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La paresse subversive

26 février 2021 par
Simon Couval

Péché pour l’Eglise, comportement réprouvé par la morale ordinaire, parfois considérée comme une pathologie, la paresse est rarement célébrée comme une qualité. C’est pourtant ce qu’ont fait certains auteurs, et non des moindres, de Sénèque (Eloge de l’oisiveté) à Bertrand Russel (Eloge de l’oisiveté), philosophe, libre penseur et libertaire, prix Nobel 1950, en passant par Paul Lafargue (Le droit à la paresse), gendre de Karl Marx, penseur progressiste, polémiste et engagé. Pas mal d’autres, d’une moindre notoriété, les ont suivis. Pour ceux, comme Lafargue et Russel, qui ont donné une dimension philosophique et politique à leur propos, la paresse est entendue comme opposition à la sacralisation du travail prônée par tous les systèmes soucieux d’asservir l’individu aux impératifs de leurs intérêts matériels et/ou doctrinaux.

Pour le christianisme, auxiliaire des pouvoirs temporels, il s’agit de légitimer cette exploitation de l’homme par le rappel des conséquences du péché originel (Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front) ; pour le capitalisme il s’agit de soutenir activement le rendement de la production au service du profit ; pour le communisme, inventeur de l’odieux et absurde stakhanovisme, il s’agit de la participation de l’ouvrier et du paysan à la lutte révolutionnaire qui doit conduire à l’idéal d’une société sans classes, cause qui justifie tous les sacrifices.

Face à ces perversions intellectuelles et sociales, la paresse apparait alors, non comme indolence, relâchement et refus de l’action, mais comme la posture de rejet d’un destin de forçat voué au soutien de vanités matérialistes ou d’idéaux abstraits. C’est la proclamation du droit à la liberté de choisir son destin et du droit au plaisir qui conjugue rêverie, esthétisme et érotisme. Çà et là on retrouve ces thèmes dans des œuvres qui les développent à leurs manières. A titre d’illustrations, nous en retiendrons deux, plus audacieuses qu’il ne parait : Le sous-préfet aux champs, ballade en prose d’alphonse Daudet (1866) qui fera partie du recueil Les lettres de mon moulin et La paresse, lithographie de Félix Vallotton (1896).

On sait comment un sous-préfet qui doit présider une cérémonie officielle dans un village, succombe à l’appel d’une nature en beauté qui éveille sa sensualité en le détournant de son chemin pour une halte inspirée où le submerge le souffle de l’art poétique. Le fait de choisir un représentant de l’Etat, pouvoir par excellence évoquant la rigueur des principes et la pesanteur hiérarchique, et de le détourner de son devoir de serviteur d’un système inflexible au profit d’une rêverie esthétique, est totalement « immoral », surtout replacé dans le contexte de l’époque. La nature subliminalement scandaleuse et subversive du message, est recouverte par le voile léger de l’humour et le pur imaginaire que lui confère la forme de conte. Aujourd’hui encore le texte est présenté comme « petit chef d’œuvre d’humour cocasse » ! C’est une occasion de redécouvrir Daudet et de décrypter beaucoup de ses écrits qui révèlent un homme généreux et complexe, plaçant la création artistique et la voie des sentiments au-dessus de considérations plus contingentes (anti dreyfusard, il fut lié à Emile Zola par une profonde et indéfectible amitié !).

La lithographie de Vallotton, quant à elle, représente une femme nue, dans une pose d’abandon, sur un lit recouvert d’un tissu orientalisant. Un chat étiré s’apprête à la rejoindre. Animal sensuel et indépendant, aimant paresser, ce lion miniaturisé rejoint le comportement de son royal parent qui laisse le soin à sa femelle d’élever ses enfants et de pourvoir à la subsistance de la famille. Ici la conjugaison « rêverie-esthétique-érotisme » est flagrante. Ce tableau représente un véritable « art de vivre » devant lequel on ne peut demeurer indifférent. La richesse du tissu tient au dessin, mais derrière le noir-et-blanc on devine des couleurs vives, le tout évoquant l’opulence. Cette « paresseuse » serait-elle une nantie, peut-être une maîtresse entretenue, profitant du travail des autres ? Serait-on loin de la Jeanne-Marie de Rimbaud, l’ouvrière ? Rien n’est moins sûr, car la pièce de tissu pourrait n’être que la seule richesse de cette femme, support nécessaire à sa rêverie dans une misérable chambre mansardée. Pourquoi pas ? Et cette paresse prendrait alors beaucoup de sens : la représentation de la prolétaire lassée de son exploitation et aspirant au bien-vivre… Peu importe car l’œuvre d’art n’a pas pour but de dire la vérité mais de susciter par sa force esthétique l’éveil de l’imaginaire personnel de celui qui, la voyant, devient visionnaire.

Au-delà de ces deux exemples d’illustration de la paresse, il faut réaliser qu’en s’opposant au travail, celle-ci invite à une réflexion sur le travail lui-même et son rapport avec l’homme.

Bien entendu, les individus ont toujours été actifs, ne serait-ce que pour assurer leur survie. Mais le travail ne devient ce qu’il est encore aujourd’hui, qu’à partir du moment où il participe à une organisation sociale dans laquelle le travailleur agit au profit d’autrui, directement comme l’ouvrier, ou indirectement come l’artisan ou le commerçant. Le travail devient alors contrainte sociale ressentie comme source de souffrance (l’étymologie de travail renvoie à la torture), moins par l’effort qu’il demande que par la soumission qu’il exige. Une prise de conscience trop aigüe de cette contrainte et des injustices qui l’accompagnent pouvant conduire à la révolte, les pouvoirs ont créé une mythologie du travail propre à écarter ce risque en persuadant les individus de la haute valeur religieuse, morale et sociale du travail :le travail honore le travailleur, le pouvoir libère (est-ce un hasard si cette cynique proclamation qui se veut humaniste a été inscrite par les nazis à l’entrée d’un camp de concentration, Arbeit macht frei).

Il faut ici citer un texte qui porte la marque de l’ère industrielle et reflète la vision, sinon les intentions, d’une petite élite intellectuelle issue des classes moyennes. Il s’agit du point fort de l’initiation au deuxième degré, c’est-à-dire compagnon, du Rite Ecossais Ancien et Accepté de la Franc-Maçonnerie portée par la Grande Loge de France et le Suprême Conseil de France. C’est daté et parfaitement ridicule aujourd’hui (quoique toujours en vigueur), mais très représentatif de la mythification du travail, car on trouve dans ce texte un condensé complet de toutes les justifications du travail.

« […] Le travail est la grande vocation de l’homme, il lui est enseigné comme un devoir impératif. L’homme a d’abord le devoir de servir et ensuite seulement il peut réclamer les droits qui seront la contrepartie des services rendus. […] Nous devons travailler, non pas à contrecœur, sous la pression de la nécessité, mais bien avec entrain, en artistes pour qui seule l’œuvre compte et n’est pas nécessairement subordonnée à une récompense. « […] Quelle que soit la place que nous occupions sur le chantier, même la plus humble, nous savons que notre effort concourt à la réalisation de l’ordre cosmique, nous savons qu’en travaillant nous coopérons à l’exécution du Grand Œuvre selon le plan du Grand Architecte De L’Univers.

[…] Elevons nos cœurs dans une commune pensée pour glorifier le travail […]. Le travail, dignité de l’homme libre, nous donnes l’estime de nous-mêmes et nous rend utile aux autres. Il nous assure la liberté, nous enseigne l’égalité et fait mûrir en nous la fraternité. Que le travail soit glorifié pour les bienfaits du passé et les conquêtes de l’avenir !

« Gloire au travail ! »

Une des postures subversives à l’égard du travail est évidemment la grève. Quoiqu’elle ait eu surtout pour but, non d’exprimer une opposition au travail lui-même, mais de manifester un rapport de force avec les patrons en privant ces derniers de la contribution des travailleurs à la production, donc au profit dégagé par celui-ci, elle n’en demeure pas moins un « arrêt du travail » et une réfutation du mythe : l’exigence d’une juste rétribution l’emporte sur des discours dont la crédibilité a reculé, comme a reculé la foi religieuse. On ne croit plus au travail qui libère, à l’honneur de travailler, au labeur rédempteur etc. La mécanisation du travail, puis la robotisation, ainsi que le développement du tertiaire et l’informatique, ont transformé en profondeur le rapport de l’individu au travail. Dans l’industrie ce sont les chaînes de production automatisées, parfois entièrement. Dans les services du tertiaire le recours à Internet a dématérialisé la relation avec la clientèle ; plus récemment la crise sanitaire a favorisé le travail à domicile qui supprime les contacts entre employés et entre eux et la hiérarchie (permettant d’ailleurs de nouvelles formes de piratage tels que les ordres de faux employeurs entrainant le détournement de fonds !). Dans l’agriculture et l’élevage la technologie a fait fondre les emplois « ouvriers » : on peut exploiter des dizaines d’hectares avec une main d’œuvre très réduite, les vaches assurent elles-mêmes leur traite etc. Les vrais métiers sont devenus rares, et quoiqu’abusant d’un label surfait, beaucoup d’artisans ne possèdent plus « l’amour du métier », étant surtout soucieux de leur marge ; dans la boulangerie-pâtisserie et dans la restauration, une majorité d’enseignes recourent aux préparations industrielles, tout en laissant croire au « fait maison » alors qu’il s’agit d’assemblage ou de simple remise en température.

C’est cette évolution, beaucoup plus que les crises économiques et financières qui n’ont été que la justification abusive de la diminution de la masse salariale, alors qu’il s’agit surtout d’accroitre la concurrence intra nationale et internationale, qui ont créé un chômage endémique. Ce n’est plus le travail qui est précieux, mais l’emploi, parce qu’il faut travailler pour vivre. On acceptera tout emploi, même sans goût pour celui-ci, et on suivra des formations sans appétence si elles offrent plus de perspectives d’emploi. Ainsi le travail devient une activité de plus en plus « forcée » sur fond d’attente de la retraite, de perception d’indemnités, voire d’escroquerie à cette assurance, de travail « au noir », de « petits boulots ».

Au fil de cette évolution, les signes de l’épuisement d’un système insensé d’asservissement « soft » des individus se multiplient. Dans son ensemble la société n’est pas encore mûre pour une subversion majeure et une mutation radicale. Les pseudos facilités, le pseudo confort et les pseudo plaisirs auxquels le système a accoutumé la population, agissant comme autant de drogues amollissantes, castratrices et aliénantes (c’est le nouvel « opium du peuple »), réduisent la fermentation de la révolte aux éclats de bulles sans suite (par exemple, en France les Gilets jaunes, ailleurs les Indignés) sans projets réels car trop imprégnées encore des vielles visions idéologiques obsolètes qui ne sont souvent que des variantes réformistes du système. Il est plus intéressant d’observer certains comportements individuels ou de petits groupes ayant une vision plus radicale et plus prospective qu’ils mettent en pratique par des initiatives de « refus de fait », dénotant sans violence et sans prosélytisme idéologique, une rupture réelle avec le système : attachement aux valeurs naturelles de l’environnement, installations à l’écart des grandes métropoles urbaine, insertion d’activités micro-économiques dans le tissu environnemental de proximité, indifférence aux grandes liaisons routières et ferroviaires rapides, indifférence aussi aux grandes transhumances intra nationales et internationales, à la stupidité touristique, au faux besoin de sports d’hiver ou d’escalades si on habite loin de la montagne, ou de loisirs maritimes si on habite loin de la mer. C’est aussi l’imperméabilité au toc du faux traditionnel (tout ce qui s’annonce « à l’ancienne » !) et aux pièges ordinaires du numérique. Le tout sans rejeter l’utilité de technologies utilisées avec modération. Nous avons déjà évoqué ces perspectives dans Mythe impérial et réalités communautaires. Les intoxiqués de la modernité à tout prix et du mythe du progrès traiteront cette vision de « retour au Moyen-Age », c’est classique. L’argument (?) avait déjà été utilisé pour fustiger les pères de l’écologie (notamment René Dumont) dans les années 1970, quand la société était sourde et aveugle face à l’annonce de catastrophes aujourd’hui annoncées par la science pour le milieu de ce siècle. L’histoire ne connait pas de « retour », le Moyen-Age est derrière nous ; mais il y a devant nous la perspective possible d’un Nouvel Age salvateur qui, s’il n’est pas choisi par la raison, s’imposera par la force tragique des circonstances. Une telle vision n’est d’ailleurs pas incompatible avec les avancées scientifiques : si les Terriens devaient être contraints d’abandonner leur planète pour une autre, c’est vraisemblablement à un schéma comparable qu’obéirait l’organisation des premières colonies.

Ainsi, la paresse subversive c’est le refus du travail aliénant et la redécouverte libre de l’ouvrage utile à la vie et gratifiant pour l’individu, suivant les rythmes modérés des cycles naturels, dans un cadre environnemental non extensif. C’est d’abord un état d’esprit qui s’oppose à toute exploitation de l’individu pour des intérêts qui ne sont pas les siens, et à une surexploitation de la nature qui rompt des équilibres essentiels sans souci préalable d’en connaitre le fonctionnement. C’est une ascèse offrant un art de vivre : s’exonérer totalement du superflu, vivre pleinement le présent, prendre le temps d’apprécier ce qui s’offre (un matin de printemps, un fruit de saison, le regard d’un chat, la présence d’un ami, un feu dans l’âtre un soir d’automne, la cueillette de champignons dans la forêt…). Ce sont ainsi des milliers d’instants de plaisir pur à vivre par tous les sens. Car le paresseux est évidemment sensuel. C’est ce qui lui permet de savourer comme un don précieux la dégustation d’une olive, la mélodie d’un instrument, l’éclosion d’une fleur ou la stimulation d’une zone érogène sur son corps.

JUNIUS

26 Février 2021