Tous, ou du moins ceux qui estiment la mythologie comme étant un cadre nécessaire à fonder une civilisation sur une base morale légitime, connaissent la punition du célèbre Sisyphe.
Pour bien commencer, voici ce qu’il en est dit.
Sisyphe, un mortel reconnu comme gouverneur d’un territoire, désire obtenir une source d’eau pour sa ville Corinthe. Ville asséchée où les arbres dépérissent, les animaux désertent et les humains s’assoiffent et se meurent dans ce désert apocalyptique (sic l’actualité, polluaient-ils autant que nous ?). Pour se faire, il révéla au dieu des fleuves Asopos que Zeus lui avait retiré sa fille. Celui-ci, irrité par cet affront, l’envoya au génie de la mort Thanatos. Cependant, Sisyphe était réputé par sa grande ruse. Il n’hésita pas une seule seconde à demander à sa femme de ne pas l’enterrer. Pourquoi ? Pour demander à Hadès de revenir dans le commun des mortels pour la punir et ainsi poursuivre son règne. Seulement, ce stratagème se fit apercevoir et Hadès vint le rechercher et Zeus, le dieu des dieux, le condamna à faire rouler sans cesse un énorme rocher jusqu’au sommet d’une colline et, chaque fois qu’il sera sur le point d’atteindre le sommet, la roche lui échapperait et dévalerait la pente.
Ainsi en est-il du mythe de Sisyphe, une inutile répétition d’un évènement ridicule qui devait préserver les hommes d’un orgueil démesuré face aux épreuves de la vie. Ne pas s’imposer, mais laisser faire. « Il ne faut pas en vouloir aux événements » disait Marc Aurèle.
Certes, cette époque est révolue mais ce mythe restera à jamais inscrit dans l’universalité des matériaux qui nous composent. D’autant plus, que cela laisse toujours à rêver, à imaginer la réalité sous une figuration nouvelle et donc à transmettre aux êtres les plus capables et les plus demandeurs de symboles, les enfants-et les adultes qui le reconnaissent encore en eux-, de se construire grâce à une représentation empirique, supranaturelle de la vie et de façon purement intuitive. Cette forme de connaissance extrêmement sensible, connecte indéniablement l’Homme à la valeur universel, donc hors du temps et de l’espace, dans un monde plus grand que lui et qu’il ne percevra jamais entièrement.
Il existe une solitude si profonde, Où un homme, comme Sisyphe peut s’y morfondre, Et déplacer le poids si dense de la pierre, Que seul le courage et l’espoir lui fussent nécessaire.
Écarté des maux de la Civilisation, L’aigle rode et lui apporte l’Art des mots, Seul dans sa pénitence funèbre, L’accepte, sans regrets et divulgue son verbe.
Sans cesse il aura à construire, Lorsque ses ressources viendront à s’obscurcir, Sans cesse il aura à recommencer, Quand son coeur sera désincarné.
Triste est ce sort si cruel s’acharner, A ceux qui de leur temps existe, Joyeux est celui qui dès demain sera armé, Comme un mortel se réclamant au nom de Sisyphe.
Les mots traversent les âges, mieux encore, ils accompagnent les hommes qui les façonnent à leur image. Le monde est une représentation constante fournie par nos sens. Le langage formule et réuni.
Pour en revenir au thème que Sisyphe représente par son non-dit intuitivement transmit, on peut établir une liste, ou plutôt un corps de mots, un vocabulaire spécifique à ce mythe. Un corps de mots et non une liste afin de s’extraire de notre pensée technicienne moderne. Laissant ainsi agir une spontanéité issue de la pensée pure. Ici, le mythe, suffisamment Nietzschéen pour l’apprécier, transmet une sensation fabuleuse de soumission aux forces souveraines, naturelles. Ces forces ne sont pas issues d’un « bien » et d’un « mal », comme celles issues des différentes eschatologies monothéistes, mais du principe supérieur de l’esthétisme primordial, ou plutôt, d’un relatif esthétisme qui transcende notre rapport au monde jusqu’à nous rendre conscient de notre éphémérité, déjà annoncé depuis les présocratiques et mise en apogée depuis Epicure.
Cette volonté entouré d’esthétisme, plonge l’observateur qui étudie ce mythe dans le désespoir, et paradoxalement, dans la réjouissance de s’en rendre compte. Est-ce la sensation de liberté qui s’exprimerait au travers de cette image ? Ce Sisyphe est plongé au centre d’une cause inutile et solitaire. Coupé du monde et du rapport aux autres, il est face à son problème et à son destin. Tout comme notre réalité, il se retrouve à agir et à poursuivre son labeur en regardant tomber les saisons.
Heureusement, errant seul sur les hautes montagnes, Zarathoustra ce solitaire extraverti vint à sa rencontre pour l’élever de sa condition impossible et saugrenue.
Toi, oui toi, l’errant, le fatigué, Tes descentes et tes montées, Se succèdent sous les fines pluies, Révélant ton bonheur terni.
Me voici, tantôt en tout, tantôt en vaurien, Je suis ton ami, crois le, je sais d’où tu viens, Le combat que tu mènes est la grande souffrance, Le chemin humble du monde de la petite errance.
Que nous apprend cette rencontre ? Il suffit de repenser à ce qu’incarne Zarathoustra, la révolte et la négation de sa fin. L’appel au bonheur que ce monde faussement hédoniste réclame, enferme les âmes dans un délire narcissique.
C’est pourquoi, la tristesse de nos actes n’est plus assez pensée et donnée à être pensée. Ainsi, la détresse enferment les esprits. La vie et sa beauté se détériorent. Le destin de chacun est si intense, aussi dense qu’un rocher, qu’il réside en nous la force de le posséder pleinement.
Comment y parvenir ? Surtout lorsque l’heure n’est plus aux rencontre sociales qui est le principal vecteur pour rencontrer l’Autre. L’Autre, un miroir. L’Autre, une porte. Car bien souvent nos malheurs naissent dans la représentation que nous nous faisons de l’Autre. Il est trop souvent tâché d’incompréhension et lorsque les hommes et les femmes s’en rendent compte, ils saisissent finalement que leur existence n’est ni agréable à vivre seul, ni agréable à vivre accompagnés. Sauf, pour ceux qui arrivent à rencontrer, à retrouver, un esprit similaire au sien. Sinon, la colère s’intensifie et jaillit en force dans le monde présent comme l’Histoire, tant des individus que des collectifs, nous le raconte au travers de ces nombreux siècles d’existence.
Je ne crois pas en un Homme « bon » ou « méchant », que la cohérence me préserve, je pense cependant qu’il n’est pas assez au clair avec son pouvoir créateur d’indépendance.
Je porte l’espérance d’un citoyen qui se forme grâce à sa révolte, à sa construction interne et spontanée, que nous portons tous en notre for intérieur. Il y a de nombreuses raisons pour argumenter sa révolte. Nous avons chacun la nôtre, les nôtres selon les époques et ses défis.
Par exemple, la notre condamne l’Homme à se dépasser pour aller toujours plus vite. Ce qui est en contradiction avec le caractère fondamentalement lent de l’espèce. Sinon, pourquoi avoir attendu tout ce temps pour avoir un accès à internet ? 200 000 ans pour manger du jambon sous vide et sans couenne, c’est long… Ce qui est lent et long est long et lent. Tant à l’échelle d’une vie terrestre qu’à celle d’une civilisation.
Assumons notre indépendance d’esprit en refusant de se soumettre à ce nouveau faux dieux illégitime au nom de Progrès. Paradoxe central de notre époque que j’offre bien volontiers à la spéculation de vous, lecteur attentif.
La technologie s’acharne à vouloir aller toujours plus vite. Ainsi, elle transforme notre pensée et transforme la législation (cf « Le droit malade de la loi ») à un tel niveau de violence qu’elle vient détruire individuellement le peu d’humanité qui nous restait. Il est impossible pour elle de prendre en considération chacune de nos personnalités, même si les réseaux sociaux et la grande initiation véhiculée par internet le révèlent, je prouverai le contraire en disant que le chemin de pensée que nous utilisons pour entrer en communication avec l’Autre est le même, car l’outil rationnel que nous utilisons ne permet pas à l’imagination pure de se révéler. Il ne peut en être autrement. Pour s’en rendre compte, il faut affronter les expériences de la vie, comme ces nombreux héros antiques, comme un Sisyphe conscient, comme un Ulysse navigant.
Ainsi, ces expériences apportent toujours de nouvelles rencontres qui débloquent inlassablement de nouvelles parties de notre personnalité. Ce cycle est éternel. Le défi immense. Ce qui emmène à la notion de métamorphose (c’est ce que suggère Zarathoustra, le maître, à Sisyphe, le disciple, pour se dépasser). La métamorphose est une issue à la misère des réalités et un honneur à l’esthétisme retrouvé. Par métamorphose, l’Homme se transcende (cf. Surhumanité de l’androgyne) et accepte de s’adapter et de se réaliser dans le cadre des réalités intangibles de la Beauté. Parceque le Beau est le moyen perpétuel d’observer ses actions avec hauteur, il permet également de diriger intuitivement une Volonté insaisissable dans un but toujours supérieur à l’actuel.
Pour parvenir à la réalité de la Beauté, il faut s’intéresser au sujet « Je », car c’est notre interface physique avec ce monde. Autrement dit, il faut s’intéresser au « Sisyphe » orgueilleux pour nous donner un élément de réponse. La question est au départ assez naïve, mais ce qui est généralement issu de la simplicité emmène celui qui pense à aller vers un inconnu que personne ose interroger.
Le « Je » est devenu un réflexe de survie, voir pavlovien, pour essayer de trouver une place dans ce monde céder par l’héritage des Lumières, pas si lumineuses que cela. Donc « Je » est, « Je » peut, « Je » pense, « Je » mange aussi cela, « Je » possède et « Je » fait. Qu’est-ce donc que le « Je » ? Même si la question est simple, la réponse n’en demeure pas moins complexe. Le mot est si omniprésent qu’il se présente comme un des dieux présent dans l’Olympe du Progrès et rend sa visibilité quasiment abstraite, comme un mythe ! « Je » est un mythe, un doux oasis. Quand on réfléchis à son utilisation tantôt il est matérialisé en une valeur d’échange pour le dieu Economie, tantôt réduit à une illusion collective et tantôt en une impulsion résultant de traumatismes antérieurs (notamment expliqué par Freud et Jung). On s’y perd ! Comment le « Je » peut-être tout cela à la fois ? La seule façon de le savoir est de le définir selon une vision du monde, dès lors, force m’est d’en faire de même et de m’appuyer à mon tour sur ma propre vision du monde. Qui est que je suis un corps particulier sur qui je m’identifie comme étant un personnage évoluant et que je ressens comme moi dans cette réalité physique et temporelle de ce monde. Cela est vertigineux, on ouvre la boîte de Pandore (en la préservant un maximum pour la laisser intact au prochain penseur venu), et les perspectives d’une réalité multidimensionnelle s’offre à nous. Notre vaisseau terrestre, notre « Je » est un Être multiple. On incarne un personnage multiple, créateur et éternel. Tel est l’égo, il faut la hauteur de l’aigle pour s’en apercevoir.
Pour résumé ce nouveau constat apporté au mythe, Sisyphe est un ego constitué de croyances assemblées par une âme qui lui permettent de se focaliser sur certaine facettes de lui-même au sein d’une réalité physique et temporelle. Sisyphe en ego et son rocher en punition salvatrice qui vient le réveiller.
Tous deux, assis, regardèrent le cercle des aigles, S’émerveillèrent ensemble dans un présent commun, L’air était chaud, les postures comme des busaigles, Sa joie était comme celui d’un lendemain.
Il regarda ses yeux et ne s’en lassa pas, Il commença en comprendre en Zarathoustra Que son ascèse était là, sa vertu, Sa pierre son défi ardu.
L’Homme d’aujourd’hui se retrouve dans une situation embarrassante. D’un côté, il porte l’ego comme une solide carapace. De l’autre, il sait-inconsciemment ou pas-que les certitudes de son ego sont continuellement remises en question par les nombreux phénomènes de l’imagination collective.
C’est que nos relations agissent avec le monde en général et les autres agissent comme une loupe sur ce que nous sommes réellement. Le piège de notre égo apparaît dès lors qu’il se nie lui-même. Les illusions sont multiples et le délire est réel. Tout cela pour se préserver, se nier ou encore ne pas disparaître au travers de l’image que l’ego s’était forgé au travers de l’Autre. Il suffit de recarder les gens à l’échelle sociale et individuelle pour s’en rendre compte. D’où l’émergence de convictions basées sur des souvenirs bons ou mauvais. C’est une manière de s’ancrer et de se rassurer. Mais, cet ancrage est gênant et stérile dans la mesure où l’on désire s’élever aux côtés du contre-dieu Beauté.
On abandonne l’instant présent et on le sature à réactiver des souvenirs. L’ego étant au point de départ un moyen pour nous d’exister et de survivre au milieu d’une nature exigeante et sans compassion. Il est évident qu’il représente une partie de nous à cerner, à mettre en exergue pour lui résister et rentrer en révolte pour ce monde qui le salut. Ce combat titanesque du soi contre soi, que seuls quelques guerriers de l’esprit à la volonté exceptionnelle peuvent réaliser, est universel. On le retrouve dans de nombreuses voies comme dans les monothéismes, où Dieu est censé délivrer l’Homme de son ego, l’Hindouisme etc..
Ce chemin est bien difficile, il faut du courage, de l’honnêteté et un immense sens du sacrifice de soi pour évoluer vers un état d’esprit qui nous rendra libre à notre manière. L’ascèse Épicurienne est une voie, tout comme le sado-masochisme en est une autre («cf. « Éloge du Sadomasochisme » ). Ainsi, parvenu à ce degré de compréhension, nous pouvons ressentir comme une gène aiguë face à la vie nouvelle qui vient de fusionner avec notre ego. Ceci est une réalité intrinsèque à toute les vies humaines qui ont existé, existent et existeront et cela dans les multiples dimensions du monde spatio-temporel du présent. On comprend le fait que ce réalisme peut emmener le sujet vers une sorte de nihilisme bien pensé, identique à celui que Nietzsche a connu durant la fin du processus naturel de son enveloppe physique, même si il s’avère que ses troubles résultèrent de tares familiales (son père!).
La négation de l’égo par une création si lumineuse emmènerait le créateur à une sorte de trance infinie rendant compte d’une présence à moitié présente et à moitié infinie s’effectuant au travers de plusieurs mondes présents. Autrement dit, la personne donne l’impression d’être encore là tout en n’étant plus réellement là. La vie et la mort se sont embrassées pour donner naissance à un Surhomme.
En conclusion, Sisyphe n’est qu’un argument pour explorer cet infini que nous pouvons percevoir entièrement à cause de notre propre finitude. L’absurdité de ce mythe est retrouvable parmi de nombreux concepts philosophiques, dans Kant avec son « Absolu », dans Schopenhauer et sa « Volonté », dans Nietzsche et son « Éternel Retour » et dans mon principe de « Matrice élémentaire », résumant ainsi la formidable épopée de l’égo.
Sisyphe et Zarathoustra, Zarathoustra et Sisyphe, La journée eut été un moment de répit et de bonheur pour le puni, Par delà sa condition, il lui a fait ouvrir les yeux, L’éternité est maintenant face à lui.
Sisyphe et Zarathoustra, Zarathoustra et Sisyphe, La journée eut été comme une nuit durant le jour, Suffisamment reposé, il était prêt à repartir, Son œuvre persévéra.
Avant de repartir, Zarathoustra s’avança face à lui, Debout, il lui prit les mains et d’un baiser pur, Lui embrassa le front d’un geste qui rassure, Sisyphe ému, ne s’efforça pas de lâcher des OUI.
Heureux, ils l’étaient, l’Hédonisme le vrai, L’un redescendit de la montagne pour sa pierre, L’autre siffla un aigle pour l’emmener dans les airs, Zarathoustra le guerrier, Sisyphe l’éveillé.
Pour que la révolte et la lucidité soient les meilleurs vœux que l’on puisse espérer pour cette continuité de l’année 2020,
Martius
01 Janvier 2021