Georges Bernanos disait en 1942 que la civilisation moderne était « une conspiration contre toute espèce de vie intérieure » (cité par Tempête, rubrique actualité 2021). Au milieu du siècle dernier, on pouvait encore mettre cette réflexion sur le compte du pessimisme de son auteur. Aujourd’hui c’est malheureusement une évidence.
La vie intérieure n’est possible que si l’individu, lorsqu’il en ressent le besoin, peut cesser d’entendre les appels de la vie extérieure, en particulier ceux qui sollicitent son ouïe et sa vue et qui envahissent sa pensée. Un tel isolement favorise le recul pris par rapport à sa vie ordinaire et celle des autres, laissant se développer sa pensée personnelle et son esprit critique. Or, c’est précisément ce que redoute le « totalitarisme soft » des pseudo-démocraties (voir notre article Imposture démocratique et illusion électorale) qui s’efforcent de soumettre le citoyen à un constant lavage de cerveau évacuant le risque contestataire d’opinions s’écartant de la pensée correcte (voir notre article Correction) normée et unique, voire s’y opposant. Il s’agit donc pour le système, de stimuler en permanence l’ouïe et la vue par une communication de sons et d’images, et d’alimenter les esprits en « pensées conformes ».
Les avancées technologiques du 20ème siècle ont secondé efficacement la conspiration contre le silence et la vie intérieure : cinéma, radio, télévision, affichage publicitaire, y compris lumineux, vidéoclips et spots, défilement de textes numérisés, ordinateurs, smartphones, « ambiance » musicale dans les magasins, les salles d’attente, les halls d’accueil, parfois les rues… Mais il n’était pas suffisant d’assurer un déferlement permanent de sons et d’images, il fallait créer une addiction des individus à cet envahissement des sens, susciter des réflexes conditionnés : connexion dès le lever à la radio ou à la TV, consultation compulsive des smartphones, audition à haut débit dans les véhicules, baladeurs à pied, à vélo, dans les transports en commun, aux terrasses des cafés etc. Ces habitudes addictives s’opposent non seulement à toute vie intérieure, mais ont considérablement réduit les échanges, y compris à l’intérieur des couples. Suivre les programmes de télé, jouer avec le portable, se « scotcher » à l’écran du PC dispensent, et parfois même interdisent, de véritables discussions. L’addiction est telle que beaucoup de personnes ne supportent plus le silence et les bruits naturels (Cf infra, page 2 §2).
Dans Play time, le film de l’admirable Jacques Tati (né jacques Tatischeff), on le voit, dans son personnage de Monsieur Hulot, parcourir de nuit une rue déserte d’une ville sans âme, tandis que derrière les baies vitrées d’immeubles de type « cages à poules », les habitants regardent la télévision. Et voilà que, les émissions étant terminées et les postes éteints, il va rencontrer dans le silence de la rue l’homme qu’il a cherché à joindre toute la journée dans le cauchemardesque labyrinthe d’un immeuble de bureaux. La vie parait soudain très simple ; mais si la rencontre a été possible, c’est parce que l’homme a dû sortir pour faire pisser son chien avant de se coucher. C’est donc l’animal, messager de la nature « vraie », qui ramène les hommes à leur propre état naturel, permettant qu’ils s’adressent la parole. Image magnifiquement symbolique que peu de spectateur auront décryptée : Tati était trop subtil pour être compris à la mesure de son immense talent ; et il en est probablement mort.
Le silence est fait aussi de certains bruits qui le ponctuent. Ce sont ces bruits aussi que l’homme moderne ne supporte plus ; peut-être moins parce que ce sont des bruits, mais parce que, précisément, ils révèlent le silence. Ce sont les bruits naturels qu’on peut encore entendre en dehors des villes : ruissellement d’une fontaine, murmure d’un ruisseau, ressac de la mer, appels lointains et intermittents d’animaux (aboiements de chiens, meuglements de vaches, hennissements de chevaux, ululements de chouettes). On a vu dans des villages dits « dortoirs », des pétitions contre le chant d’un coq ou contre la sonnerie matinale de l’angélus. La conspiration évoquée par Bernanos, a donc engendré et relativement généralisés des comportements névrotiques.
Mais sait-on ce qu’est réellement le silence de l’individu ? Trop de gens croient que c’est uniquement l’absence de parole. Or, être silencieux (et non pas seulement observer le mutisme), c’est s’abstenir de toute expression, notamment les gestes, les mimiques et…l’écriture. En maçonnerie, où la méthode initiatique impose le silence aux apprentis, certains vénérables qui n’y ont pas compris grand-chose, autorisent ceux-ci à s’exprimer sur des billets écrits qu’ils transmettent au surveillant qui les lit !
S’agissant d’écriture, on n’a jamais autant écrit. Oh ! N’allons pas croire à l’explosion de vocations littéraires ! Il s’agit plutôt d’assouvir un besoin de paraitre, de participer à la cacophonie ambiante, de s’affirmer par l’écrit, d’exhibitionnisme de la pensée. SMS et mails, réseaux sociaux, forums et autres exutoires de la pensée vaine, ont la vertu de rendre l’écrit aussi « volant » que le verbe. Mais beaucoup aspirent à plus de consistance de l’emballage, à défaut de celle du fond : ils ne ressentent aucun complexe à adresser leur prose aux éditeurs (il est vrai que la grande médiocrité de la plupart des publications encourage l’audace des « scriptureux » !). Et bien entendu ils s’adressent à ce qui est considéré, à tort ou à raison, comme le must de l’édition (pourquoi se gêner ?). La Maison Gallimard, croulant sous le flot de ces envois, a récemment lancé un SOS du genre « pitié n’en jetez plus » !
Il parait aussi qu’on lit beaucoup depuis les confinements. Là, le contenu des « boites à livres » est révélateur du niveau de ces lectures : en dehors des ouvrages de poche imposés dont les lycéens se débarrassent en fin d’année scolaire, on trouve surtout la lie des « halls de gares ».
Dans certains pays musulmans on coupe la main des voleurs. A quand une loi autorisant qu’on coupe la main des écrivassiers ? ! Cette réflexion commencée dans la sérénité, tourne au pamphlet ; mais à qui la faute ? Il faut bien dénoncer la conspiration qui veut en finir définitivement avec le silence, lequel devrait relever des droits imprescriptibles de l’humanité. Mais il ne faut pas rêver. La logorrhée pseudo-littéraire n’est pas seule en cause dans la perturbation du silence par l’écrit et elle a pour circonstance atténuante qu’on n’est pas obligé de lui ouvrir les portes de nos bibliothèques. En revanche, comment échapper à l’affichage publicitaire qui s’est imposé sur les rues et les routes, s’opposant agressivement à tout silence visuel, sans égard pour l’harmonie du cadre urbain et l’authenticité du paysage naturel. A l’entrée de certaines villes, la profusion de cet affichage est telle, notamment sur les supports de panneaux plantés comme les croix d’un cimetière chaotique, que le but soi-disant informatif desdits panneaux dont on ne pourrait déchiffrer les messages qu’en roulant à 10Km/h, n’a plus de sens. L’imbécilité le dispute à la laideur.
Dans le martyrologue que l’on doit à la civilisation moderne, une autre victime majeure est le secret.
Durant des siècles les secrets ont été admis comme inhérents au pouvoir de ceux qui les détenaient (secrets d’Etat, secrets de métier) ou justifiés par la nature intime de leur contenu (secret de la confession, secrets de famille, secret médical, secret bancaire). Certains de ces secrets ont abondamment alimenté l’imaginaire et les fantasmes (par exemple le trésor des Templiers, le Masque de Fer, Louis XVII, Fatima).
Or, aujourd’hui on ne tolère plus les secrets. Chacun veut tout savoir sur tout et sur tous, et tous veulent tout savoir sur chacun. Cela va de la simple curiosité pour la vie sentimentale et/ou sexuelle d’un voisin, d’un collègue, d’un supérieur hiérarchique ou d’une célébrité, jusqu’au désir de connaitre l’activité de certaines institutions ou certains organismes réputés détenir des secrets extraordinaires (par exemple la CIA, la Nasa ou le Vatican).
Qu’est-ce qui peut expliquer ce refus du secret ? Sans doute, le progrès scientifique et technique y a-t-il sa part. En effet, en l’espace de deux siècles (le 19ème et le 20ème) tant de découvertes ont dissipé des mystères, et tant d’explorations ont pénétré des mondes inconnus (y compris la conquête de l’espace), que le public ne peut plus admettre que ce progrès n’atteigne pas tout ce qui peut encore échapper aux explications rationnelles : « il doit bien y avoir une explication » ! Et quand les voix « officielles » n’en apportent pas, on présume qu’on entoure les réponses d’un secret inacceptable : ainsi en est-il de la persévérance des ufologues et de la suspicion de secret pesant à ce sujet sur la CIA et la Nasa, suspicion qui peut susciter des thèses conspirationnistes (voir notre article consacré au conspirationnisme dans Tempête) tenant lieu de réponse !
Il existe des moyens concrets et généralement fiables permettant de percer les secrets qu’on peut qualifier « d’ordinaires » : le journalisme d’investigation, l’accès à des données informatiques présumées protégées mais auxquelles des spécialistes savent accéder, la prescription légale de la protection des archives. On ne peut ignorer que toute une littérature et des films à prétention documentaire, sont nés de la traque des secrets, succédant aux romans d’espionnage passés de mode depuis la fin de la « guerre froide » (aujourd’hui le terrorisme et le contre-terrorisme font davantage recette). Ce courant exploite beaucoup le filon historique et ratisse large dans sa réécriture, n’excluant pas la religion (voir Le code Da Vinci).
La difficulté de protéger un secret, en dehors des traques de l’ investigation, tient à la tentation de sa divulgation par ceux qui le détiennent, et ce pour deux causes essentielles : la vanité et l’argent. La vanité et celle d’individus qui n’hésitent pas à se vanter de partager un secret avec plus puissant qu’eux ; car partager un secret, c’est partager du pouvoir, faire partie du cercle retreint et privilégié des « initiés ». L’attrait qu’exerce encore la maçonnerie sur le monde qu’elle qualifie de « profane » résulte en partie du désir de faire partie d’un tel cercle ; espoir souvent déçu, car il n’y a pas d’autre secret en maçonnerie que le secret initiatique, intime et incommunicable (cf. infra, la fin de cet article). Quant à l’argent, c’est le profit qu’on peut tirer de la « vente » d’un secret. Des employés indélicats n’ont pas hésité à publier des « mémoire » ragotiers révélant des aspects de l’intimité de leurs maîtres. Ainsi en a-t-il été d’un domestique de rang élevé ayant servi dans un palais royal, ou tels chauffeurs (ce fut le cas pour Mitterrand et Chirac). Si de telles trahisons sont possibles c’est qu’une valeur a été dévaluée, l’honneur, et une autre surévaluée, l’argent. Un peu plus haut dans la hiérarchie des indiscrets, on trouve des personnages troubles ayant plus ou moins véridiquement trempé dans des « affaires d’Etat » ; par exemple l’affaire du financement du RPR via les marchés publics de la Ville de Paris dont la vedette fut « la cassette Mery », ou encore la ténébreuse et peu ragoutante « affaire Clearstream ».
Quoi qu’il en soit, la conservation d’un secret est devenue très difficile pour toutes sortes de raisons : une presse qu’on ne peut plus museler comme auparavant, l’impudence et le cynisme de ceux qui sont prêts à trahir par vanité ou pour de l’argent, les nouvelles technologie de communication favorisant la circulation des information, mais aussi les fuites, le piratage possible de contenus illusoirement protégés et l’accès à la vie privée des personnes à des fins de profilage commercial (définition des goûts et orientations des internautes au travers de leurs consultations de sites). Les pouvoirs publics eux-mêmes se sont dotés des moyens techniques leur permettant d’enquêter sur la délinquance et la criminalité. Sur demande du Parquet, Police, Gendarmerie et Douanes peuvent intercepter des échanges par portables, pister numériquement des déplacements par géolocalisation de ces derniers, accèder sur commission rogatoire aux PC (très utilisé dans la traque des réseaux pédophiles).
Cependant, existe-t-il encore de vrais secrets ? On peut répondre « oui » à condition qu’il s’agisse effectivement de vrais secrets, car on a beaucoup abusé de ce terme. La simple discrétion et les devoirs qu’elle impose, n’est pas un secret. La communication d’informations à un nombre restreint de personnes, si elle n’est pas assortie d’une interdiction formelle de les divulguer, n’est pas un secret. Quant au recours au mot « secret » pour désigner un savoir-faire particulier, généralement professionnel, il ne relève évidemment pas du secret (c’est le cas, par exemple du « secret du Chef » désignant une astuce pour parfaire ou améliorer une recette). Le vrai secret ne doit pas laisser de trace (écrits, enregistrements, vidéos). Il se transmet uniquement par voie orale (encore la légende du roi Midas en montre les limites en révélant les limites de la rétention d’un secret). C’est ce qui rend très peu probable l’authenticité de « pactes secrets » ayant fait l’objet d’écrits communiqués, même en nombre restreint, en un certain nombre d’exemplaires. Mais quel que soit le degré de précaution et de protection utilisé, le secret absolu ne peut être garanti que dans un cas qui est celui du secret incommunicable parce que non exprimable par le langage parlé, écrit ou gestuel, idiomatique ou symboliste. C’est le secret qui se forme à l’intérieur de l’être et ne peut en sortir. Peut-être peut on imaginer la possibilité d’une communication intuitive entre deux êtres ayant atteint un haut degré de lien fusionnel.
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