Se rendre au contenu

Le droit malade de la loi

29 septembre 2020 par
Simon Couval

Parce qu’il régit les rapports entre les personnes (privées ou publiques) et entre celles-ci et les Pouvoirs Publics (Etat, Territoires, institutions publiques, établissements publics etc.), le Droit, garant de l’ordre social, reflète nécessairement l’état de la société. Il n’est donc pas étonnant, dans une société malade, que le droit soit atteint de maladie. Quand on aura esquissé un diagnostic des symptômes les plus évidents et des causes les plus probables de la morbidité sociale, il sera plus aisé de comprendre le mal qui affecte le Droit.

Depuis plusieurs décennies maintenant, on évoque un malaise de la société qui se traduit par un mal-être des citoyens s’opposant au bien-être qui est, en principe, l’objectif de toute gouvernance sensée. On a parlé de crise de civilisation, de déclin des valeurs, de perte des repères. En effet, ce sont là des données symptomatiques généralement annonciatrices d’importants changements, voire de mutations.

Cependant, l’analyse est complexe car l’accord est loin d’être unanime sur la nature de ces données, leur importance, et parfois même leur réalité. Quand on parle de civilisation, de quelle civilisation s’agit-il ? du christianisme, hérésie judaïque matinée de l’héritage gréco-romain et d’apports celtiques et germaniques ayant facilité son assimilation par les vieux peuples européens ? De l’humanisme en gestation depuis la Renaissance et dont la maturation s’est manifestée dans la philosophie des Lumières qui a considérablement imprégné la culture européenne ? Quant aux repères, ils se déclinent en autant de sous-produits des valeurs, comme par exemple l’institution familiale et ses rapports internes (liens du mariage, autorité parentale), l’éducation qui repose à la fois sur la famille et sur l’école (morale, civisme, entre autres), l’organisation économique basée sur la production et le commerce sous-tendus par les rapports entre le capital et le travail etc., etc., etc.

Les pays européens, en dépit du séisme de deux guerres mondiales, ont connu, depuis la Révolution Industrielle jusqu’à la fin du dernier de ces conflits, une relative stabilité de ces repères, seulement affectés de réformes et d’avancées sociales, certes non négligeables, mais ne remettant pas en cause radicalement l’ordre social.

Bien entendu, on pourrait tout autant relativiser les faits qui ont marqué la deuxième moitié du 20ème siècle et le début du 21ème, si n’apparaissait pas une donnée essentielle qui tient à la quantité et à la nature des changements considérables qui ont impacté les modes et les genres de vie, la morale individuelle et collective, les institutions et plus généralement ce qui fait le quotidien des peuples.

Aussi semble-t-il assez vraisemblable que cet effet quantitatif et radical d’une accumulation de changements dans un temps trop court pour permettre leur assimilation, constitue la cause majeure du malaise social dont le symptôme principal est la difficulté d’adaptation des citoyens au rythme et à l’ampleur desdits changements qui, dès lors, sont perçus comme subis, hors de toute participation de la population à leur conduite.

Pour mémoire, et sans prétention à une exhaustivité, rappelons-en quelques-uns: l’énergie nucléaire et sa terrifiante apparition avec Hiroshima, suivie pendant un demi-siècle par une menaçante course aux armements entre les deux blocs antagonistes, et par l’adoption industrielle de cette énergie non véritablement maîtrisée (en particulier les déchets) ; un techno-urbanisme et l’habitat qu’il induit, insolemment ségrégationniste dans son traitement social, donnant naissance à de grands ensembles générateurs d’insécurité et ferments de guérilla urbaine ; la production agricole et industrielle intensive et automatisée destructrice d’emplois, les réseaux de grande distribution et la disparition du petit commerce ; une politique d’encouragement à l’endettement par le crédit pour « booster » la consommation (en fait le profit du capital et des banques) ; les nouvelles technologies, en particulier la véritable dictature du numérique ; le réveil de l’islam et le terrorisme djihadiste ; des réglementations qui au motif d’anticiper les risques grignotent les libertés individuelles etc.

Voila donc, à grands traits, ce qui parait caractériser la maladie d’une société qui subit le flux de changements « en rafales », des crises en série (dont le récent coronavirus) et la surabondance indigeste d’une communication intensifiée par le numérique et porteuse en partie (via les réseaux sociaux et des sites douteux) de désinformation, de rumeurs et d’inanités surestimées.

Le Droit, dans ce contexte, loin d’apparaitre comme un repère solide susceptible de « calmer le jeu », subit lui-même l’emballement que lui communiquent les turbulences sociales.

C’est d’abord un emballement quantitatif. Alors que de Montesquieu à Kropotkine en passant par Calvin Coolidge ou Gustave Lebon, des penseurs estimables ont toujours dénoncé l’illusion qu’on peut remédier à tout par des lois, c’est par des lois et des règlements pris dans la précipitation, que les gouvernants répondent de plus en plus à des situations critiques ou simplement indésirables, souvent soumises à l’amplification médiatique impactant évidemment une opinion dont on a considérablement affaibli l’esprit critique et qui « réclame des mesures ». Démagogiquement soucieux de ne pas être accusés d’inertie, lesdits gouvernants succombent à ce que Benjamin Constant appelait à ce propos « le besoin d’agir et le plaisir de se croire nécessaire ».

Il est vrai que cette tendance assez commune chez les politiques, a été renforcée dans les dernières années du 20ème siècle par quelques affaires (notamment celle dite « du sang contaminé ») où la recherche des responsables sur fond de curée médiatique, a atteint les plus hautes sphères politiques et administratives. Dès lors est apparu le « principe de précaution » censé anticiper les risques mais qui engendre des effets liberticides et, paradoxalement, un désengagement de la responsabilité réelle au profit de la responsabilité légale. Ce principe, en soi défendable, en cache un autre, moins glorieux et non-dit, qui est le « principe du parapluie » : épargnés par la couverture légale, les plus hauts responsables laissent l’opprobre se déverser vers de plus petits. L’emballement législatif et réglementaire a trouvé là un moteur de choix : sous l’avalanche des textes, toute fatalité est refusée, il faut toujours un ou des responsables à offrir à l’opinion, avec la même propension à l’abus procédural qui a souvent conduit à condamner un innocent parce qu’il faut « à tout prix » un coupable. On va même jusqu’à évoquer le « risque zéro », absurdité sémantique et mathématique ! Au nom de la « démarche de qualité » on protocolise les actes, autrement dit on robotise les exécutants et, du fait même, on les prive de toute initiative, ce qui est grave car les protocoles ne peuvent évidemment pas tout prévoir, dans le domaine médical et infirmier par exemple où « le geste qui sauve » peut faire condamner son auteur s’il échoue, parce que non prévu par le protocole.

L’obsession sécuritaire et le refus du risque conduisent à rigidifier les comportements, car il n’y a plus ni fatalité, ni aléa, mais des responsables. A l’emballement législatif et réglementaire s’ajoute donc le corollaire de la judiciarisation, car les particuliers se sont engouffrés dans la brèche : une intervention chirurgicale qui finit mal, un patient tombant de son lit ou chutant dans un couloir, et c’est le dépôt de plainte. Alors, quand on entre à l’hôpital, on doit signer toutes sortes d’avertissements qui seront autant de décharges de responsabilité pour l’hôpital et ses équipes en cas de « pépin ». Même pour une intervention chirurgicale bénigne, on signe un texte où l’on est averti, en termes choisis bien sûr, qu’on peut en ressortir mort.

Complétons cet aperçu quantitatif par quelques chiffres : dans la décennie 1980 le Journal Officiel comportait environ 15000 pages par an, ces dernières années on en comptait 23000. Le « Recueil des lois » (recensées par leurs titres) totalisait 433 pages en 1973, 2400 en 2003, 3721 en 2004 etc. Jusqu’au dernier quart du 20ème siècle, les lois étaient relativement courtes, laissant le soin aux décrets et arrêtés de les compléter par la voie réglementaire ; depuis quelques décennies, les lois dépassent souvent les 200 pages (sans empêcher des décrets et arrêtés d’application tout aussi inflationnistes) !

On trouvera peut-être surprenant de voir cité ici un écrivain comme Georges Simenon, surtout connu du grand public pour ses 101 « Maigret ». En fait, cet auteur qui a aussi écrit 193 romans et 158 nouvelles, a été salué avec admiration par des écrivains comme André Gide et Robert Brasillach. La chaîne parlementaire LCP a rediffusé récemment un entretient de Simenon avec Simenon dans son domicile de Lausanne. Simenon fut sans doute un des observateurs les plus pertinents de son époque. Voici quelques extraits de « Maigret et le voleur paresseux » paru en 1961.

« Il y en avait tant, de règles, le Journal Officiel publiait de si nombreux textes parfois contradictoires qu’ils ne s’y retrouvaient pas eux-mêmes, [les magistrats ndlr] vivaient dans la terreur d’être pris en faute et de donner prise aux protestations des avocats ».

…………………………………………………………………………………………………………………………..

« On réorganisait, comme on disait. Des jeunes gens instruits, bien élevés, issus des meilleures familles de la République, étudiaient toutes les questions dans le silence de leur bureau, en quête d’efficacité. De leurs savantes cogitations, il sortait des plans mirifiques qui se traduisaient, chaque semaine par de nouveaux règlements ».

…………………………………………………………………………………………………………………………..

« On n’avait jamais accumulé autant de paperasse que depuis six mois. Jadis, certes, le travail administratif était assez important, mais Maigret avait calculé que, depuis peu, il prenait à peu près quatre-vingts pour cent des policiers de tous les services ».

…………………………………………………………………………………………………………………………..

Ou comment un romancier inspiré en dit plus et peut-être mieux que bien des ouvrages savants.

L’emballement quantitatif n’est qu’un aspect de la maladie du droit. La dérive sur le fond est tout aussi grave, peut-être plus.

Nous avons déjà évoqué les sources du droit français qui a inspiré les pays européens et une grande partie du monde. Ce sont principalement le droit romain et l’assimilation dans le droit écrit de sources coutumières germaniques ou celtiques, via notamment les Francs. Notre corpus juridique traditionnel visait essentiellement à établir des règles claires régissant les rapports entre personnes et entre les personnes et les pouvoirs publics. Certes, ces règles n’étaient pas exemptes d’influences morales, voire religieuses, tenant aux valeurs véhiculées par un type de civilisation ; néanmoins, la volonté d’un traitement objectif des questions apparaissait dans la formulation-même des règles. Or, depuis quelques décennies maintenant, apparaissent des lois et des règlements marqués par une moralisation et une subjectivité affichée. La justification en est la sécurité matérielle, physique et sanitaire des citoyens ainsi que l’intention de les soustraire aux démarches intellectuelles d’ordre idéologique susceptibles de « contaminer » leur pensée. Cela appelle deux remarques.

Tout d’abord, le fait qu’une telle approche juridique présume de l’incapacité du citoyen à faire preuve de discernement et d’esprit critique, qu’il s’agisse de son autoprotection, de ces choix de consommateur, de son accès à l‘information. Ladite approche n’est d’ailleurs pas exempte d’hypocrisie.

Ainsi, alors qu’on ne peut qu’approuver l’interdiction de fumer dans les lieux publics, on peut s’interroger sur l’aggravation du prix du tabac censée dissuader le consommateur, mais source de revenus pour l’Etat : pourquoi ne pas interdire tout simplement la vente puisqu’il s’agit officiellement d’un « fléau », et n’est-t-il pas profondément immoral que l’Etat engrange les profits de la vente d’un « fléau mortel » ?

Ainsi, également, la loi Gayssot, qu’on doit à ce député qui a adhéré au Parti Communiste Français à l’époque (1963) où celui-ci portait encore les stigmates du stalinisme, prétend lutter contre le racisme en s’opposant à toute expression de pensée qui le véhicule. Il s’agit ni plus ni moins de la mise sous tutelle de la liberté de parole et d’écrit qui entraine par extension la diabolisation d’auteurs que l’on ose plus publier, mêmes dans celles de leurs œuvres qui ne véhiculent aucun racisme (on retiendra, par exemple, l’annulation du projet de publication d’œuvres de Charles Maurras, en 2018, à l’occasion de son cent-cinquantenaire). Plus récemment, on vient d’assister à la modification du titre du livre et de la pièce d’Agatha Christie, Dix petits nègres, rebaptisés Les dix, à la demande d’un de ses héritiers. Or, ce titre reprenait tout simplement celui d’une vieille comptine enfantine exempte de toute intention raciste car dix personnages réunis sur l’île du Nègre vont disparaître au rythme des couplets de la comptine. Pour éclairer Monsieur James Prichard (l’héritier censeur qui prétend vouloir éviter un terme blessant) et tous les incultes de service, rappelons que La négritude est le nom d’ un courant littéraire créé par des auteurs noirs (Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon Gontran Damas) et que Senghor et ses amis définissaient la négritude comme L’ensemble des caractéristiques et des valeurs culturelles des peuples de race noire, revendiquées comme leur étant propres , ainsi que l’appartenance à cette race. Faut-il retirer de la vente les œuvres de Senghor, de Césaire et de leurs complices ? Faut-il rebaptiser La négritude, en retenant par exemple La culture de couleur foncée ?

Ce qui est aussi scandaleux, c’est la mutilation rétroactive d’œuvres que leurs auteurs morts ne peuvent plus défendre. Honte à vous Mister Prichard ! « Pour ne pas pervertir la jeunesse » sans doute, on a aussi remplacé sur les veux album de Morris (mort en 2001) le mégot de Lucky Luke par un brin d’herbe… En fera-t-on autant avec les photos de Gainsbourg ? (C’est déjà fait pour le Président Pompidou !).

Jusqu’où ira l’obsession du politiquement correct ? Peut-être jusqu’à la pathologie sous forme d‘une véritable superstition comme chez ce couple qui a soustrait à sa vue et à celle de ses visiteurs, une fort belle collection de cendriers et de pipes chassée de la vitrine qui l’exposait. On dira que cela ce n’est pas le Droit ; sans doute, mais il a donné le ton. Ce qui conduit à aborder la question de la philosophie du Droit.

En effet, parmi les valeurs qui inspirent le Droit -et entre lesquelles on ne peut pas vraiment dresser des cloisons étanches- il y a des concepts philosophiques fondamentaux (par exemple, aujourd’hui, les Droits de l’homme, expression juridique d’un concept de la philosophie des Lumières). A un moment où le Droit remet en cause la liberté d’expression, il semble pertinent d’évoquer le concept grec de parrhèsia (de pan, tout, et rhèm, ce qui est dit). La parrhèsia, peut se traduire par « libre parole », « franc parler », plus extensivement, « liberté d’expression ».

Allant au-delà de la portée linguistique du concept, on touche à un système de valeurs que les auteurs grecs ont explicité, en particulier les stoïciens et les épicuriens. Il s’articule autour du principe de liberté, mais se développe dans des notions telles que le courage ou la pensée novatrice. Courage de tout dire et courage de tout entendre, refus de concession aux idées-reçues. Epictète emploie l’image militaire de l’avant-garde, de l’éclaireur (kataskopos). On est loin du politiquement correct, des tournures édulcorées et autres filtres imposés à la parole du penseur.

Nous avons dit le droit reflet de l’état d’une société. La dérive de notre droit vers un « droit de l’interdit » remettant en cause des libertés fondamentales au nom-même de notre intérêt supposé, révèle une société frileuse, précautionneuse, perdant jusqu’au courage du langage, incapable d’une vision ambitieuse de l’avenir. Pour employer le terme dont la crise sanitaire a suscité l’usage abondant, c’est « une société du confinement ». Par ailleurs, l’interdit éveille la suspicion. Avec les nouvelles générations, le temps n’est plus où l’on acceptait majoritairement l’interdit, par « soumission-réflexe » à l’ordre établi par les valeurs religieuses, morales ou politiques. L’érosion de la croyance et de la confiance n’a pas vraiment ranimé l’esprit critique-hélas-mais a développé l’esprit de contestation, le doute sur les motivations réelles de l’interdit : « et si on interdisait [ceci ou cela] parce que ce qu’il vise est gênant pour les pouvoirs ? » Aussi, l’interdit apparait-il comme l’aveu d’une faiblesse. C’est particulièrement vrai pour les interdits qui frappent la libre expression des idées politiques. « Si la vérité officielle était si évidente, si convaincante, aurait-on besoin d’interdire ce qui la remet en cause ? » se disent bien des sceptiques. Et c’est ainsi que l’interdit suscite un intérêt pour ce qu’il diabolise. La curiosité pour le nazisme et le fascisme connait un regain d’intensité, alors que dans les décennies de l’Après-Guerre les publications marginales qui véhiculaient ces idéologies n’avaient qu’un impact essentiellement limité aux nostalgiques. Partout en Europe les formations dites « d’extrême-droite » ont le vent en poupe, et ceux qui les rejoignent, nés bien après la Deuxième Guerre Mondiale, ne sont pas des nostalgiques. On pourrait aussi évoquer la résurgence de l’antisémitisme, bel et bien vivace, y compris dans les démocraties d’Europe occidentale où le terreau idéologique lui était moins favorable que dans les pays de l’Est. Moins extrême, mais plus répandu, est le complotisme, apparu assez récemment et témoignant de la perte de confiance dans les dirigeants. Sans aller jusqu’aux affabulations relatives à la réalité de l’alunissage de 1969 ou aux « dessous » du 11 septembre 2001, une récurrence du doute touche assez systématiquement à toute présentation officielle d’événements ou à toute décision politique, dès lors que leur cohérence n’apparait pas flagrante : « Qu’est-ce que ça cache ? » entend-on souvent. Il est vrai que trop de mensonges d’Etat ont mis à mal la confiance des citoyens (par exemple l’affaire du Rainbow warrior).

Tout ceci est très dommageable car dans le contexte planétaire actuel, les nations auraient au contraire besoin de retrouver la confiance en elles-mêmes et en leurs dirigeants afin de préparer les fondements d’une nouvelle civilisation. Au lieu de cela, on leur offre le spectacle affligeant d’un monde désorienté, incapable de vision innovante. Symbole qui en dit long : la première puissance mondiale a vu s’affronter pour la course à la présidence, deux vieillards presqu’octogénaires !

JUNIUS

29 Septembre 2020

Montesquieu, L’esprit des lois

Gustave Lebon, Psychologie des foules

Kropotkine, L’Etat

Christian Millau, Journal d’un mauvais Français

Michel Foucault, Conférence sur la parhésia

Henri-Paul Fruchaud et François Bert, Note de présentation sur la conférence de Foucault sur la parhésia