Lorsqu’on évoque ou invoque la liberté, c’est presque toujours dans le cadre politique. Or, dans les démocraties, aussi imparfaites qu’elles soient, cette liberté-là est assez largement assurée. Nombreux seraient donc ceux qui s’étonneraient si nous leur disions que la plupart des troubles, malaises et crises qu’ils connaissent dans leur vie intérieure et leurs relations avec les autres, ressortissent à des obstacles plus ou moins importants à la liberté tels que la morale, les convenances sociales, les addictions de toutes sortes, entre autres conditionnements révélant que nos concitoyens, si prompts à qualifier de liberticide la moindre mesure contraignante (comme on l’a vu à l’occasion du Covid), se font pourtant, sans s’en rendre compte, les redoutables auteurs de tyrannies ordinaires qu’ils s’imposent et imposent aux autres en sacrifiant leur liberté de pensée et d’action à un ordre moral et social tacitement accepté par une grande majorité d’entre eux.
A la base de ces tyrannies, on trouve invariablement le fonctionnement d’un moteur à deux temps : le Bien et le Mal, fondement binaire de la morale qui pourrait être appelée « la réglementation des mœurs ». Or, évoquer les mœurs, c’est inévitablement évoquer leur ingrédient le plus sensible : la sexualité. Pourtant, la notion de mœurs recouvre un panel plus large des us et coutumes, traditions et genres de vie qui déterminent les comportements dans une société. Mais, à considérer ce panorama sociétal, on constate que les facteurs agissant sur les mœurs relèvent avant tout de deux rapports primitifs de l’homme avec son environnement naturel tel qu’on peut l’observer également dans l’ensemble du règne animal. Il s’agit de la nourriture et du sexe, deux manifestations de la pulsion de vie : se nourrir pour survivre, s’accoupler pour perpétuer l’espèce.
Evidemment, ce qu’on appelle la civilisation a peu à peu substitué le plaisir à la nécessité. Aux niveaux supérieurs de l’espèce, sont même apparus des raffinements qui disciplinent les pulsions et en masquent la filiation animale : c’est la gastronomie avec la recherche de saveurs subtiles et des présentations soignées avec le concours d’une belle vaisselle, de décorations florales etc., c’est l’érotisme et le lyrisme qui démarquent le plaisir de la chair de la sexualité vulgaire. Le gastronome ne veut pas voir, même savoir, ce qui se passe dans les abattoirs, savoure un gigot ou un jambon sans penser à l’agneau et au cochon qu’on égorge, absorbe le caviar ou le tarama sans faire le rapprochement pourtant évident avec les menstrues des mammifères femelles. Quant à tous les artifices poétiques et romanesques qui parlent de sentiment amoureux, toutes les parades nuptiales animales et les flirts, les danses et autres détours savants de la « carte du tendre », ne sont que les plus ou moins longs préliminaires à la catharsis orgasmique du coït bestial !
Or, si les pouvoirs issus de la trifonctionnalité « Politique-Religion-Economie » se sont peu soucié de réglementer la nourriture, sinon pour éviter les famines ou la malnutrition, à cause de leur menace sur la démographie et du risque de révolte, ils ont constamment manifesté un intérêt extrême pour la sexualité. Pourquoi sinon parce qu’elle joue un rôle essentiel dans l’ordre social qui assure leur emprise sur les individus, et dans l’ordre moral qui en constitue une des garanties.
L’ordre social, affaire du politique, est soucieux de stabilité. Réguler, pour ne pas dire réglementer la sexualité dans sa fonction reproductrice qui en est un enjeu majeur, en définissant des normes qui régissent la filiation, donc la transmission patrimoniale et les situations qui en résultent (par exemple la cohérence du territoire qu’a longtemps assuré le droit d’ainesse en évitant le morcellement de la propriété). Outre l’aspect patrimonial, un édifice social fondé sur le socle de la famille grâce au mariage et à la filiation légitime, assurait à ses différents niveaux les relais de l’autorité, de celle, régalienne, de l’Etat jusqu’à celle, patriarcale, du père de famille, l’une et l’autre ancrées dans le temps historique : la Patrie, les Ancêtres.
Le pouvoir religieux, lui, s’est appuyé sur le lien ambigu entre le sexe et le péché originel, concédant à une sexualité « normée » vécue dans le seul cadre de l’union conjugale, sa contribution à perpétuer jusqu’à la fin des temps une condition humaine expiatoire. Il s’agit bien de la concession à une nécessité relevant du « plan divin » et non d’une concession au droit au plaisir. Sexualité et nutrition relèvent de la seule nécessité, la luxure et la gourmandise étant des « péchés capitaux » et l’idéal du chrétien devant demeurer la pureté et la chasteté. Le sexe et la femme sont diabolisés au sens propre du mot, c’est-à-dire associés au Diable, parce que toute femme est une nouvelle Eve, tentatrice qui peut entrainer l’homme dans la transgression. La fantasmagorie médiévale est parlante : les sorcières participent au « sabbat » rituel de débauche sexuelle, elles se déplacent en enfourchant un balai, symbole phallique évident ! L’opprobre jetée sur la femme conduit à l’absurdité de la virginité mariale, la mère de Jésus ne pouvant avoir eu un rapport sexuel avec son époux qualifié d’ailleurs de « très chaste » dans la liturgie. Quant aux anges, ils sont asexués, ce qui évite en l’occurrence aux mauvais esprits de suggérer le rôle qu’aurait pu jouer l’archange Gabriel lors de sa « visitation » à la jeune Marie !
On connait l’action normative et répressive des pouvoirs politique et religieux jusqu’environ au milieu du 20ème siècle. Pour le politique c’est le code civil et le code pénal sur lesquels se fondent les décisions de justice et l’action de la police. On punit l’adultère, on traque l’homosexualité, on contrôle la prostitution, l’avortement est un crime. L’Eglise catholique, quant à elle, développe un « terrorisme spirituel » qui a profondément perturbé des générations d’adolescents et d’adultes. Récemment encore, l’intransigeant Pape Wojtyla fustigeait obsessionnellement les relations sexuelles hors mariage, la masturbation, l’homosexualité, la contraception et bien entendu l’avortement.
Cependant, des changements profonds affectèrent les mœurs durant les décennies 1960 et 1970 : concile Vatican 2, « nouvelle vague » au cinéma et dans les variétés (rock, Beatles, Rolling stone, notamment), lutte contre la ségrégation raciale aux USA (Martin Luther King), mouvement Hippie, New Age, mai 68 en France, émergence de l’écologie (René Dumont, Lanza Del Vasto), pacifisme etc. Portée par cette lame de fond, une déferlante dont l’onde de choc se propage encore, commença à ébranler l’ordre social et l’ordre moral soutenus par le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Le politique céda le premier avec la légalisation de la contraception (vente de la « pilule) » et de l’avortement. Ont suivi, l’accès des femmes à tous les métiers, la parité, la répression du harcèlement sexiste, la fin de l’omerta sur les violences faites aux femmes. Bénéficiant de cette dynamique fondée sur la liberté et l’égalité sexuelles, les homosexuels développèrent leurs propres revendications et leur lobbying, obtenant la dépénalisation de l’homosexualité et la pénalisation des actes l’homophobes, puis le pacs et le mariage pour tous. En 2001 Bertrand Delanoë, homosexuel vivant en couple, est élu maire de Paris, et de plus en plus de personnalités du monde artistique et politique font ce qu’on a appelé leur « coming out » » (révélation volontaire de leur homosexualité, à ne pas confondre avec le « outing » qui en est la dénonciation). Quoique le sentiment homophobe demeure tenace et que l’acceptation de l’homosexualité soit plus difficile dans la sphère familiale, l’homosexualité est devenue un simple fait de société.
On pouvait donc espérer que ces changements assez considérables conduiraient plus généralement à une authentique libération des esprits, affranchis de l’obligation de juger leur pensées et leurs actes en les soumettant à « la machine à mesurer le bien et le mal ». Eh bien, il n’en fut rien. Ainsi, il est symptomatique que beaucoup d’homosexuels, en adhérant au « mariage pour tous » et en souhaitant fonder une famille « normale » grâce à l’adoption, ne font que manifester leur ralliement à l’ordre social établi. De même, les acquis de la lutte féministe n’ont pas suffi à agir en profondeur en faveur d’une véritable parité au sein des couples où continue de se transmettre un positionnement atavique des fonctionnalités. Il est regrettable de devoir dire que les violences conjugales sont peut-être en partie imputables à une reconnaissance de fait, peut-être inconsciente, par la femme, de la supériorité du mâle qui, dans la durée, finit par s’autoriser à en abuser jusqu’à l’inacceptable.
De son côté, le pouvoir religieux est demeuré crispé sur ses positions traditionnelles ; et si les suicidaires effets du concile Vatican 2 a contribué à vider les églises et à tarir les vocations, ce ne fut que pour ouvrir la voie à la prolifération des sectes et à la quête de nouvelles formes de spiritualité : ce qu’on ne trouvait plus à Rome, on est allé le chercher en Inde, au Népal ou au thibet ! Le besoin de croire, de se soumettre à une autorité suprême, ce terrible poison secrété par des consciences d’esclaves, le même qui porte les peuples à l’adulation de dictateurs -car les pathologies religieuses et politiques de l’aliénation procèdent de la même essence- a ainsi survécu à une révolution culturelle sans précédent !
Cette constante de la psychologie des masses révèle à quel point l’esprit de troupeau qu’on appelle grégarisme, facilite leur conditionnement quand on sait user des bons leviers. On peut assurer ainsi l’adoption des modes les plus ridicules, l’achat des produits les plus insipides, le succès d’artistes médiocres, faire un bestseller avec un livre décérébrant. Depuis l’entrée dans le 20ème siècle les nouvelles technologies de la communication et leurs effets addictifs ont d’ailleurs surmultiplié le pouvoir des chiens sur le troupeau bêlant. Mais les bergers ne sont plus politiques ou religieux, ils appartiennent à la troisième composante du partage trifonctionnel : le pouvoir économique et financier.
Depuis longtemps maître des USA, il s’est imposé en Europe à la faveur de la dilution des souverainetés et de la dérèglementation libérale. Seuls les régimes autocratiques chinois et russe ont échappé à son emprise en agrégeant à un pouvoir unique le politique et l’économique. C’est justement ce qui explique le panorama géopolitique qui s’affirme depuis un certain nombre d’année et se caractérise par une tension très forte entre les pseudo-démocraties occidentales et les deux puissances eurasiennes, ainsi que la mainmise croissante de la Chine sur le continent africain et ses visées sur l’Asie du sud-est. Il sera d’ailleurs intéressant d’observer l’évolution des relation sino-indiennes, de même que celle des relations entre la Russie, la Turquie et certains Etats du Moyen-Orient.
En ce qui concerne l’action du pouvoir économique sur l’Occident, il est clair qu’il corrompt tout ce qu’il touche. Il était donc inévitable qu’il tire un profit considérable de la révolution culturelle de la seconde moitié du 20ème siècle que nous avons évoquée. Si le profit est l’objectif du pouvoir économique, il ne le poursuit pas « aveuglément », mais en organisant parfaitement les conditions de sa réalisation. Sa maîtrise de la psychologie des foules et des lois sociologiques est remarquable. Ainsi a-t-il su prendre la mesure du besoin de croyance et de soumission des masses et a su imaginer le remplacement de la religion en perte d’influence et du politique en quête de crédibilité, créant un nouveau panthéon, et jouant même de la sémantique (dans la décennie 1960 « les idoles des jeunes », plus près de nous les « dieux du stade » ; sans compter le recours aux grands rassemblements qui sont des célébrations quasiment rituelles (messes ?), déclenchant des comportements hystériques rappelant les bacchanales, et se déroulant à dates fixes (calendrier liturgique ?) dans des lieux dédiés (pèlerinages ?). A titre d’exemple on citera Le cabaret vert, festival d’été multi-genres (rock, jazz, reggae, rap, électro, métal) qui se déroule chaque seconde quinzaine d’août depuis 27 ans et rassemble 100000 participants dans une ville de moins de moins de 50000 habitants (Charleville-Mézières dans les Ardennes) ! On pourrait aussi évoquer l’utilisation des réseaux sociaux, formidables influenceurs d’opinion qui se sont de plus en plus substitués aux médias traditionnels (surtout chez les jeunes générations), capables de provoquer des mouvements qui ne sont qu’apparemment spontanés après des événements à forte charge émotionnelle (voir la déferlante « je suis Charlie » en 2015).
Pour prendre le seul exemple de la sexualité, on peut constater comment le pouvoir économique a récupéré les aspirations contestataires des décennies 1960-1970, en en faisant purement et simplement, par marchandisation, les vecteurs d’un commerce extrêmement lucratif qui, loin de libérer la sexualité, a substitué l’emprise commerciale à l’emprise morale, flattant ses manifestations les plus basiques dans la pornographie. La pornographie ce n’est pas l’homme libre maître du sexe, mais le sexe maître d’un homme asservi aux codes de pratiques primaires qui, en s’ajoutant à d’autres addictions, contribuent significativement à un décervelage actif. Cela, ce n’est pas aller au-delà du bien et du mal, ce n’est que changer la nature de ce qu’on appelle bien et mal. Par ailleurs, la permissivité n’est pas la liberté. Or, seul l’individu réellement libre peut s’affranchir du manichéisme, cette maladie de l’esprit qui consiste à éprouver le besoin de toujours opposer les valeurs ; la pseudo-libération de la sexualité ayant d’ailleurs conduit depuis quelques années à un retour en force d’un moralisme par certains côtés inquiétant, car il porte atteinte à la liberté d’expression, donc de création, et, d’une certaine manière à la liberté de pensée en conditionnant les consciences.
Force est donc de constater, comme cela a d’ailleurs toujours été le cas dans l’histoire, que la conquête et la préservation d’un espace socialement et moralement libre est le fait d’une élite. C’est un espace intime, relevant d’abord de l’intériorité individuelle, mais partageable avec des « semblables », à la manière d’une fraternité initiatique. L’extériorisation de son contenu ne peut être que prudente, empruntant souvent la voie d’un symbolisme voilé ou d’un langage crypté, car tous les pouvoirs le redoutent et n’hésitent pas à réprimer, parfois radicalement, ceux qui n’avancent pas masqués. Au Moyen-Age on les brûlaient, au 20ème siècle on les emprisonnait, on les censurait ou ils étaient victimes de persécutions judiciaires (évoquons quelques figures : Le marquis de Sade interné en psychiatrie durant la moitié de sa vie adulte, Gustave Flaubert qui « osa » Madame Bovary et dut rendre des comptes à la Justice, David Herbert Lawrence, auteur de L’amant de lady Chatterley écrit en 1928 mais qui ne put être imprimé au Royaume Uni qu’en 1960, Henry Miller jugé comme pornographe par la loi américaine).
On aura compris que l’élite dont nous parlons n’est pas celle à laquelle on accède par la naissance, l’argent ou le faux mérite du dopage compétitif qui corrompt l’altérité, mais l’élite de la création généreuse, parfois sacrificielle qui défriche courageusement le chemin ardu conduisant à l’authentique liberté « par-delà le bien et le mal ». On y trouve surtout des artistes, des philosophes « désocratisés » et « déplatonisés », d’humbles pionniers ciseleurs de beauté, tous ceux qui concrétisent dans leur vie le « ni dieu, ni maître » libertaire. Pour eux la sexualité constitue le lieu jubilatoire de la pulsion de vie dont elle apprend, par la satiété-même et la réalisation de tous les fantasme qu’elle inspire hors de limites catégorielles et normatives, à dégager les énergies puissantes qui illuminent l’esprit visionnaire (à propos de dégagement d’énergies lié à la sexualité, et sans réduire celui-ci à ce seul aspect, on pourra s’intéresser au tantrisme car il relie désir et spiritualité).
De cette élite émerge exemplairement « l’homme souverain », c’est-à-dire seul maître de lui-même. Exemplaire parce qu’il montre la voie qui avec l’aide du temps pourra être empruntée par de plus en plus d’autres jusqu’à l’avènement, sans doute encore lointain mais déjà inscrit dans la logique d’une inexorable progression qui se poursuit depuis la préhistoire, d’une humanité souveraine.
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« Entendez-moi, je suis la puissance parce que j’ai renoncé à tout pouvoir ! »