crampe dans le mollet ».

Ce constat n’est pas neutre, car il explique aussi comment s’opèrent au sein du fonctionnement complexe du cerveau, les connexions entre les perceptions sensorielles et le mental, source des émotions et des réactions psychologiques. Dans le cas des stimulations érotiques, on qualifie de « cérébral » un individu qui ne réagit pas seulement sensoriellement à ces stimulation, mais aussi mentalement. Pour ressentir du plaisir il a besoin de cette connexion dans laquelle intervient son « potentiel imaginal » siégeant dans son mental et qui « retraite » l’information sensorielle en l’associant à une image, voire à un véritable scénario avec décor et personnage(s).

Si ce mécanisme intervient dans tous les cas de stimulation érotique en couple ou en groupe, c’est néanmoins dans la pratique masturbatoire, c’est-à-dire le rapport sexuel du sujet avec lui-même, qu’il se révèle dans toute sa portée. A cet égard, on peut considérer qu’il y a deux types de masturbation :

  • La masturbation jubilatoire où le « cérébral » excelle parce que son potentiel imaginal lui procure tous les ingrédients d’une « surstimulation » érotique de grande qualité (c’est son « petit cinéma » intime).
  • La masturbation triste et dépressive de celui qui est dépourvu de tout potentiel imaginal et se livre à un acte mécanique, sans conviction, par pur besoin animal, à défaut d’avoir pu rencontrer un(e) partenaire.

La richesse du potentiel imaginal que le mental connecte à la stimulation sensorielle apparait d’autant plus dans la masturbation qu’elle pallie efficacement (et parfois en remplit mieux le rôle !) l’absence de partenaire. Au demeurant, ce qu’on appelle le « plaisir solitaire » est souvent un choix délibéré pour pouvoir réaliser ce qui est impossible dans un rapport partagé. Je pense au cas qui m’a été rapporté d’un quadragénaire qui « se jouait » le scénario suivant : il se rétroprojetait par conditionnement imaginal dans son âge d’adolescent tout juste pubère, alors qu’il était interne dans un collège privé où son dortoir était surveillé par un jeune homme, étudiant dans la journée et pion la nuit. L’ado, amoureux de ce pion réputé pour sa sévérité, avait poussé la témérité jusqu’à chahuter après le coucher pour se faire punir, fantasmant sur des châtiments corporels administrés sur son corps nu. Mais le pion s’était contenté de le laisser debout, les mains sur la tête, dans son box. Trente ans plus tard, il réalisait dans ses masturbations les scènes qu’il n’avait pas pu vivre dans la réalité de son adolescence !

Défense de ricaner ! L’innocente obsession de cet homme ne fait que prolonger et embellir dans le temps un de ces produits des troubles pubertaires que vivent maints adolescents, pris entre la tension de désirs charnels légitimes et les normes et tabous d’une société répressive. Mieux encore : n’est-ce pas en plongeant dans les abysses d’un inconscient collectif que les contes « soi-disant pout enfants » offrent un degré de lecture que même les adultes n’osent considérer comme volontaire lorsqu’ils en perçoivent le risque d’une signification perverse ? Les enfants n’y accèdent pas par les voies de la rationalité ordinaire, mais qui dit que les plus sensibles aux émotions ressenties (angoisse, peur) qui leur plaisent tellement qu’ils ne cessent de réclamer à leurs parents ou à leur nurse de nouvelles relectures, n’engrangent pas ainsi, à leur propre insu et à celui des adultes, les monstrueux sens cachés véhiculés souterrainement par contes et fables, et qui jailliront un jour à la surface de leur perception consciente ?

Car on ne peut pas ignorer que ces ogres dévoreurs d’enfants, mis en appétit par l’odeur de « chair fraîche » qui émanent d’eux, sont en réalité des représentations pédophiliques. Tu en doutes et tu te dis que j’exagère ? Alors explique-moi qu’elle occurrence fait que Barbe Bleue, emblématique représentation édulcorée quoique toujours terrifiante, de l’ogre qui tue ses épouses et les enfants qu’elles lui donnent, ait en réalité existé dans la personne de Gilles de Rais, héroïque compagnon de jeanne d’Arc et pédophile tueur d’enfants ! Explique-moi ce qui a pu inspirer à Michel Tournier (1924-2016, prix Goncourt 1970) le personnage d’Abel Tiffauges (nom du Domaine de Gilles de Rais !) qui se fait ogre en recrutant par la force des enfants pour le compte de Goering (en vue d’alimenter les écoles militaires formant une élite guerrière sacrifiable), puis marche vers sa rédemption en s’enfuyant et en sauvant un enfant juif. Quoique n’ayant pas de rapport sexuel avec les enfants, il voue un culte à la pureté de l’enfance, transcendant en quelque sorte sa pédérastie.

Mais pourquoi insister sur une sexualisation du mécanisme qui connecte dans le cerveau les perceptions sensorielles au mental ? La symbolique zodiacale du corps (voir à ce sujet l’article Leçons du corps) va répondre à cette question.

Le signe zodiacal du Bélier, allégorie vernale, est le contenant latent du développement du potentiel vital que révèle le cycle saisonnier, de la naissance ou renaissance printanière à la mort hivernale, en passant par la pleine maturité estivale et le déclin automnal. Il est le symbole corporel de la tête.

Mais le bélier est aussi le nom d’une machine de guerre qui était un engin de siège utilisé pour enfoncer des portes ou ébranler des murs à coup de boutoir. Réduit à un simple tronc d’arbre dans sa version primitive, il a pris une forme plus élaborée, notamment dans l’armée romaine et au Moyen-Age, se présentant sous la forme d’une poutre cylindrique terminée par une tête de bélier en bois ou en métal et articulée sur un dispositif de balancier. Or, cher lecteur, si tu observes cette poutre terminée par une tête de bélier, et surtout si tu l’imagines en position verticale, tu ne peux pas ne pas lui trouver une analogie frappante avec les représentations phalliques qu’on trouve en assez grand nombre dans les vestiges des sociétés archaïques de la préhistoire, de la Haute Antiquité, mais aussi en Grèce et à Rome, soit sous la forme de sculptures de monolithes, soit sous celles de statuettes cultuelles. La double association bélier-tête et bélier-phallus (où la poutre est la verge, et la tête du bélier le gland décalotté) nous révèle un lien significatif entre le sexe et la tête dont je trouve pour ma part confirmation dans le symbolisme hindou des chakras et plus particulièrement de la Kundalini, cette puissante énergie logée à la racine du sexe, libérée au moment de l’orgasme et que des pratiques particulières, notamment le tantrisme, permettraient de faire remonter vers le cerveau pour provoquer une « illumination » de l’adepte.

Mais ce n’est pas tout ! En effet, on sait que la tête est le support des couronnes et des tiares, symboles de pouvoir temporel et/ou d’autorité spirituelle. Dès lors, peut-on imaginer des phallus couronnés ? Certes ! Non seulement on peut les imaginer, mais on peut les voir dans des musées. Appartenant aux traditions orientales, égyptienne et gréco-romaine, ces phallus couronnés ont aussi trouvé leur place dans l’interprétation psychanalytique grâce à Carl-Gustav Jung (1875-1961), psychiatre et psychanalyste, théoricien de la « psychologie des profondeurs, conscient de l’importance des rêves dans la communication avec l’inconscient, et à celle des mythes dont l’universalité structure un « inconscient collectif ». Dans ses mémoires rédigés quatre ans avant sa mort, Jung explique comment un rêve « fondateur » qu’il fit dans sa petite enfance, a déterminé sa destiné de chercheur et thérapeute. Ce rêve était celui d’un phallus couronné qu’il découvrait sous une voute souterraine après avoir descendu les marches d’un escalier dans un presbytère (on ne saurait mieux représenter les profondeurs de l’inconscient, le presbytère représentant, lui, le surmoi !).

Je pense que tu vois, lecteur, quelle cohérence commence à prendre forme. Mais j’ai encore à t’offrir ce que la kabbale juive peut nous dire de la « vérité de la tête » en tant que contribution à une introduction à l’ascèse esthétique. Car un élément central de la kabbale, ce sont les dix séphiroth (au singulier, séphira).

On ne peut pas résumer les séphiroth en quelques lignes. Je me bornerai donc à dire qu’il s’agit de la représentation d’un parcours de vie, du développement des virtualités contenues dans l’être initial et des principes qui le jalonnent. Ce qu’il est intéressant de noter dans le cadre de notre réflexion actuelle, c’est que Kéter, Binah et Chochmah (voir en note 3 l’arbre séfirotique) constituent une trinité (comme le Père, le fils et le Saint-Esprit dans le christianisme) qui est une « tête » où Kéter l’incréé indifférencié, Binah et Chochmah son développement dans la Création suivant le principe génétique du « masculin-féminin » et le principe du potentiel vital individuel dans l’androgynie. Guebourah (la rigueur) pourrait avoir pour attribut le sceptre que les monarques tiennent en main droite, symbole du pouvoir de maintenir l’ordre légal des choses, et Hessed (la miséricorde) pourrait être représenté par le symbole de la Terre (la sphère surmontée de la croix) que les mêmes monarques tiennent en main gauche et qui symbolise la compassion, la générosité, la protection bienveillante. Une interprétation plus complète des séphiroth pourrait faire l’objet d’un article qui lui serait dédié.

Terminons cet aperçu sur la tête par ce que dit Michel Tournier du plaisir qu’éprouve son héros Abel Tiffauges, « de l’odeur que dégagent les cheveux coupés des enfants dont il remplit son oreiller ».



Les bras

Bras et jambes sont les membres supérieurs et inférieurs du corps. Certains dictionnaires définissent les membres comme des « appendices » du tronc, ce qui peut justifier par ailleurs l’usage du terme pour qualifier la verge en érection.

Une connaissance élémentaire des bras et des jambes consiste à savoir que les premiers sont constitués, en ce qui concerne les muscles, des biceps et triceps pour le bras proprement dit, et du brachioradial et du fléchisseur pour l’avant-bras. Pour leur ossature on retient l’humérus, os unique du bras, et le radius et l’ulna (cubitus) pour l’avant-bras. Les secondes ont pour muscles les adducteurs et le fessier pour les cuisses dont l’os est le fémur, et le triceps sural et les péroniers latéraux pour les mollets dont les os sont le tibia et le péroné.

Les bras se terminent par des mains, et les jambes par des pieds. C’est pourquoi, lorsque nous parlons d’un bras, nous évoquons un ensemble bras, avant-bras, main, et lorsque nous parlons d’une jambe cela désigne l’ensemble cuisse, mollet, pied. L’astrologie moderne où pullulent les ignorantins et peu soucieuse de cohérence consacre un signe aux pieds (Les Poissons) mais pas aux mains. Il est vrai qu’elle n’a pas hésité à forcer le symbolisme zodiacal en attribuant une symbolique pseudo-traditionnelle à des planètes de découvertes récentes (Uranus en 1781, Neptune en 1846, Pluton en 1930). Passons…

Le signe zodiacal des bras c’est évidemment Les Gémeaux, signe d’air, dont la planète maîtresse est Mercure (Hermès) et dont l’attribut est la communication. Mais, dira-t-ton, Mercure qu’on dit aussi Hermès aux pieds légers parce qu’ils sont ailés, devrait valoir aux pieds d’être symbolisé dans ce signe ! Ils le sont d’une certaine manière puisqu’en étant opposés à 180 degrés du cercle zodiacal, Les Gémeaux et Le Sagittaire sont deux signes complémentaires, comme sont complémentaire les bras et les jambes. Cependant, si les bras ont pour « domicile » (terme astrologique) le signe de la communication et du dieu messager, ils ont bien d’autres fonctions liées au mouvement : tirer, pousser, soulever, tasser, étreindre, étirer etc. Entre vision évolutionniste et poésie, nous pouvons évoquer les ailes d’espèces volantes ou les nageoires et les tentacules d’espèces marines. Ici je pense à Alekseï Goloborodko, cet extraordinaire jeune contorsionniste que m’a fait découvrir le « Festival International du Cirque de Monte-Carlo » ; ce garçon parait avoir quatre bras quand on voit sa tête émerger d’un entrelacs compliqué de son torse et de ses membres : le présentateur le surnommait « l’homme serpent » mais les serpents n’ont pas de membres, moi j’y vois plutôt une pieuvre humaine. Va voir des vidéos d’Alekseï sur Internet, tu ne le regretteras pas !

Dans le grand nombre de fonctions des bras, n’oublions pas la désignation, l’indication de direction, l’imploration dans la prosternation ou dans le geste qui les dresse vers le ciel. C’est aussi le geste de l’instrumentiste maniant son archet, celui du (de la) harpiste dont les doigts glissent sur les cordes, celui du (de la) chef(fe) d’orchestre dont les bras exécutent toutes sortes de figures dans l’air pour moduler les sons et le rythme des instruments. Ce sont les mouvements des bras des danseurs et danseuses s’harmonisant avec ceux des jambes, ou bien ceux des acrobates -funambules, gymnastes, trapézistes, voltigeurs- dont ils assurent l’équilibre.

Enfin, il y a les mains, si précieuses dans le geste utilitaire ou artistique, et qui sont le vecteur majeur de la perception sensorielle tactile, y compris dans la stimulation érotique : tu touches la chair de l’autre avec tes mains, l’autre touche ta chair avec les siennes. Et cela peut conduire à des intensités extatiques !



Les jambes

Le signe zodiacal des jambes est Le Sagittaire, signe de feu dont le hiéroglyphe est une flèche (en latin : sagitta) et la représentation emblématique un centaure archer. Le symbolisme de ce signe associe la jambe, en particulier la cuisse, à la force, à l’autorité, au commandement, mais aussi à la sensualité extrême, à la concupiscence : autant d’attributs s’accordant parfaitement à Jupiter (Zeus en latin) dont la planère éponyme est maitresse du signe. Dans la statuaire gréco-romaine, la représentation de la cuisse renvoie à ces caractères, toujours dotée d’un galbe généreux, au repos dans les postures « apolliniennes » ou en action quand le muscle est bandé dans une posture « dionysiaque ».

Le mollet complète une telle représentation comme intermédiaire entre la cuisse et le pied. On pourra noter avec intérêt que si l’image du centaure mythologique associant un buste humain au corps sans tête d’un cheval s’accorde bien au symbolisme de la cuisse, pour le mollet ce pourrait être l’image également mythologique du dieu Pan aux pieds de bouc qui s’accorderait avec la proximité animale de la terre. J’évoquerai ici, en revenant sur la rencontre des perceptions sensorielles et de l’imaginal appartenant au mental, rencontre engendrant les réactions psychologiques érotisantes, le cas d’un homme doté d’un substantiel potentiel imaginal, qui entretenait le fantasme érotique d’un adolescent nu aux jambes musclées apparaissant chaussé de gros souliers, sortes de substitut aux sabots de Pan.

L’association corporelle de l’homme et de l’animal a occupé une place de choix dans la mythologie grecque. Outre l’association homme-cheval chez les hippocentaures et de l’homme-bouc dans la représentation de Pan, il faut citer les bucentaures, associant le buste de l’homme et le corps sans tête d’un taureau, et les ichtyocentaures (ou centaures-tritons) qui associent le buste humain et le corps sans tête d’un poisson et qui sont l’équivalent masculin des sirènes.

Mais qu’elle signification donner au centaure commun, l’hippocentaure qui associe l’homme et le cheval ? Si l’on se réfère aux récits mythologiques, ces centaures étaient des êtres brutaux dont l’ivresse et la concupiscence dégénéraient en violence. Un récit fameux rapporte comment le centaure Eurytion, invité avec les autres centaures au mariage du Lapithe Pirithoos avec Hippodamie, déclencha une bagarre générale en tentant, ivre, de violer la mariée. A la suite de quoi l’inimitié régna entre Lapithes et centaures. Les exégètes nous disent que les centaures représentent la part d’animalité de l’humain, le cheval qu’il faut dresser, domestiquer, ne pas laisser s’emballer, tandis que la part humaine représente la « civilisation », la maîtrise. Dans cette optique certains ont même avancé que l’image du centaure avait pu naître à une époque archaïque où les grecs domestiquèrent les premiers chevaux, prémices de la chevalerie qui devait naître de l’utilisation des chevaux dans les armées. Le chevalier, dont la figure emblématique apparaitra dans le cycle arthurien et s’imposera jusqu’à la fin du Moyen-Age avant de subsister résiduellement dans les traditions et usages mondains de l’époque moderne, est celui qui utilise à bon escient la fougue et la force du cheval (dans les guerres ou les tournois), mais sait les contenir en imposant sa volonté de maître à l’animal.

Comme je me doute, lecteur, que le développement de mon propos précédent sur la tête a éveillé ton intérêt pour les interprétations érotiques des mécanismes mentalo-sensoriels, je vais t’en offrir une qui ne manque pas d’à-propos. Elle pourrait s’intituler « Centaurisme du sadomasochisme ».

En effet, partant de ce qui vient d’être dit de la maîtrise du cheval par le cavalier, c’est-à-dire, par analogie, la maîtrise de la fougue et de la force par l’homme « civilisé » domestiquant l’animal, on pourrait considérer que le rituel sadomasochiste consiste en un jeu de rôle prophylactique (voir l’article Le Sadomasochisme) évitant à l’homme conscient de subir l’exaltation néfaste de l’hybris en le soumettant à un « dressage » ou « matage » destiné à domestiquer ses pulsions de domination orgueilleuse. J’imagine assez bien, non par sadisme, mais pour la valeur symbolique de la posture qui le renvoie à l’animal, que le « Maître » le ferait mettre à quatre pattes et lui flagellerait les fesses (la croupe) et les cuisses (jambes équines). C’est presque banal, tant on sait le goût des hommes d’autorité pour les fouettages infligés par des femmes « maîtresses » ou des hommes « maîtres ». Dans les « maisons closes » fermées à la Libération, il y avait toujours l’une ou l’autre spécialiste de la fessée et du martinet ! Il n’est pas exclu par ailleurs que les châtiment corporels de cet ordre, pratiqués autrefois dans les meilleurs collèges anglais et dans pas mal d’établissement confessionnels français, aient pu donner à certains adolescents réceptifs à l’érotisme de ces rituels, un goût durable pour leur pratique…

Bien qu’étant probablement le fait du hasard, il se trouve que la couverture d’un opuscule consacré au sadomasochisme, est agrémentée du dessin d’un jeune homme à quatre pattes (CQFD ?) !



Le tronc

Il ne faut pas confondre le tronc et le buste. Le tronc descend jusqu’au début des jambes, incluant les fesses et le sexe, tandis que le buste s’arrête à la taille, au-dessus du bassin.

Le tronc est une sorte de bloc central d’où partent le cou qui le rattache à la tête, les bras et les jambes qui assurent la mobilité du corps. Si la tête doit son importance à sa réceptivité sensorielle et au fonctionnement du mental, et si on peut la comparer à un poste de pilotage où arrivent les informations et d’où partent les commandes, le tronc peut être comparé à un moteur : il est alimenté par un carburant constitué par les aliments et la boisson et par un système d’arrivée et de traitement de l’air (poumons) ; il comporte les organes essentiels d’un mécanisme complexe de transformation du carburant en énergie vitale : estomac, foie et vésicule biliaire, pancréas, intestins, reins, cœur. Ce dernier est connecté à un double réseau de départ et d’arrivée du flux sanguin. La surface apparente du tronc nous offre l’arrondi des épaules, le relief facial des hémisphères pectoraux et le relief dorsal des omoplates, la surface plane de la ceinture abdominale, le fessier et les appendices sexuels (verge et testicules). Voilà, brièvement, pour l’aspect biologique et formel.

Sur le plan du symbolisme corporel zodiacal, sept signes successifs se rapportent successivement au cou et à la poitrine (taureau), aux poumons (Gémeaux), aux viscères abdominaux (Cancer), au cœur (Lion), aux intestins (Vierge), au bassin (Balance), à l’appareil sexuel (Scorpion). Sur ce symbolisme tu pourras te reporter à l’article Leçons du corps.

Sur le plan de l’esthétique pure, appelée communément beauté, je pense que deux éléments du tronc sont notables : les pectoraux et le dos. Dans la statuaire gréco-romaine, les pectoraux sont toujours mis en valeur car le relief arrondi de leur forme suggère et souligne la capacité d’une cage thoracique puissante. Le dos est également traité dans le même esprit de puissance. Souvent négligé dans l’approche corporelle ordinaire, sans doute parce qu’il se situe « derrière » et qu’il pâtit de la plus grande attention accordée aux fesses qui imposent l’attractivité de leur masse charnelle et de la connotation érotique qui s’y rattache. Sur ce dernier aspect on doit pourtant observer que certains hommes apprécient les stimulations dorsales en particulier latérales (muscle latissimus). Quant aux pectoraux leur érotisation est provoquée chez une majorité d’hommes, soit par palpation et pression sur leur masse musculaire sphérique, soit par la stimulation des tétons avec la paume de la main ou l’extrémité des doigts par caresse, petit grattage ou pincements modérés. On notera que dans les jeux sadomasochiste il existe des accessoires vendus en sex-shop appelés « pinces à seins », petites pinces reliées par une chainette sur la quelle on peut tirer ou suspendre des petits poids. Pour ce qui est les appendices sexuels je laisse le soin à ton imagination ou à ton expérience de concevoir ce que l’on peut en faire, le but du présent article n’étant pas d’ébaucher un traité d’érotisme, mais de convaincre le lecteur que le préalable à toute ascèse esthétique réside dans une connaissance intime de son propre corps et de son entretien (4)

Terminons néanmoins ce commentaire sur le tronc par ce très bel extrait du Roi des Aulnes de Michel Tournier que l’imbécilité de notre siècle cite dans Wikipédia comme témoin du « contenu pédocriminel » du roman : « A l’opposé des fesses des adultes, paquets de viande morte, réserves adipeuses, tristes comme les bosses du chameau, les fesses des enfants, vivantes, frémissantes, toujours en éveil, parfois haves et creusées, l’instant d’après souriantes et naïvement optimistes, expressives comme des visages ». Il est certain qu’aujourd’hui Gallimard n’éditerait plus Le roi des Aulnes, prix Goncourt 1970 ! Faut-il d’ailleurs déférer devant les Assises l’éditeur et les membres survivants du jury Goncourt de l’époque ?

Final

Le soin pris de ton corps, lecteur, doit prolonger la connaissance expérimentale que tu en retires par ta perception sensorielle.

Prendre soin du corps, fait partie de la discipline de vie de tout ascète. Au-delà de l’hygiène corporelle élémentaire que constitue la toilette, il s’agit d’entretenir le corps sans excès mais sans négliger la portée esthétique de quelques pratiques, en particulier la frugalité de sa nutrition ; le rasage de la pilosité superflue, voire le rasage intégral qui est source de sensations visuelles et tactiles émotionnellement plus intenses ; la musculation qui parfait les formes naturelles des muscles et dont la forme la plus sage est l’exercice lié au quotidien : la marche et la course, les gestes des métiers ou des nécessités domestiques (soulever, porter, frapper etc.).

Le soin apporté au corps pourrait être comparé à l’entretien d’un jardin qui nécessite ratissage, binage, taille, arrosage. L’activité de jardinage peut d’ailleurs être un excellent support physique et surtout mental accompagnant une ascèse esthétique. Je pense en particulier au jardin japonais où l’on retrouve le principe de modération (absence de profusion) et celui de proportion (disposition des plantes et des pierres, taille des bonzaïs).

Mais ce corps nu que je t’ai invité à regarder dans une glace, quel meilleur soin pourrais-tu lui accorder que de le mettre en mouvement, virtuellement, par les images issues de ton potentiel imaginal. Suis-moi bien et accroche-toi, car je vais t’entrainer sur ce qui n’est pas un chemin, mais une corde tendue au-dessus de l’abîme d’une insondable pensée !

Peut-être reconnais-tu déjà un décors familier à ceux qui ont fait l’étrange voyage sur les pas de Zarathoustra ? Mais oui ! Je te fais danseur de corde, intrépide équilibriste, parce que si tu m’as suivi jusqu’ici dans cette quête esthétique, c’est que tu pouvais aller plus loin, éprouver à la fois la peur de la chute et l’assurance du triomphe.

Ne nous égarons pas, à l’instar de tous ceux qui se trompent lourdement en s’aventurant dans les commentaires du Zarathoustra comme s’il s’agissait d’un cours magistral, de l’œuvre didactique ordinaire d’un philologue distingué, de la bouillie philosophique sortie d’une transmutation ratée ! Car le Zarathoustra, c’est de la poésie, du pur langage poétique qu’on ne peut comprendre qu’en se faisant poète.

Te voilà donc sur la corde. Lecteur, je ne te connais pas, je ne t’ai jamais vu. Il me faut donc t’imaginer. Et la meilleure image, me semble-t-il, pourrait être celle du jeune homme qui se vantait, sans doute à juste titre, de « ses beautés de jeune adulte ». Plaçons-le à mi-chemin de cette corde de l’éternel retour, tendue entre l’indéfini retour d’un commencement et l’indéfini retour d’une fin ; entre la bête et le surhomme. La moitié supérieure de son corps est aérienne, légère, toute entière exprimée dans ses deux bras tendus comme des ailes auxquelles la recherche de l’équilibre qui le préserve de la chute, imprime le mouvement constant d’un balancement qui est le propre du vol aviaire. La moitié inférieure du corps s’exprime dans la montée croissante de son humanité, depuis l’élégante mais incontestable bestialité des mollets d’un Pan aux pieds fourchus, celui que le bouffon du Zarathoustra qualifie de « pied bot », le diable boiteux si bien représenté dans l’arcane XV du tarot de Marseille, Le Diable, jusqu’aux fesses dont un suprême érotisme révèle la divinité primordiale, fondatrice de toute vie : les fesses d’Eros. Et entre les mollets de Pan et les fesses d’Eros, les cuisses d’Apollon, au galbe incomparable figé dans le marbre dur et froid qui attire la caresse comme pour provoquer son incarnation.

Le danseur du milieu de la corde c’est aussi toi devant le miroir (voir à ce sujet l’article La parole du miroir et l’écoute des regards), toi et ton double qui est le même et un autre, l’autre toi-même, le mage inspirateur qui t’apporte l’équilibre quand tu balances, au risque de te perdre, dans l’hésitation qui te saisit au moment fatal du passage à l’acte salvateur. Cela c’est ma lecture du « danseur de corde » zarathoustrien, car le secret des textes poétiques réside dans ce qu’ils n’appellent pas une lecture unique, mais autant de lectures qu’ils peuvent avoir de lecteurs, leur finalité n’étant pas d’apporter une vérité, mais d’amener chacun à trouver sa vérité. Tant qu’on n’aura pas compris cela, on assistera aux tortueuses et torturantes tentatives des glossateurs… et à pas mal de charabia savant.

Mais poursuivons le voyage ! Tu danses sur la corde devant le miroir magique qui parle : c’est précisément l’ascèse esthétique, cette discipline des sensations et de leur retraitement par le mental. Faisons se succéder les figures qui s’offrent.

  • La figure du Pendu de l’arcane XII du tarot de Marseille, une jambe libre mais repliée, l’autre liée par le pied à la corde qui suspend le corps, les mains liées dans le dos. Tu reproduis cette figure en l’inversant, debout sur la corde à laquelle tu n’es pas lié par un nœud mais par le soutien indispensable qu’elle t’assure ; et tu replies une jambe pour éprouver ton équilibre, parce qu’emporté par l’orgueil qui t’inspire l’intrépidité des audacieux, tu veux ressentir l’émotion du vertige au-dessus de l’abîme de ton inconscient où tu aperçois la remontée des émanations sulfureuses qui vont brûler tes sens, éveiller dans ton mental le plaisir pervers de l’auto manipulation de ta vulnérabilité sensuelle.


  • La figure de la danse de l’ours où un dompteur te fouette pour te faire danser sur la corde en te dandinant comme un ours qu’on exhibe, dressé sur ses pattes arrière, devant la foule imbécile d’une humanité émergeant de la glèbe, ne se doutant pas que de ce corps humilié sortira le surhomme. C’est l’esthétique du sacrifice, celle du chemin de croix, de la crucifixion et de la résurrection glorieuse, aussi bien que celle de l’adepte sadomasochiste en quête d’ataraxie.
  • La figure priapique et savoureusement obscène de ton corps nu avançant sur la corde dans l’audacieux équilibre que tu t’offres en croisant tes mains derrière le dos, usant pour balancier de l’érection branlante (sans jeu de mot) de ton pénis ityphallique.

Je propose que nous placions le point final après cette si transgressive image du corps pour bien montrer que notre libre savoir est gai.

Si cet article t’a plu, lecteur, n’hésites pas à me contacter pour échanger sur les prolongements propices que nous pourrions lui donner, car il n’est pas possible, dans les limites raisonnables d’un article (que nous avons déjà presque franchies) d’épuiser un aussi riche sujet.

***

NOTES



  1. C’est précisément ce que dénonçait dans une dimension allégorique qui a échappé aux imbéciles, le film de Marco Ferreri La grande bouffe, qui fit scandale au 26ème festival du film, à Cannes, en 1973. Prenant la gloutonnerie comme exemple symbolique, le film était une dénonciation du consumérisme bourgeois qui triomphait alors dans tous les domaines. Cela a évidemment échappé aux défenseurs du « bon goût », du savoir vivre et autres convenances, et n’a pas plu à ceux qui ont compris et se sont reconnus sous la carricature de leur propre et vaine avidité. Les Croisés de l’ordre établi invoquent toujours la morale ou la bienséance pour se scandaliser, refusant d’entendre le message de films qui recourent à l’outrance pour ouvrir les yeux des spectateurs sur ce qui est « vraiment » inacceptable. Ce fut aussi le cas pour le film de Pasolini Salo ou les 120 journées de Sodome.
  2. Nous laissons le soins au Rédacteur-en-chef d’en décider.
  3. L’arbre séfirotique

Kéter

(Couronne)

Bina Chochmah

(Connaissance) (Sagesse)



Guebourah Hessed

(Rigueur) (Miséricorde)

Tiphéret

(Beauté)

Hod Netzakh

(Gloire) (Maîtrise)

Yésod

(Fondation)



Malkuth

(Royaume)

  1. A propos du dos dont j’ai dit qu’il était négligé dans l’approche corporelle, il faudrait ajouter qu’on l’associe souvent à une passivité « endurée » : porteur de charges pesantes (et au sens figuré « avoir bon dos », « en avoir plein le dos »), incliné dans les postures de soumission ou de vénération (« courber l’échine », « avoir l’échine souple »), torturé dans le fouettage punitif du condamné attaché par les mains à une poutre, ou du marin ligoté au mat du navire. Ce dos mal aimé est aussi le dos qu’on « tourne » par insolence ou mépris pour signifier la rupture de contact avec un interlocuteur. Et pourtant le dos recèle des ressources érotiques souvent négligées : outre les palpations et caresses latérales dans des massages, il y a la stimulation tactile de l’échine parcourue digitalement, « à fleur de peau », de la nuque au coccyx.