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Penser de la pensée

Réflexion
21 mars 2021 par
Simon Couval

Il ne faut pas confondre pensée et idée. L’idée procède de concepts précis qu’on peut exprimer intelligiblement. La pensée produit des idées, mais elle est avant tout réaction aux perceptions des sens, rencontre de l’intellect et du psychisme avec les réalités concrètes de la vie. Si l’idée peut être considérée comme une manifestation active du moi, la pensée peut davantage apparaitre comme la résultante passive d’une rencontre du moi, du surmoi et du ça, une confluence, souvent confuse à son début, de perceptions conscientes et/ou inconscientes dans l’immédiateté du présent, la médiation de la mémoire (souvenir) ou la projection visionnaire d’un futur possible.

Si je m’approprie l’axiome cartésien je pense donc je suis, je peux croire que ma pensée m’est propre, en quelque sorte issue du seul moi (ce que semble impliquer le double je de la proposition, contrairement à une formulation telle que penser c’est être faisant abstraction de l’ego). Or, comme l’a bien vu Rimbaud, je est un autre, un produit plus qu’un facteur. Ma pensée est elle-même le produit d’influences exogènes que mon ego assimile en se donnant l’illusion d’une « pensée libre ». Mais il n’y aurait de pensée réellement libre que si on rejetait tout ce qui a concouru à la produire, autrement dit en acceptant un absolu nihilisme. Belle méditation sur la glorieuse impasse nietzschéenne, si douloureusement (parce que difficilement) exprimée dans Zarathoustra et dans La volonté de puissance.

Cela dit, l’impossibilité d’une pensée réellement libre ne s’oppose pas à la recherche du processus de la pensée ; au contraire, elle l’éclaire. Dès lors qu’on a l’humilité de ne plus croire à l’autonomie de la pensée, on prend donc le recul indispensable à l’accueil des idées qui en procèdent, à commencer par ses propres idées.

Pour ne pas désespérer de ce qu’implique ce scepticisme, le mieux est de prendre la vie comme un grand jeu où les plus intelligents choisiront les postures leur procurant du plaisir (nous y reviendront plus précisément).

En suivant un tel cheminement de pensée, on est amené à considérer que tout n’est qu’apparence (voile de Maya qui fait prendre le phénomène pour le noumène). Le propos d’un architecte exposant les « secrets » de la construction du Parthénon sont révélateurs : l’observateur voit dans cet édifice des lignes pures dans la rectitude de leur verticalité et de leur horizontalité ; or, il n’y a aucune ligne absolument droite, mais, par l’effet d’erreurs volontaires, des courbes subtiles conférant aux colonnes et aux corniches, par effets d’optique, l’illusion d’une rectitude qui sans cela apparaitrait au contraire déformée !

Dans la musique, notamment celle de Bach, l’harmonie résulte des ruptures constantes de tonalité provoquées par les « accidents » (dièses, bémols et bécarres), ainsi que des dissonances voisinant avec des accords parfaits. En peinture, c’est la perspective qui donne l’illusion de la profondeur, ou les « ombrés » donnant l’illusion du relief, dans le dessin réalisé sur la surface uniformément plane de la toile.

Ainsi, la pensée prend-elle son plein essor lorsqu’elle est, non pas libre, mais libérée de l’illusion de sa liberté. Car elle peut jouer avec (et se jouer de) les facteurs de son conditionnement. Celui qui comprend cela, sait que toute idée et son développement idéologique, doctrinal, sont voués à mourir par usure. Quand les grandes constructions de l’esprit qui agissent sur tous les aspects de la vie individuelle et de la vie collective, traversent les siècles, leur destin se scelle après leur apogée apollinien, car c’est alors que commence le travail de sape de Dionysos, dieu rieur, dieu joueur, qui se plait à libérer les pulsions de mort.

La pensée libérée de l’illusion de sa liberté ne s’efforce donc plus de construire dans la durée. Elle réagit aux perceptions des sens en participant au jeu dionysiaque. Elle considère sans pitié les croyants de tous ordres (religieux, philosophiques, politiques, moralistes, esthètes académistes), sachant que ce qui est effrayant dans ce spectacle sans cesse renouvelé des dévotions allant jusqu’au fanatisme, c’est moins le contenu des croyances que les croyants eux-mêmes, c’est-à-dire le fait de croire. Les croyants, gens de certitudes, enferment leur esprit dans une prison qu’ils construisent avec ferveur.

La pensée « croyante » engendre des idées de nature à « perfectionner » la croyance. Elle construit un appareil normatif, souvent complexe, fruit d’une obsession mentale pathologique visant à consolider et protéger la croyance. Il est stupéfiant de voir comment une croyance de base se développe ainsi. L’exemple du christianisme est flagrant : fondé sur un message évangélique relativement simple, il a abouti au monstrueux labyrinthe théologique que l’on sait. Cette dynamique résulte en partie de la confrontation de la croyance aux réalités d’un monde évolutif. Pour elle c’est un combat réactif de survie.

S’il faut insister sur le lien entre croyance et pensée, c’est parce que toutes les pensées se fondent, d’une manière ou d’une autre, sur des croyances. La séduction de la logique démonstrative, l’émotion esthétique, la puissance du verbe dans le discours, sont autant d’artifices qui favorisent l’adhésion à la « vérité » portée par la croyance. A celui qui se défendrait d’une telle adhésion et se dirait seulement « inspiré » par quelque souffle intérieur, je répondrais qu’on n’inspire que l’air qui nous entoure.

Et lorsqu’on a chassé de cet air les miasmes de tous les « outre-mondes » dont achèvent de pourrir les carcasses portant encore quelques lambeaux des croyances qui leur tenaient lieu de chair, que reste-t-il à l’homme libéré ? Le grand vide nihiliste que ne parviendrait pas à combler un hédonisme fade et amollissant ? Ou bien l’intuition qui procède de ce que lui révèle son regard qui ne peut plus être tourné que vers la terre ? C’est peut-être ce qui advint au promeneur de Sils Maria. Quelque chose qui relève d’un mouvement cyclique dévoilant l’éternel retour. Peut-être simplement la parole de la nature qui dit la succession ininterrompue des saisons sur le rythme obsédant du quaternaire « printemps-été-automne-hiver ». Et l’apparition de Janus biface regardant un futur qui est déjà passé, et un passé annonçant le futur. Mais ce retour n’est pas renaissance, il est renouvellement ; autrement dit changement dans la continuité, possibilité de trouver une place dans la succession de présents éphémères dont il faut cueillir les fruits (carpe diem !), sachant que la fleur qui éclot dans un présent n’est jamais la même que celle qui a flétri dans le passé, et que celle qui naitra dans le futur. Tels les décalages dans les lignes du Parthénon, ce sont ces subtiles différences qui rendent acceptable l’éternel retour saisonnier. Libéré des préceptes d’un dieu qui châtiait par amour, ayant aboli toutes les valeurs anciennes, l’homme sans joug, « surhumanisé » par cette libération et cette abolition, doit se dresser lui-même pour acquérir sa dignité d’être. A la discipline rude du dieu-maître, il doit substituer l’implacable ascèse d’un dressage fortifiant parce que tragique : il sait que sa volonté le porte à se projeter dans des finitudes, mais il sait aussi la vanité de toute finitude parce qu’il n’y a pas d’autre finitude pour le vivant que la mort ! De cette contradiction irréductible nait la tension qui doit lui inspirer son propre dépassement passant par son abandon à l’exubérance de la vie dionysiaque dans la joie et l’épanouissement de sa force créatrice, sans perdre de vue que Dionysos détruit aussi toute création, parce qu’il est le vrai maître de l’éternel retour qui pour lui, dieu rieur, n’est qu’un grand jeu !

Alors jouons, nous aussi ! Jouons à nous dresser, dans les deux sens acquis par ce terme : le dressage d’une discipline qui mate nos velléités orgueilleuses de vaines finitudes, et le dressage « verticalisant » d’un vouloir-vivre au-dessus de la condition ordinaire des esclaves des illusions. Ces deux dressages procurent des émotions qui sont source d’un plaisir rare, de nature héroïque.

Ainsi pensée, la pensée apparait comme un don des dieux nous entrouvrant les portes de l’Olympe pour un fugitif mais jubilatoire regard.

Nietzsche :

Ainsi parlait Zarathoustra

La volonté de puissance

L’origine des la tragédie en Grèce

Eugen Fink, La philosophie de Niezsche

JUNIUS

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