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L’univers magique et maléfique des nombres

22 mars 2024 par
Simon Couval

Dans Les principes du calcul infinitésimal, René Guénon nous rappelle que dans le Tao-Te-King il est dit que « un a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les nombres » ; d’où il résulte que quatre équivaut à « tous les nombres », ce qu’exprime la Tétraktis pythagoricienne dans la sommation décennaire « 1+2+3+4=10 » représentant un cycle numérique complet. En effet, au-delà de dix la numération répète, à partir de 11, un nombre indéfini de fois la succession des nombres simples de ce décennaire. Si, par exemple, j’énonce le nombre 634746, j’indique, en fait, que c’est la soixante-trois-mille-quatre-cent-soixante-quatorzième répétition de 6, la première ayant été 16, la deuxième 26 etc. Ainsi, il n’y a que neuf nombres « simples », fondamentalement « premiers ». Ce qui nous amène à considérer le zéro et le nombre dix, premier nombre « composé ».

Zéro n’est pas un nombre car la nature et la fonction du nombre relèvent du quantitatif. Exprimant, au contraire, l’absence de quantité, zéro ne peut donc être un nombre. Cependant, associé à 1 dans dix, il participe pourtant à une telle expression. Aussi, pour comprendre dix, il faut d’abord s’interroger sur zéro.

Seule une approche symbolique, on pourrait même dire « métaphysique », peut nous fournir la clé d’une interprétation. Dans le premier cycle de numération, comme dans la mesure des courbes ou la graduation des abscisses et des ordonnées, 0 indique le « point de départ ». Zéro précède les nombres. De même, il participe à la « clôture » de la première série en formant le dix avec un. L’absence représentée par zéro peut donc être considérée comme une absence relative et non pas absolue ; elle pourrait signifier qu’il n’y a « pas encore » de quantité, et, par conséquent, représenter l’infinité potentielle de toutes les quantités, soit, en termes de nombres, le nombre infini et indéterminable qui limiterait virtuellement la progression perpétuelle des quantités. Dans une telle perspective, dix serait une première représentation de cette limite virtuelle en précédant le retour cyclique de la numération de 1 à 9, 20 clôturant la deuxième numération, et ainsi de suite. Une telle interprétation pourrait trouver sa confirmation dans l’usage en Chine et chez les Grecs, de désigner conventionnellement « l’infinité de quantité » par le nombre 10000 (en grec, myrios qui a donné myriade). On peut énoncer, en conformité avec beaucoup de traditions dont la judéo-chrétienne s’exprime dans la Genèse, que toute chose se crée à partir du néant et y retourne après un cycle. Nous ajouterons : et le nombre de cycles est indéfini. La nature cyclique de cette continuité et le rôle du 10 comme premier achèvement cyclique, trouve une belle représentation dans l’arcane X du tarot, La roue de fortune. Mais alors, quid du 9 ? le neuf, comme le montreront les opérations qui suivent, peut être considéré comme « la porte de l’infini ».

Telles sont les bases d’une réflexion sur les nombres se situant hors de la rationalité mathématique, suivant une approche essentiellement symbolique.

Le point de départ nous conduit à considérer le ternaire en raison de sa portée symbolique forte dans la tradition. Ainsi, malgré le monothéisme, le judéo-christianisme comporte des concepts évoquant une certaine « pluralité divine ». Le judaïsme, au travers des commentaires cabalistiques, évoque une déclinaison des attributs ou manifestations de Dieu qui apparaissent comme « puissances divines créatrices» (Cf. par exemple, les trois séphiroth supérieures, Keter, Chochmah, Binah, « strictement divines »). Le christianisme retient la notion de « Sainte Trinité » (Père, Fils, Saint-Esprit) rappelée par le « signe de croix qui associe ce ternaire au quaternaire. Dans la Genèse Adam et Eve engendrent deux fils, mais la descendance du premier disparait avec le Déluge, et le second est assassiné sans avoir été géniteur ; c’est donc un troisième fils, Seth, qui sera l’ancêtre de Noé, refondateur de l’humanité. Seth, auquel se réfère Jésus dans le très intéressant Evangile de Judas, complète donc la « trilogie familiale » avec Adam et Eve. La Genèse ne dit rien de la vie de Seth, se bornant à le citer comme père d’Enosh (à ne pas confondre avec Enoch) dans la généalogie des patriarches antédiluviens.

On sait que le ternaire occupe une place éminente dans le symbolisme maçonnique. Le triangle équilatéral assorti d’un œil central et de trois faisceaux de trois rayons, représente le « principe créateur », le tétragramme sacré, yod he vav eh (pour Yaveh) est aussi présent parfois dans le triangle.

Il serait possible, si le cadre de cet exposé le permettait, de mentionner la prééminence du ternaire dans d’autres traditions. En nous limitant au judéo-christianisme, au Tao-Te-King et à la Tétraktis, nous avons déjà retenu des indices de sa portée universelle. Nous sommes donc fondés à développer notre réflexion sur les nombres à partir du ternaire.

Commençons par élever à la puissance 3 (cube) les neuf nombres simples, et effectuons la sommation des résultats (somme des chiffres qui les composent).

1x1x1=1

2x2x2=8

3x3x3=27=9

4x4x4=64=10

5x5x5=125=8

6x6x6=216=9

7x7x7=343=10

8x8x8=512=8

9x9x9=729=18=9

Les nombres 3,6 et 9 qui clôturent les trois ternaires de la série donnent chacun 9. Si l’on fait la somme des trois résultats de chaque ternaire, on obtient :

1+8+9=18=9

10+8+9=27=9

10+8+9=27=9

Elevons maintenant chaque cube à son carré :

1x1=1

8x8=64=10

27x27=729=18=9

64x64=4096=19=10

125x125=15625=19=10

216x216=46656=27=9

343x343=117649=28=10

512x512=262144=19=10

729x729=531441=18=9

Puis, si on multiplie chaque carré de cube par les nombres de base (de 1à9), la sommation des résultats est :

1x1=1

64x2=128=11=2

729x3=2187=18=9

4096x4=16384=22=4

15625x5=78125=23=5

46656x+6=279936=36=9

117649x7=823543=25=7

262144x8=2097152=26=8

531441x9=4782979=45=9

Soit, pour chaque ternaire :

1,2,9

4,5,9

7,8,9

Pour les deux premiers groupes de chaque ternaire la sommation est égale au nombre de base multiplicateur, sauf pour 3,6 et 9 où elle est toujours égale à 9, come dans les opérations précédentes.



Au total, l’ensemble des opérations qui précèdent et qui n’ont évidemment rien de magique pour le mathématicien, révèlent une certaine esthétique des nombres et de leur manipulation dans les jeux qu’ils peuvent susciter. La tradition hermétique, mais aussi les croyances populaires qui se sont greffées sur l’authentique ésotérisme, expliquent la fascination qu’ils ont toujours exercé. Parfois le nombre n’apparait pas dans les créations qu’il a permis, mais on en pressent le rôle ; c’est le cas dans l’architecture, dans la poésie, dans la musique, dans la peinture, en fait dans tous les arts. Outre son rôle « constructif », il peut aussi conférer à l’œuvre un niveau de signification qui échappe en général à sa perception primaire et relève principalement du symbolisme. Est-ce, par exemple, à un tel symbolisme qu’on doit la composition de la Cène de Léonard De Vinci ? Car il est flagrant que les convives (les apôtres) sont groupés par trois de chaque côté de Jésus qui apparait d’ailleurs solitaire et hiératique. En imposant à cette scène une aussi évidente rigueur mathématique et géométrique qui porte davantage la marque de l’ingénieur qu’il était aussi, que celle du peintre, Léonard Da Vinci a rompu volontairement avec toute vraisemblance et tout naturel des poses. Il ne s’agit plus d’un repas réunissant treize personnes, mais bien de la représentation d’un mystère dont le sens, pour reprendre l’expression de Dan Brown, est « codifié ».

Un autre ternaire a joué aussi un rôle important dans la représentation cosmologique de la vie. Il s’agit des signes du zodiaque. L’astrologie met en rapport le ciel et la terre, et on la retrouve dans les plus anciennes civilisations. Cependant, le zodiaque est surtout intéressant « vu de la Terre et sur la Terre », en ce qu’il rend compte du cycle des saisons. Il n’y aurait pas de saisons si sur le plan de l’écliptique la Terre n’était pas inclinée, présentant successivement ses hémisphères au Soleil sous des angles différents. Divisé en douze sections se succédant par trois, le zodiaque comporte douze signes mensuels (3x4). Il établit aussi un rapport de chaque signe avec un des quatre éléments (feu, terre, air, eau). Une étude complète du zodiaque et de ses rapports avec d’autres symbolismes (tels que le Tarot de Marseille ou la liturgie catholique ante-conciliaire) appellerait de trop longs développements dans le cadre que nous fixons à nos articles. Nous nous bornerons donc à quelques aperçus significatifs.

Ainsi, le Bélier, premier signe, est associé au feu et couvre un décan (dizaine de jours) dans la troisième dizaine de mars, et deux décans du 1er au 20 avril. Il représente l’éclosion du bourgeon, la vive poussée de la sève. Sa tête évoque le gland décalotté du phallus (c’est encore plus représentatif dans l’arme d’assaut appelée bélier qu’utilisaient les Romains pour défoncer portes ou murs). Son nombre est 1, sa planète Mars. C’est le printemps naissant, la promesse des futures récoltes. Le signe complémentaire du Bélier est la Balance ; complément en quelque sorte parfait car la Balance représente l’opposé du Bélier impulsif et fonceur : équilibre, hésitation, apaisement. Sa Planète est Vénus, complément également parfait de Mars, puisque de leur union nait Harmonie.

Huit mois plus tard, c’est le Scorpion, signe d’eau, au cœur de l’automne (du 21 octobre au 21 novembre). Il est associé à la mort, à ce qui est enterré, à l’atavisme. Dans la liturgie novembre est le mois des Morts et de la Toussaint (culte des ancêtres). A noter qu’Halloween est une anglicisation et une christianisation du vieux culte celtique de Samain dont le symbolisme lié à la mort est plus subtil. La période du Scorpion est aussi celle des semailles. Son nombre est 8 (maison de la mort dans les horoscopes), sa planète Mars. Le signe complémentaire du Scorpion est le Taureau qui peut, dans cette complémentarité, représenter le bœuf de trait du labour ou le taureau « martial » labourant le sol de ses sabots

A cheval sur janvier (un décan) et février (deux décans), le Verseau, signe d’air, est représenté par deux lignes brisée évoquant des ondes ou par un personnage versant l’eau d’un vase. L’analogie avec l’arcane XIV du Tarot (La Tempérance) est flagrante. On notera que chez les Romains le mois correspondant à février était placé sous le signe de la purification (fébruarius qui a donné février) dont l’eau versée peut être une représentation. Autre rapprochement significatif : la célébration liturgique (catholique) de la Purification (de la Vierge, avant la présentation de Jésus au Temple) correspondait au début de février. Quant aux ondes, elles peuvent représenter les énergies en action préparant l’explosion vernale. Le nombre du Verseau est 11. L’analogie avec l’arcane 11 du Tarot (La Force, une femme qui tient ouverte la gueule d’un lion) n’apparait que si on observe que le signe complémentaire du Verseau est le Lion !

Cependant, puisque nous acons joué avec les nombres, pourquoi ne pas prolonger le jeu par une autre approche qu’on pourrait considérer comme transgressive : l’atteinte à leur intégrité (entièreté) par la fracture : ce sont les fractions.

Prenons par exemple ce 9, si omniprésent dans nos opérations précédentes. Fractionnons-le en deux : 9/2=4,5 ; puis encore en deux : 4,5/2=2,25 ; et ainsi de suite. Quel que soit le montant des résultats, si on les prend comme numérateurs de nouvelles fractions, la sommation des nouveaux résultats obtenus sera évidemment toujours 9. Un 9 renaissant perpétuellement de son émiettage, autrement dit « un neuf incassable » (jeu de mot facile mais irrésistible !). Rien de mathématiquement surprenant ou extraordinaire, mais qui permet d’énoncer que dans chaque partie demeure le tout. Ce n’est pas la propriété de tous les nombres.

Autre démonstration « novénaire » : le « vertige infinitésimal ». Imaginons une lente progression de 1 à 2, en commençant par une décimale : 1,1 ;1,2 ;1,3 jusqu’à 1,9. Puis poursuivons en passant à deux décimales : 1,91 ;1,92 jusqu’à 1,99. Poursuivons encore en passant à trois décimales : 1,991 ;1,992 jusqu’à 1,999 ; et ainsi de suite. Il devient évident qu’à ce jeu-là nous n’atteindrons jamais 2. Entre 1 et 2, nombres entiers, il y a l’abîme d’une succession indéfinie de décimales, comme il y avait un recommencement indéfini du premier décennaire dans la progression des nombres entiers. Et c’est évidemment le retour permanent du neuf qui annonce la fin de chaque série. Le neuf précède-t-il l’infini ? Mais on ne peut parler d’infini que si l’on aboutissait à une totalité. Or, l’absence de limite ne permet pas de « totalisation » et dément donc cette possibilité. Au demeurant, chaque nombre obtenu dans la progression définit une grandeur, donc une limite. Nous sommes donc en présence d’une succession sans limite de quantités limitées.

Le caractère vertigineux du jeu « fractionnel » qu’illustrent d’ailleurs bien les images fractales, produit un malaise, du fait que notre esprit rationnel a du mal à accepter que d’un point de départ défini on ne puisse parvenir à une fin tout aussi définie. La « magie » du jeu du 9 a pu nous amuser, l’incommensurable nous trouble. En ébranlant la rationalité il nous induit dans la tentation d’appréciations irrationnelles telles que la qualification de « malsain », voire de « maléfique » appliquée aux nombres ! Et comment, alors, ne pas penser aux anciennes civilisations qui ont conféré un caractère sacré à la science des nombres et entouré de secret certaines de leurs utilisations ? La civilisation moderne qui juge facilement le passé à l’aune de ses propres valeurs, en infère qu’il s’agissait de préserver un pouvoir. Or, s’il est vrai que le secret peut constituer un pouvoir pour ceux qui le détiennent (voir notre article Le silence et le secret), on ne peut exclure que d’autres motivations, moins triviales, ont pu justifier cette conception ; qu’il s’agisse des nombres ou d’autres sciences, car le savoir n’est pas la connaissance, celle-ci nécessitant « maîtrise du savoir ». Rabelais, penseur plus profond que ne le suggère la lecture au premier degré de ses « farces », a dit « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », le terme conscience n’étant pas à comprendre ici dans le sens moral qu’il a pris, mais bien comme « prise de conscience profonde et critique de la nature complète du savoir acquis ».

Ce qui est certain, c’est que depuis la Renaissance, une utilisation plus large et, en quelque sorte, plus « profane » du calcul mathématique et géométrique, s’est peu à peu imposée « exclusivement », c’est-à-dire en s’émancipant de toute complémentarité philosophique et même morale. Aujourd’hui on accepte cela comme « fait acquis » et sans se poser de questions particulières, car sur le plan matériel les avancées scientifiques et techniques ont incontestablement profité à l’humanité. D’autant plus que ce n’est pas la science qui est vraiment en cause, mais les applications qui en dérivent dans des domaines de l’existence où sont en jeu la liberté et la sécurité des hommes. Que ce soit par naïveté, par ambition ou recherche de profit, les scientifiques livrent leurs découvertes « sans filtre », acceptant d’en être dépossédés par les politiques qui sont les véritables maîtres du jeu, n’hésitant pas à utiliser aux fins de cette dépossession la ruse et la force : stimulation de la fibre patriotique et du sens du devoir, flatterie, honneurs et éloges, mensonges d’Etat etc. L’avènement de l’arme nucléaire illustre bien ce mécanisme : des scientifiques la créent, des politiques l’utilisent. On sait aujourd’hui que la capitulation du Japon était acquise avant Hiroshima, mais les maîtres des USA voulaient faire une démonstration de force à destination de l’URSS, n’hésitant pas pour cela à sacrifier des populations civiles dans une apocalypse urbaine. Démonstration rapidement devenue sans effet quand l’URSS a possédé à son tour la même arme. La démonstration ne pouvait être relancée, de part et d’autre, que par l’aberrante course à l’armement nucléaire qui a duré un demi-siècle à coup de surenchère quantitative dans la constitution de stocks qui auraient pu détruire mille fois la Terre ! Belle démonstration de l’absurdité dangereuse de l’obsession quantitative.

En fait, c’est toute la civilisation moderne qui s’est placée sous le signe et le règne du quantitatif. Au XIXème siècle, des millions d’hommes du peuple, de petits bourgeois, ribambelle de Bouvard et Pécuchet, se sont pâmés devant les merveilles de la science et de la technique, y voyant l’annonce d’une société de paix, de confort, de liberté etc. Pauvres naïfs qui ont cru au Dieu-Science comme leurs ancêtres avaient cru à celui de l’Eglise et comme beaucoup de leurs enfants croiront au messianisme marxiste, et à qui il est dommage qu’on n’ait pu montrer des images du XXème siècle. Oui, la science progresse, mais ce ne sont pas les savants qui sont les maîtres. Les vrais pouvoirs sont les maîtres du quantitatif et s’approprient le progrès à leurs seules fins.

De la « science sans conscience » à l’énergie atomique (qui n’est pas seulement un danger militaire, comme l’ont montré Tchernobyl et Fukushima et qui fait planer un risque avéré avec les réacteurs ayant dépassé leur date de péremption théorique, ce qui est le cas en France) c’est aussi une évolution plus générale des bases culturelles qui a affecté la société. Pour preuve : « l’atomisation » des hommes et de leur pensée. Si la sacralisation poussée jusqu’à la monstruosité, de concepts de massification citoyenne tels que patrie ou volk ont privé les individus de tout jugement, l’encouragement de l’individualisme est tout aussi nocif, d’autant plus qu’à cette désolidarisation que masquent artificiellement des simulacres compassionnels médiatisés, se superpose une atomisation de la pensée : l’accoutumance des esprits au compartimentage analytique empêche toute vision synthétique, toute appréhension globale du réel, toute weltanschauung. Une enquête scolaire a, par exemple, révélé que la quasi-totalité des élèves des collèges ne percevaient pas la complémentarité « histoire-géo », estimant qu’il s’agissait de deux disciplines n’ayant aucun rapport entre elles. Que dire, alors, d’une vision synthétique de l’histoire ou de la géographie (même si pour cette dernière l’écologie a remis en lumière les solidarités naturelles) ?

C’est que le règne du quantitatif s’impose à tous les domaines de l’existant, agissant aussi bien par accumulation (comme la suite indéfiniment croissante des nombres entiers) que par fractionnement (comme la suite indéfiniment décroissante des fractions).

L’accumulation, c’est, par exemple, l’absurde crédo de la croissance économique ne pouvant aboutir qu’à une implosion et ayant largement contribué à la fragilisation létale de la planète ; c’est l’absence de maîtrise de la croissance démographique productrice des monstrueuses mégapoles où l’on entasse la matière humaine (avec le concours d’architectes fiers d’offrir des solutions adaptées aux « exigences » de logements plus nombreux sur des surfaces limitées, sans plus d’état d’âme que les « techniciens » d’un génocide, car il n’est pas vraiment exagéré, quand on y réfléchit bien, de considérer leur ingénierie comme un crime contre l’humanité, en tout cas « contre l’humain »).

Quant au fractionnement, c’est, par exemple, la mesure obsessionnelle et de plus en plus affinée et généralisée du temps (en fait, de la durée). Cela a commencé de façon anodine sans qu’il semble avoir eu lieu de fouetter un chat : division du jour en deux fois douze heures, des heures en soixante minutes, des minutes en soixante secondes. Sept jours forment une semaine, deux semaines une quinzaine, deux quinzaines un mois, douze mois une année, dix années une décennie, dix décennies un siècle, dix siècles un millénaire. Et alors ?! Alors l’emprise de cette mesure sur les individus s’est de plus en plus affirmée, notamment grâce aux instruments de mesure mis à leur disposition : horloges, pendules, montres et chronomètres, d’abord mécaniques puis aujourd’hui électroniques. Ce sont des mesures précises (le temps n’est plus où l’on se donnait rendez-vous au lever ou au coucher du soleil, à midi, zénith) qui se reportent sur des agendas, papier ou électroniques (avec possibilité d’alarme sonore), des tableaux, des bottins etc. L’indication des dates et heures est omniprésente (portables, PC, horloges publiques sur les édifices, défilement de bandes numériques, radios, journaux, programmes). On dira sans doute qu’il n’y a pas de mal à cela, qu’il faut bien qu’il y ait des horaires (de travail, de transports, de repas, d’émissions etc.). Il y a aussi la planification, cette anticipation à court, moyen ou long terme : repos hebdomadaire, vacances, retraite. Il y a même le planning familial pour gérer les naissances… Il n’y a peut-être toujours pas de mal à cela quand on accepte cette emprise comme une nécessité sans se poser la question : nécessaire à qui, à quoi ? Des expressions telles que « j’ai (ou j’ai encore) le temps », « je n’ai pas (ou plus) le temps », « as-tu ou avez-vous le temps ? », « mon temps est précieux (ou trop précieux pour... », « c’est le moment », « ce n’est pas le moment » ce n’est plus le moment », « le moment est venu de… » etc. Comme pour l’addiction à l’absence de silence (voir notre article Le silence et le secret), il y a une addiction à la mesure du temps : certains consultent compulsivement leur montre ou leur portable, courent pour « être à temps » (à un rendez-vous, au départ ou à l’arrivée d’un transport, à tel endroit avant l’heure de fermeture). On a même créé des aiguilles fluorescentes pour pouvoir lire l’heure dans la nuit, et des boitiers qui projettent l’heure sur le plafond des chambres ! Faute de connaître cette échéance, on n’a pas encore inventé le compte à rebours nous séparant de l’heure de la mort (est-ce parce qu’ils y perçoivent une analogie avec ce compte à rebours, que certains ne supportent pas le tic-tac d’une pendule dans le silence nocturne ?). Et voilà que défilent des images inquiétantes : le squelette faucheur de l’arcane 13 qui n’a pas de nom, Saturne, maître du temps, dévorant ses enfants, la crue des eaux du déluge qui engloutit la Terre (encore la quantité croissante !), Jésus treizième convive, « intru » dans le duodécennaire du cénacle… Y aurait-il un maléfice des nombres ?



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Descartes, La Géométrie

Leibniz, De géométria recondita et analysi indivisibilium atque infinitorum (De la géométrie cachée et analyse des indivisibles et des infinis)

René Guénon, Les principes du calcul infinitésimal

L’évangile de Judas, traduit du Codex Tchacos et commenté par Rodolphe Kasser, Marvin Meyer et Grégor Wurst.