Le titre retenu pour cet article indique clairement qu’il y sera question d’une approche du concept de décadence hors du schéma qui impose les modes de pensée habituels. En effet, affirmer le caractère propitiatoire de la décadence, revient à la considérer comme une situation favorable et non comme une phase néfaste dans la genèse de civilisations successives. Cette affirmation doit néanmoins être nuancée par la nécessité de prendre en compte le cadre élargi d’une perspective sur longue période. Ainsi, quoique propice par nature car elle annonce la fin d’un ordre usé, la décadence passe, sur courtes ou moyennes périodes, par des phases critiques qui paraissent démentir une vision positive des ces effets.
L’observation historique montre que les civilisations, à l’instar des organismes vivants, naissent, se développent, atteignent un apogée, puis déclinent et meurent. Depuis le choc de la Première Guerre Mondiale, la perte d’hégémonie de l’Europe a marqué les esprits et à la suite de Valéry en 1919, un grand nombre de penseurs ont exprimé leur conviction du caractère mortel des civilisations.
Cependant, quoiqu’il puisse en être porteur, un ensemble politique territorial ne saurait à lui seul constituer une civilisation. La civilisation dont l’Europe a été le fer de lance et le fleuron a largement débordé ses frontières, du fait même de son hégémonie, et ce qui est en cause dépasse le cadre géopolitique : il s’agit du déclin de la civilisation qu’on voudra bien nommer chrétienne ou judéo-chrétienne.
Une civilisation se fonde sur un corpus de valeurs, notamment spirituelles et morales, qui s’enrichit de la dimension mythique ou légendaire conférée aux événements et aux hommes qui, peu à peu, construisent son histoire : les guerres victorieuses, les conquêtes, les œuvres d’art, les sciences et les techniques, le patrimoine monumental entre autres, participent à l’identification de la civilisation. Le déclin intervient lorsque ce corpus s’appauvrit, parce que les valeurs s’imposent de moins en moins aux comportements individuels et collectifs, parce que la préservation des acquis l’emporte sur leur renouvellement, parce que le regard se tourne davantage sur la gloire du passé que sur la conviction d’un destin à venir. C’est le ressenti de cette phase de délitement qu’on appelle décadence.
Nous disons « ressenti », car en dépit des éléments objectifs observables, la décadence s’exprime par le développement progressif d’un état d’esprit où le fatalisme induit un relâchement de la rigueur, l’esprit de jouissance du « profitable immédiat » semblant confirmer un repli collectif sur les valeurs matérialistes, comme si l’absence de vision claire et positive d’un avenir suscitant crainte et incertitude, justifiait le renoncement à toute tentative de les dépasser.
Le fatalisme résulte, en fait, de la perception lucide du déclin, jointe à une incapacité à croire une autre civilisation possible. La réaction la plus fréquente est caractéristique du conservatisme, consistant à appeler au redressement en appelant à la restauration des valeurs traditionnelles « qui ont fait leurs preuves ». Ce conservatisme ne situe pas son analyse dans une perspective historique qui permettrait de mettre en lumière les causes réelles du déclin ; au contraire, il se focalise sur le présent, imputant la situation au relâchement intellectuel et moral, en particulier au sein de la jeunesse, les générations montantes n’ayant jamais adhéré avec la même conviction que leurs prédécesseurs aux valeurs traditionnelles, plus enclines à entendre facilement un discours critique porteur de renouveau. Ainsi a-t-on pu voir, dans une actualité encore relativement récente, des politiciens conservateurs prôner comme contribution à un « redressement salutaire » le port d’un uniforme par les collégiens, l’interdiction des téléphones portables à l’école, des cours de morale obligatoires, voire la création d’institutions spécialisées pour les prédélinquants. Leur discours s’ordonne autour des notions d’obligation, de devoirs, de contrôles et d’interdits, la responsabilité des technologies étant également évoquée. Ils eussent été bien surpris si on les avait invités à considérer la phase de déclin présente comme une étape dans la généalogie d’une décadence qui a débuté il y a cinq ou six siècles !
En effet, il est relativement facile de schématiser l’histoire de la civilisation chrétienne en s’appuyant sur les événements clés qui l’ont marquée. Dans un premier temps, après quatre siècles de progression lente et douloureuse, le christianisme, avec Constantin (4ème siècle) puis Clovis (5ème siècle) devient religion d’Etat dans les territoires les plus importants de l’Europe : la civilisation chrétienne prend son essor. Après l’an mil, elle atteint un apogée sur fond d’embellie économique et sociale et de relative stabilité politique. Cet apogée dure environ trois siècles avant les turbulences des grandes crises, en particulier la Guerre de Cent Ans et le Grand Schisme d’Occident qui voit s’affronter papes et anti-papes. Dans le même temps apparaissent les premières hérésies (Wyclif, Hus). Quatre causes vont véritablement amorcer le début du déclin : L’invention de l’imprimerie qui permet de diffuser la pensée à un moment où l’Europe redécouvre l’Antiquité, La Réforme initiée par Luther et le ralliement d’une partie de l’Europe au protestantisme, la découverte du « Nouveau Monde » qui bouleverse les perspectives géopolitiques, puis la remise en cause du géocentrisme par Galilée. Le déclin se poursuit sur fond de crise morale affectant les clergés séculier et régulier. Puis c’est l’Europe qui s’ouvre à a la philosophie des Lumières. Le 19ème siècle voit s’opposer le progressisme des « modernistes » et le strict conservatisme de la papauté que résume le Syllabus de Pie IX, tandis que se manifeste dans divers pays européens un anticléricalisme parfois virulent. Le 20ème siècle est marqué par le Concile Vatican II qui devait réconcilier l’Eglise avec le siècle, mais qui est suivi de la querelle opposant à nouveau progressistes et traditionnalistes, ainsi que du recul de la pratique et d’un net tarissement des vocations. Le concept d’Europe chrétienne n’a plus aujourd’hui beaucoup de sens, sinon pour qualifier les origines d’une civilisation et les traces qu’ont laissé environ vingt siècles de domination sur la pensée et les mœurs des Européens. Néanmoins ont serait bien en peine de trouver les termes d’une nouvelle qualification de l’Europe : l’absence de valeurs spécifiques largement partagées et de repères identifiables est la marque-même d’un déclin inéluctable. Après la Première Guerre Mondiale apparait un courant de pensée (ou, plutôt, de pensées) retenant l’idée d’un déclin de l’Occident. Plusieurs auteurs majeurs en sont représentatifs, chacun selon son approche propre, mais illustrant le processus de décadence : l’allemand Oswald Spengler, l’anglais Arnold Toynbee, l’italien Julius Evola. L’idée du déclin des civilisations n’est pas nouvelle, on connaissait et on avait analysé le déclin de l’Egypte, de la Grèce, de Rome, notamment. Ce qui est nouveau c’est d’évoquer le déclin d’une civilisation encore vivante et à laquelle on appartient.
Au-delà des penseurs qui analysent le déclin, il y a tous ceux qui le « sentent ». Pour les philosophes et surtout les artistes, cela se traduit par des inspirations renouvelées, en rupture avec les académismes. Ainsi, la peinture voit apparaître l’impressionnisme puis le cubisme ; la musique découvre des compositeurs comme Stravinsky, Poulenc ou Satie ; en littérature Denoël révèle Céline. Sur le plan des idées, de vrais débats s’engagent, on retiendra par exemple le couplage polémique Aron-Sartre. Autrement dit, la décadence a un effet libératoire sur la pensée et la création. Au corsetage imposé par les règles strictes du classicisme déjà mis à mal par le romantisme, la décadence oppose une dérégulation souvent jubilatoire qui conduira même la fin du 20ème siècle jusqu’à décréter la fin de la philosophie ou la mort des idéologies. Le caractère propice de la décadence trouve là une dangereuse limite. C’est l’effet « table rase » d’une posture intellectuelle qui, faute de déboucher sur une vision positive du futur qu’elle abandonne à l’imaginaire de la science-fiction, a malheureusement favorisé des tendances hédonistes pour le plus grand bénéfice du consumérisme et de la course au profit.
A l’heure actuelle, les signes d’accélération de la décadence de l’Occident ne manquent pas. Dans ce contexte, les dégradations diverses qui ont affecté la planète et la probabilité, annoncée par de nombreux scientifiques, de nouvelles pandémies comparables à celle du coronavirus, ne peuvent que confirmer la fin d’un cycle historique. L’aveuglement de gouvernants incapables d’une rupture avec des modes de pensée dépassés que contribuent d’ailleurs à faire perdurer l’enseignement, les médias et la plupart des intellectuels, ne permet pas de présager favorablement de l’émergence d’un nouveau type de civilisation. Il est probable que dans le premier temps d’une crise mondiale majeure, les nouvelles donnes géopolitiques dont les contours se précisent, accentueront la décadence occidentale. Ce déclin n’en demeure pas moins propice, même dans la perspective d’une agonie qui peut durer plusieurs décennies, voire dépasser le siècle, car de nouvelles générations, plus affranchies des valeurs de l’ordre ancien et peu enclines à accorder du crédit aux illusions conservatrices, seront susceptibles de penser librement un futur possible. C’est pourquoi il est plus que jamais nécessaire de refuser tout protectorat intellectuel et moral castrateur d’esprit critique, étouffoir de la pensée libre, de la parole libre, de l’écrit libre, et négateur du droit d’y accéder librement.
JUNIUS
4 Août 2020
Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain
Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence
Nouvelle Histoire Romaine Par Léon Homo
Pierre Kropotkine, Autour d’une vie (mémoires)
Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident
Arnold Toynbee, Etude de l’histoire
Julius Evola, -Révolte contre le monde moderne -Les hommes au milieu des ruines
Nietzsche, Généalogie de la morale