Jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale, la presse écrite était le seul vecteur permanent de la communication de masse. Ensuite sont apparues la radio et la télévision, et enfin Internet. Presse, radio et télévision ont eu en commun la relative facilité de leur contrôle, direct ou indirect, par les pouvoirs politiques, économiques, financiers, culturels. Le dernier quart du 20ème siècle a vu une certaine émancipation de la radio et de la télévision : ce fut le temps des radios dites « libres » et de la multiplication des chaines de télévision. Mais la véritable révolution médiatique est arrivée avec Internet : n’importe qui peut créer un site à peu de frais et accéder gratuitement aux réseaux sociaux.
Dans le même temps on a assisté à une montée en puissance de la défiance populaire à l’égard des pouvoirs, en particulier le pouvoir politique. Trop de scandales, d’affaires dites « d’Etat », de mensonges et d’omissions, ont discrédité la parole officielle. C’est la convergence de la révolution médiatique et de ce discrédit qui est, en partie, à l’origine de l’émergence du conspirationnisme actuel.
Certes, le conspirationnisme a toujours existé, utilisé parfois par les pouvoirs eux-mêmes (comme c’est peut-être le cas pour Les protocoles des sages de Sion d’après certains historiens) ; mais il a pris aujourd’hui une nouvelle ampleur et des formes renouvelées. Autrefois, il s’est nourri des énigmes et des mystères, sur fond de sensationnalisme (le Masque de Fer « jumeau de Louis XIV », Louis XVII « survivant du Temple », l’archiduchesse Anastasia « survivante d’Ekaterinbourg » etc.). C’est aussi pour certains l’alternative espérée à une réalité décevante. C’est également une réaction émotionnelle à un événement inattendu et perçu comme « anormal » parce qu’atypique (la mort de Jean-Paul 1er un mois après son élection, en octobre 1978 ; le scandale de la faillite de la banque Ambosiano révélant celui de la Loge P2 et l’implication du Vatican dans des opération financières douteuses, ont contribué à alimenter la thèse de l’assassinat du Pape. En fait il souffrait d’une grave affection cardiaque et le surmenage suivant son élection a hâté l’issue fatale). Aucune « vérité officielle » n’échappe aux thèses conspirationnistes, pas même les évangiles : toute une littérature « vaticaniste » s’est emparée de ce filon, l’ouvrage le plus réussi étant celui de Dan Brown, Le code Da Vinci. Il semble que plus un événement est atypique, hors normes, plus le conspirationnisme peut développer des thèses audacieuses. Ainsi, l’alunissage de 1969 qui vit l’homme marcher sur la Lune est présenté comme une scène filmée en studio ! On ne mesure pas toujours la difficulté d’esprits simples, privés d’instruction, pour concevoir la réalité du réel lorsqu’il devient fantastique. En 2014, lorsque la sonde Rosetta, dix ans après son lancement et 500 millions de kilomètres parcourus dans l’espace a largué le robot Philae sur une comète, j’ai fait part de mon émerveillement à un jeune ouvrier métallurgiste qui était mon locataire et avec qui j’avais eu des échanges intéressants. A ma grande stupéfaction il m’a dit, textuellement : Comment un homme intelligent comme vous peut-il croire à cette connerie ?!
Evidemment, le conspirationnisme ne fait pas l’affaire des pouvoirs, car il parvient à convaincre beaucoup de gens, et, à minima, à instiller le doute dans les esprits. Mais la faute à qui ? Si les autorités n’entretenaient pas des secrets inutiles, ne se livraient pas trop fréquemment à des manœuvres et manipulations qu’elles jugent habiles, et ne pratiquaient pas excessivement la rétention d’information, elles priveraient plus aisément le conspirationnisme de crédibilité. Car si certaines thèses conspirationnistes sont trop outrancières pour convaincre, d’autres emportent facilement l’adhésion grâce à la défiance à l’égard des pouvoirs.
En fait, le conspirationnisme remet en cause l’acquis des Lumières et deux siècles de montée en puissance d’une pensée rationaliste qui a profondément marqué l’enseignement et la culture en Europe. En France, l’école publique et laïque a contribué à formater plusieurs générations dont elle s’est efforcée d’extirper les traces d’un « Ancien Monde » présumé constituer un obstacle à l’œuvre de la République. Cela allait, dans le monde rural, jusqu’à punir les écoliers qui laissaient échapper des bribes des idiomes locaux qu’on continuait encore à parler en famille. L’école développait un enseignement rationnel qui dissipait les brumes des prétendus mystères, des vielles légendes et des explications infantiles de la religion. Or, avec le conspirationnisme, c’est tous ces vieux démons qui reviennent en force et ébranlent la « foi rationaliste » inculquée à nos pères par ces maîtres qu’on a appelé « les hussards de la République ». Certes, les formes sont renouvelées, mais on n’en est pas moins face à quelque chose qui ressemble à l’émergence de mythes et de légendes.
La plupart des mythes ne sont pas des purs produits de l’imaginaire, mais la représentation d’un retraitement des faits par l’imaginaire ; soit pour conférer volontairement une dimension symbolique propice à une ritualisation et/ou célébration, soit en raison de l’impossibilité de les expliquer rationnellement au public. Les poètes antiques, à la manière des troubadours qui furent leurs héritiers médiévaux, ont certainement eu une part importante dans cette représentation mythique.
La légende, quant à elle, a été souvent fondatrice, et si elle est reconnue aujourd’hui pour ce qu’elle est, c’est-à-dire œuvre d’imagination, elle n’en demeure pas moins vivante dans les esprits. Ainsi, par exemple, la fondation de Rome par un des jumeaux nourris par une louve, est une légende qui a tenu lieu de substitut à la réalité d’origines obscures de la cité qui devint empire. D’autres récits tout aussi légendaires sont devenus croyances grâce à leur force persuasive qu’a nourri leurs réponses intelligentes et très construites à des attentes populaires. Le christianisme en est parfaitement représentatif et s’impose encore aujourd’hui parce que les attentes auxquelles il répond relèvent de situations qui n’ont pas changé : un monde toujours aussi violent, cruel, injuste et, finalement absurde. A l’absurdité d’une réalité rationnellement compréhensible mais rebutante, une majorité de gens préfèrent une réponse irrationnelle mais porteuse d’espoir. Malgré tout, le matérialisme ambiant a fait reculer la croyance religieuse, mais sans remplacer sa vocation consolatrice. C’est ce qui ouvre un créneau au conspirationnisme entre incroyance religieuse et laideur de la réalité : il console d’une « saturation matérielle de la vie » et de l’avenir désespérant qu’offrent pour perspective, sur fond de catastrophe planétaire annoncée, des systèmes déshumanisants qui ont le front de se réclamer de l’humanisme ! En se présentant en dénonciateur d’une parole officielle mensongère, le conspirationnisme suggère la possibilité que « la dénonciation des complots « balayera » les pouvoirs manipulateurs au profit d’un nouvel ordre mondial. Forme de messianisme ?
Il n’est pas inintéressant par ailleurs de constater que la déclinaison des thèses conspirationnistes sur la base de faits avérés, fait écho à la réflexion que nous avons engagée en évoquant « la multiplicité des possibles dans un temps unique » (1) Dans la première moitié du 20ème siècle, pendant que les instituteurs poursuivaient leur « combat contre l’obscurantisme », la science elle-même prenait ses distances avec le positivisme triomphaliste qui avait fait dire à Marcelin Berthelot qu’il n’y avait « plus rien à découvrir », l’abstraction mathématique que répudiait cet adepte de la méthode expérimentale pure et dure, s’imposait avec Einstein et Planck. Leurs théories furent d’abord ignorées du grand public, mais dès la fin de la Deuxième Guerre Mondiale « couronnée » en quelque sorte par Hiroshima, les médias les firent connaître. Certes, peu de gens comprirent leur contenu, mais la vulgarisation aidant, on retint des termes-clés : relativité, aléatoire, incertitude. Fin des absolus et des certitudes. Les moustaches du Chat de Schrödinger chatouillent les derniers positivistes et une déferlante submerge les acquis rationalistes : Les soucoupes volantes envahissent le ciel, un navire de guerre disparait instantanément dans un port, Hitler n’est pas mort, l’Armée américaine cache le cadavre d’un extraterrestre, le Comte de Saint Germain, devin et alchimiste qui a bien connu Louis XV, vit sur la côte d’Azur, le Grand Monarque va revenir, la pyramide de Khéops révèle des secrets fantastiques etc. Ce n’est qu’un début. La seconde moitié du 20ème siècle, sur fond de guerre froide et de vraies ou fausses découvertes (voir, par exemple « la mémoire de l’eau ») offrira aussi des relectures et réécriture de l’histoire qui se poursuivent encore aujourd’hui. Tout cela, reconnaissons-le, a une autre gueule que les cours de la Bourse ou le Journal Officiel. On y croit ou on fait semblant, mais c’est tellement beau, tellement réconfortant ! Les fondateurs de sectes vont surfer sur ce contexte inespéré et le Dalaïlama, monarque théocratique qu’on avait un peu oublié, fait des tournées de conférences fructueuses. Cet élan romanesque est devenu aujourd’hui un peu tiédasse, mais le conspirationnisme et les « chasseurs d’étrange » ont fait remonter le soufflet.
Et s’il s’agissait d’une nouvelle esthétique de la pensée ? Un art de l’imaginaire agissant comme une drogue douce sans effets indésirables sur l’organisme ? Les irréductibles rationalistes diront qu’en tous cas cela ramollit le cerveau. Voire ! Les certitudes, elles le sclérosent, ce qui n’est pas mieux. Et puis, redevenons sérieux : les grandes aventures humaines ont souvent eu comme point de départ un peu de la folie d’esprits visionnaires. Il y aura toujours des gens qui cherchent des martingales pour gagner au casino, et des gens qui recherchent le trésor des Templiers ; des gens qui lisent Kant dans le texte, et des gens qui préfèrent Jules Vernes ; des gens qui se passionnent pour le droit, d’autres qui préfèrent les aventures d’Arsène Lupin ; des gens qui ne jurent que par Michelet, d’autres qui se délectent d’Alexandre Dumas ; des gens qui choisissent de pleurer en lisant Les deux orphelines, des gens qui préfèrent les frissons offerts par Les mystères de Paris. Tout ça donne à penser, non ?
Alors ? justement, pensons ! Les perspectives conspirationnistes conduisent essentiellement à développer une méfiance à l’égard de la parole officielle. Sans doute, celle qu’elles lui substituent n’est-elle la plupart du temps pas très crédible non plus. En revanche, en bousculant nos habitudes de penser, elles peuvent nous inspirer une plus grande liberté dans une lecture de l’histoire débarrassée de l’a priori des considérations morales et des jugements péremptoires. Pour expliciter ce cheminement, je vais d’abord vous inviter à lire un petit propos poétique en deux parties, composé à partir d’une « rêverie » qui se présente à la manière de l’écriture automatique, les images s’y succédant les unes aux autres, au fil d’une vision des temps.
I Sur cette belle mer étale Où scintillent les crêtes de modestes vaguelettes Fuyant vers l’horizon pour échapper au ciel écrasant, Je voudrais voir la nef des Argonautes.
Mais sans cesse on me tire en arrière, soudainement, On me transporter vers la dense forêt, Plus exactement dans une clairière Close par l’orée circulaire.
Et c’est toujours l’apparition de ce jeune dieu Pan, Corps sidérant qui danse aux sons de la flute et de la lyre, Offrant son sourire énigmatique, Exhibant la fermeté de son fessier et la dureté de ses cuisses.
Sautant sur le rocher, il martèle la pierre de ses sabots agiles. Pour dire quoi ? Peut-être rappeler l’éternelle Nature Qui n’accepte que la soumission douce et raisonnable.
Si on éveille son courroux, Elle répond par des fléaux imparables Aux grands crimes destructeurs Des seigneurs d’industrie et de guerre.
Puis le dieu ithyphalle disparait dans un grand rire Et la forêt se referme sur la clairière.
II C’est un port, maintenant. Celui d’une belle cité. Avec ses rues bien tracées, ses maisons, ses échoppes, Ses temples, son théâtre, ses arènes.
Ultime manœuvre du navire qui accoste, Cadence sage des rameurs dociles Demeurant dans la chiourme. Voici la file des esclaves enchainés qu’on rassemble sur le quai.
Rares claquements secs des fouets qui frappent surtout le sol, La marchandise est précieuse, il ne faut pas l’abimer. On va la conduire dans l’enclos où se déroule le marché. Les acheteurs y sont déjà, mandés par les Maîtres avec des instructions précises.
Le rite commercial se déroule. Mon regard s’attarde sur l’architecture harmonieuse des monuments, Sur la richesse des décors, sur la perfection des sculptures, Sur l’opulence que manifestent les maisons et les jardins des Maîtres.
Puis il se pose à nouveau sur la troupe des esclaves. Et tout devient lumineux. La puissance et la beauté de la cité, l’ordre social qui les a permises. C’est une construction subtile et solide qui impose sa nécessité.
Il faut des maîtres et des esclaves, Des philosophes, des poètes, des artistes, Des commerçants actifs, des artisans habiles, des fonctionnaires obéissants Et de vaillants soldats.
Les Maîtres ordonnent le destin de la cité, Les esclaves en assurent la subsistance. Philosophes, poètes et artistes, entretenus par les maîtres, font œuvre de sagesse et de beauté. Commerçants, artisans et fonctionnaires constituent les corps intermédiaires.
Ce que révèle ce propos n’est pas l’ordre social antique, car il est connu : c’est celui d’une économie dont l’esclavage était le pilier essentiel, l’esclave ne coûtant que le prix de son achat et les frais limités de son entretien. La révélation s’opère quand un regard lucide sur l’histoire montre que les termes et les statuts juridiques ont changé, mais que le mécanisme fondamental demeure le même : l’esclave s’est appelé ensuite serf, manant, ouvrier, salarié. Aujourd’hui on le pare de belles appellations pour masquer son état réel : technicien de surface, ouvrier spécialisé, agent supérieur… L’amélioration progressive de la situation matérielle de l’esclave et son accès à l’instruction ont contribué à lui faire oublier la réalité de son statut. Il est même persuadé qu’à l’issu de luttes (sortes de « révolte des esclaves ») il a conquis des droits, obtenu des « acquis sociaux », ce qui n’est pas faux, mais tout à fait relatif. Car si les maîtres ont su lui concéder ce qui, en fin de compte, ne leur coutait pas grand-chose, eu égard à l’importance des profits et à l’accroissement du capital, ils ont perfectionné l’esclavagisme en renonçant à le fonder sur le droit et la répression, et en développant une domination d’autant plus invisible qu’elle s’appuie sur la satisfaction de l’esclave. C’est d’abord, poussé à l’extrême, l’application du vieux principe romain « panem et circenses » (du pain et des jeux) : sport spectacle érigé en culte, jeux de hasard offrant des gains fabuleux, pornographie ; c’est ensuite le « collier » financier : crédit, accession à la propriété, encouragement du consumérisme ; c’est, enfin, de plus en plus l’abrutissement numérique, l’illusion virtuelle, le télétravail qui isole les travailleur et limite les risques de révolte. Mais la prospective annonce mieux : la machinisation totale des esclaves.
En effet, les avancées scientifiques révélées notamment par le transhumanisme, permettront de dépouiller l’individu de sa « matérialité naturelle » au profit d’une matérialisation artificielle techniquement contrôlable. Or, la matérialité naturelle de l’homme, parce qu’elle le relie directement à celle de la Terre (ce qu’on appelle la Nature) constitue le plus sûr facteur de résistance de la pensée à la toxicité mentale véhiculée par les supports de l’emprise sur les esprits. Déjà l’urbanisation à outrance, l’agriculture et l’élevage intensifs, le tourisme insensible, ont porté une atteinte sérieuse à la matérialisation naturelle. La création de « cyber individus » achèvera fatalement le processus engagé.
Les Maîtres pourront pleinement profiter de leur domination « soft ». Qu’en feront-ils ? Quelle civilisation construiront-ils ? Eviteront-ils que se développent parmi eux des rivalités ? Echapperont-ils au risque d’émergence en leur sein d’individualités utopistes remettant en cause ce nouvel ordre du monde ? On sait aussi combien le virus compassionnel peut affaiblir la maîtrise des forts. Y aura-t-il encore des religions ? Des philosophies inspirées par un nouvel humanisme ? A toute ces questions on ne peut répondre aujourd’hui car elles appartiennent à l’histoire d’après-demain. Ce qui est certain c’est que dès lors qu’une élite ne s’appliquera pas à elle-même le traitement réservé aux esclaves, un certain nombre de constantes humaines demeureront vivaces chez ses membres, donc sources d’incertitudes. Ainsi, les maîtres n’auront plus à gérer la pérennisation de la dualité « maîtres et esclaves » en veillant à une adaptation permanente des formes de son articulation, mais devront s’inquiéter des conditions de l’équilibre propre à leur groupe, car après la « solution finale » de l’esclavage, ce ne sera que dans ledit groupe que résideront les potentialités d’une évolution ultérieure.
. . . 1)Ainsi parlait Simon le mage, contribution de la pensée philosophique, poétique et prophétique à l’inspiration politique
JUNIUS
01 Janvier 2021