Se rendre au contenu

Le sadomasochisme : perversion ou prophylaxie ?

30 juin 2024 par
Simon Couval

 (Regard critique sur un comportement que réprouve la normalité ordinaire, à la lumière du compte-rendu psychologique Crime et châtiment)


Considéré comme un comportement pathologique et qualifié de perversion, le sadomasochisme nous semble mériter mieux que son traitement pseudo-médical par une psychiatrie encore marquée par l’empreinte moralisante du 19ème siècle et la vision réductrice d’une normalité fondée sur les pratiques sexuelles basiques et majoritaires. C’est d’autant plus légitime que l’évolution des mœurs depuis plusieurs décennies de « libération sexuelle » a conduit à démarginaliser le sadomasochisme en l’intégrant à la panoplie des approches ludiques et phantasmatiques d’une sexualité en recherche d’un renouvellement des sensations érotisantes. Moins axé sur ses formes hard -flagellation, percement de la chair, voire petites mutilations- que sur le mode soft du safe sex, il recourt surtout aux accessoires et aux postures de captivité et d’humiliation provoquant des stimulations cérébrales génératrices d’excitation sexuelle : bracelets, cagoules, cuir et latex, bondage, martinet et fessées etc. C’est ainsi qu’il nous apparait que la cérébralisation du sexe doit conduire à se poser la question de la motivation des adeptes du sadomasochisme.

Petits et grands rituels des rapports sexuels

Sauf chez certains individus proches de l’animalité dont l’activité sexuelle se réduit au seul coït brutal sans préliminaires et sans épilogue, le passage à l’acte sexuel, y compris dans sa version solitaire, est accompagné d’un rituel plus ou moins élaboré qui va des petites manies et de stimuli divers (matières, accessoires, postures etc.) jusqu’à des scénarisations qui peuvent recourir à de véritables mises en scène, décor compris.

Ce besoin de rite pour déclencher, entretenir ou accroitre l’excitation sexuelle dénote que la manifestation de la libido en tant que désir impulsif, procède à la fois de facteurs physiologiques et psychologiques. Plus la part des seconds est importante, plus la libido est de type cérébral. Plus les sujets sont cérébraux, plus ils sont sensibles aux perceptions sensitives qui provoquent chez eux une émotion ayant pour effet une montée d’adrénaline, des tremblements, de la tachycardie et un afflux de sang (y compris dans la verge).

Les rituels sadomasochistes du mode soft s’adressent incontestablement à des sujets cérébraux et se déclinent en scénarios de soumission, punition, humiliation.

Profils et motivations des adeptes du SM

Bien qu’il convienne de demeurer prudent dans les approches d’une telle thématique et compte tenu du peu d’enquêtes à visées statistiques la concernant, l’observation de spécialistes (sexologues, chercheurs et chroniqueurs experts en faits sociaux) et les témoignages d’amateurs de jeux SM, semblent permettre de dégager quelques caractéristiques des adeptes masochistes de cette pratique. Beaucoup d’entre eux ont un potentiel intellectuel supérieur confirmé ou non par le niveau d’étude ou l’évaluation du QI. Plus significatif est leur position socioprofessionnelle où ils exercent des activités ou des types de fonctions les plaçant en position d’autorité. Chez certains qui n’occupent pas une telle position et n’ont pas un niveau d’études élevé, on constate néanmoins qu’ils sont souvent reconnus comme leaders dans des domaines extraprofessionnels qui vont du sport collectif à la délinquance ou à la criminalité organisées. Il n’est pas étonnant, dans les sociétés occidentales où l’empreinte d’une culture patriarcale est encore forte, de constater que la quasi-totalité des adeptes masochistes du SM sont des hommes recherchant la soumission à des femmes dominatrices ou à d’autres hommes.

S’agissant des motivations, le profil-même que nous venons d’évoquer semble permettre de prendre en compte deux aspects. D’une part, la recherche du plaisir pervers d’une manipulation de soi-même consistant en une auto-subversion qui inverse le rapport aux autres habituel de l’intéressé (le dominant devenant le soumis) et provoque l’émotion forte de l’humiliation se transformant « vicieusement » en excitation érotique. D’autre part -et là on touche à quelque chose d’essentiel d’ordre véritablement philosophique- le recours à une pratique prophylactique qui consiste à évacuer par l’auto-subversion le risque le l’hybris auquel expose la tentation d’orgueil et d’abus de pouvoir de toute position de force. On peut évoquer cette expression connue de l’antique sagesse : Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre. Car effectivement, tout pouvoir contient sa capacité à réduire son détenteur à l’impuissance et à l’échec. L’homme intelligent va donc trouver dans le SM un moyen de se libérer symboliquement mais dans un ressenti physique proprement jubilatoire, de l’emprise de ce risque. C’est comme une « piqure de rappel » qu’il s’administre régulièrement et plus particulièrement dans les moments où au plus fort de ses capacités physiques et intellectuelles il sent monter la tension annonçant l’hybris.

Ce n’est que dans une lecture symbolique des rituels SM qu’on peut comprendre le rôle des ingrédients participant à la « recette » : le langage et le ton utilisés, la nudité du corps (éventuellement complétée par un rasage intégral) et l’austérité du cadre de l’action, qui manifestent le dépouillement de « l’habillage » sociétal constitué par l’ensemble des codes régissant les rapports ordinaires entre dominants et dominés  (codes vestimentaires, codes des mots , des formules et des titres, codes immobiliers et mobiliers des lieux d’exercice du pouvoir etc.). A la mise en scène humiliante s’ajoutent les « petites misères » infligées au corps, les gémissements et cris qui « actent » la reddition. En fait, le rituel SM a la portée initiatique d’un « retour à soi-même » dans l’authenticité de son humanité première, préalable à une reconstruction maîtrisée.

Le compte-rendu psychologique de Dostoïevski

C’est dans une lettre de septembre 1865 à Mikhail Katkov, éditeur de la revue Le Messager Russe (1), que Dostoïevski qualifie son roman de compte-rendu psychologique. En effet, il est clair que l’intention de l’auteur est d’explorer les méandres tortueux à souhait de la psychologie des personnages qu’il met en scène. Car si l’intrigue est simple (un étudiant fauché en rupture d’études assassine une usurière et vit à la fois dans les affres de l’action judiciaire qui le cerne peu à peu, et des tourments intérieurs qui agitent sa conscience : un long calvaire jusqu’à sa reddition et son châtiment), le récit est rendu complexe par une analyse très fouillée de la psychologie de chacun des personnages (une vingtaine) avec qui Raskolnikov a un rapport sur fond de l’affaire criminelle et de leurs propres caractères (ce qu’un critique a appelé la « polyphonie » de l’ouvrage).

En fait, la nature de ce roman fait qu’il se prête à différentes lectures. Ce qui nous permet d’en faire une référence dans l’éclairage de la démarche SM, réside dans une lecture centrée sur le personnage de Raskolnikov où les interventions des autres personnages ne seraient prises en compte que dans leur contribution « de fait » à alimenter le tourment du criminel. Car le châtiment de Raskolnikov est moins celui qui résultera de sa condamnation judiciaire, que de ce tourment qui commence dès l’accomplissement de son crime.





Analogie des comportements

L’adepte de la pratique SM éprouve le tourment de l’humiliation et celui du châtiment corporel. C’est un tourment volontaire comme expliqué plus haut. Rodion Raskolnikov éprouve le tourment du coupable menacé du risque d’arrestation et du coupable honteux d’un crime sordide et qui ne lui a rien rapporté. Il aurait pu se livrer rapidement, mais en fuyant la justice il prolonge volontairement son tourment comme dans l’accomplissement d’une autopunition. Ce n’est évidemment pas le masochisme assumé de l’adepte SM, mais un « masochisme des profondeurs » révélé par la « fouille » de son psychisme. Il n’y a donc pas identité des comportements, mais des analogies évidentes et la conviction de la nature expiatoire du tourment, fondé sans équivoque chez Rodion sur l’assassinat de la vieille femme, et chez l’adepte sur la faute de son orgueil qui l’a exposé à l’hybris. Et cet orgueil est un point commun aux deux hommes. Dans sa préface au roman de Dostoïevski, Georges Nivat (2) qualifie « d’orgueil démesuré » la personnalité de Rodion Raskolnikov.

Confirmation de notre profilage

Le caractère de Rodion Raskolnikov correspond bien au profil du masochiste que nous avons esquissé, à cette différence que nous observons chez le type d’adepte SM qui nous a intéressé, une conscience claire du risque d’hybris qui est la motivation-même de sa démarche « prophylactique » ; alors que chez le Russe cette conscience est occultée par une vision idéaliste nourrissant un sentiment de force et de supériorité tiré du fait-même qu’il franchit le seuil entre raison et déraison.

Cette dangerosité des idées que nous avons maintes fois évoqué dans nos articles est un point important dans une lecture de l’ouvrage de Dostoïevski si on en fait une lecture sous l’angle d’approche de la critique sociale. Cela pourrait paraitre nous éloigner du thème SM. Or, il n’en serait ainsi que si nous réduisions ledit thème à une perversion sexuelle. Au contraire, en le situant dans la perspective psychologique -d’ailleurs clairement assignée à l’œuvre par son auteur- on peut constater que la « coloration » masochiste du récit n’a échappé, ni aux commentateurs, ni à l’auteur lui-même. Ainsi, E.-M. de Vogüé, spécialiste reconnu de la littérature russe à la fin du 19ème siècle, évoque une « religion de la souffrance ». Tourgueniev qualifie Dostoïevski de « Marquis de Sade russe » ! Quant à Dostoïevski, il revient sans cesse (notamment dans ses carnets de « notes et brouillons » préparatoires) à la notion d’orgueil démesuré, et même « d’orgueil infini » de Raskolnikov comme cause du passage à l’acte criminel ayant pour effet le châtiment subséquent. On pourra remarquer aussi la présence chez Dostoïevski de mots ou expressions renvoyant à la thématique masochiste (jusque dans le titre d’un roman publié cinq ans avant Crime et châtiment : Humiliés et offensés).

Le cas Nietzsche

On peut s’étonner de voir apparaitre Nietzsche ici. Il y est pourtant tout à fait à sa place car il a su reconnaitre l’expertise de Dostoïevski dans l’exploration de l’âme humaine. Il a écrit : « Dostoïevski, le seul qui m’a appris quelque chose en psychologie ». Nous ajouterons qu’une exploration dostoïevskienne de Nietzsche ne manquerait pas d’intérêt, notamment pour ce qui concerne l’épisode de sa relation avec Paul Rée puis avec le même et Lou Salomé. Arrêt sur image !

L’image c’est la célèbre photo – O combien ambigüe ! – prise en 1882 à Lucerne et représentant le trio suivant une mise en scène voulue par Nietzsche : Lou Salomé dans une carriole, tenant un petit fouet à la main, tandis que les deux hommes sont debout, Nietzsche entre les brancards et Paul Rée en premier plan. La connotation SM de cette photo tient non seulement à la mise en scène, mais aussi à la généalogie de leurs rapports.

D’abord, il y a eu un « avant Lou Salomé » qui est la très forte amitié liant les deux hommes. A la lecture des lettres échangée entre eux, surtout celles très expansives de Rée, on peut s’autoriser à soupçonner que cette amitié fusionnelle procède d’un sentiment homosexuel, sinon refoulé, du moins « contenu », à peine intériorisé, sublimé dans la cérébralité des deux individualités. Puis vient la rencontre avec Lou Salomé, femme indépendante et esprit libre qu’on qualifierait aujourd’hui de féministe. Voilà le trio exalté dans l’échange intellectuel et rêvant probablement d’une thébaïde ouverte à des esprits choisis. Puis Paul Rée s’éprend de Lou Salomé et tous deux vivent une amitié amoureuse sur fond d’incompatibilité profonde entre un homme irrémédiablement sentimental et enclin à une soumission qui trouve néanmoins ses limites, et une femme libre et dominatrice consciente que la domination-même peut l’enchainer (d’où, notamment, son rejet du mariage). Quant à Nietzsche, il se sent exclu d’un trio qui est devenu duo et il en souffre considérablement. A cet égard, et en poussant peut-être à l’extrême l’interprétation symbolique, on peut dire que la photo prise à Lucerne préfigurait un trio impossible : Lou dans la carriole tenant sans conviction un fouet qu’elle ne brandit pas, Nietzsche dans le brancards mais pas vraiment attelé, Rée « en-dehors » ; autrement dit, quelque chose d’assez artificiel, l’esquisse de fantasmes ne franchissant pas le seuil de l’avouable, un simulacre somme toute plutôt fade. Cependant, les ingrédients d’un récit dostoïevskien sont là, dans la complexité-même de chacun des personnages à laquelle leur rencontre dans un assemblage incertain va ajouter sa propre complexité !

Un regard d’anapath !

Ce que nous avons appelé « l’éclairage » de Crime et châtiment, porte sur la réalité de l’action de ressorts psychologiques agissant sur la « conscience existentielle » des individus. Or, chez Raskolnikov cela ne donne pas lieu à une ritualisation et ne fait apparaitre aucune motivation prophylactique ou curative. Néanmoins, dans la consommation du châtiment ultime (le bagne), après le calvaire qui le précède, on constate l’effet d’une expiation rédemptrice qui rejoint l’effet libérateur, souvent extatique, ressenti au terme du rituel, par l’adepte SM. C’est la preuve que le masochisme ne se réduit, ni à un jeu érotique de type safe sex auquel on le cantonne ordinairement, ni à la motivation prophylactique des masochistes cérébraux. Il s’agit bien de la manifestation d’une composante de la panoplie émotionnelle du psychisme, au même titre que la joie, le chagrin, l’anxiété ou la colère, procédant d’une potentialité du caractère probablement présente à des degrés divers dans tous les individus. Ce qui en masque la réalité c’est que chez la majorité des gens la manifestation masochiste échappe à son identification consciente et ne revêt pas le caractère intentionnel qu’elle a dans la ritualisation SM. A cet égard, on peut dire que Raskolnikov est masochiste comme Monsieur Jourdain est prosateur.

Si le récit de Crime et châtiment avait été rédigé sous la forme d’un roman monophonique, comme une confession de Raskolnikov, il est probable que le ressort masochiste de son comportement et la contribution sadique des situations et de son entourage (involontaire et inconsciente chez ce dernier) ne seraient pas apparus. C’est l’analyse de Dostoïevski se plaçant en froid observateur rédigeant son « compte-rendu » qui nous les révèle avec la minutie d’une autopsie pratiquée in vivo ! (Ce qui lui vaut la qualification de « Marquis de Sade russe » par Tourgueniev).

Le SM comme voie des profondeurs

Les enseignements qui viennent d’être tirés de Crime et châtiment aussi bien que les témoignages de certains adeptes du SM, permettent de penser que cette pratique, au-delà de ses effets psycho- prophylactiques que nous avons évoqués, peut conduire à une exploration des profondeurs du sujet masochiste dans les situations « rituelles » où sa parole se libère sous l’effet des émotions et des sensations, en particulier dans les simulacres de torture, mais aussi dans les comptes-rendus du vécu des séances. C’est un effet libératoire qu’on peut comparer à celui d’une psychanalyse. Evidemment, ce n’est pas demain qu’on verra des psychiatres ou des psychologues prescrire des séance de SM à des consultants ; mais s’ils cessaient de parler de déviance ou de perversion, comme ils l’ont fait longtemps pour l’homosexualité, par conformisme sociétal plus que par approche scientifique, ce serait déjà un progrès pour les sciences humaines.



***

  1. C’est dans cette revue que Crime et châtiment est d’abord publié en feuilleton en 1866 avant d’être publié en édition séparée en 1867.
  2. Georges Nivat est un universitaire spécialiste de la pensée russe. Il a préfacé Crime et Châtiment dans une réédition de l’ouvrage en 1975 (Gallimard) ; 2019 pour la publication en poche Folio classique.





ANNEXES

(Extraits de Crime et châtiment)

« Tu dois accepter la souffrance, l’expiation, comme un moyen de racheter ton crime » (Sonia, la prostituée ; 5ème partie)

« Je vous ai soumis à une cruelle torture, Rodion Romanovitch, mais je ne suis pas un monstre. […] Je comprends ce que doit éprouver un homme […] fier, impérieux […] en se voyant infliger cette épreuve. Je dois dire que je vous considère comme un homme plein de noblesse et même […] un homme magnanime » (Porphyre Pétrovitch, juge d’instruction ; 6ème partie)

« Un homme fort ne doit pas craindre la honte » (Raskolnikov à sa sœur Dounetchka, dite Dounia ; 6ème partie)

« Il venait de se rappeler les paroles de Sonia : Va au carrefour, salue le peuple ; baise la terre que tu as souillée par ton crime et proclame tout haut à la face du monde ‘je suis un assassin’. A ce souvenir, il se mit à trembler de tout son corps. Il était si anéanti par les angoisses des jours précédents […] qu’il s’abandonna avidement à l’espoir d’une sensation nouvelle forte et pleine. Elle s’emparait de lui avec une force convulsive ; elle s’allumait dans son cœur comme une étincelle, aussitôt transformée en un feu dévorant. Un immense attendrissement le gagnait ; les larmes lui jaillirent des yeux. D’un seul élan il se précipita à terre. Il se mit à genoux au milieu de la place, se courba et baisa le sol boueux avec une joie délicieuse. [Les moqueries de la foule] arrêtèrent sur les lèvres de Raskolnikov les mots j’ai assassiné prêts sans doute à s’en échapper. Il supporta avec un grand calme les lazzi de la foule et prit tranquillement, sans se retourner, la direction du commissariat » (6ème partie)



*