Nous avons préféré, du moins au niveau du titre de l’article, parler de genre humain plutôt que d’espèce humaine, car le terme « espèce » renvoie, dans la conception évolutionniste majoritairement admise aujourd’hui, à l’idée d’une généalogie complexe mais paraissant cohérente, où à un certain stade de ramification, une branche-mère solidarise la branche des hominidés avec celle des autres primates que nous regroupons sous l’appellation générique « singes ». Or, il y a une telle singularité de l’homme quand on le compare à ses « cousins » primates, qu’on peut se poser la question de savoir s’il est réellement le fruit d’une évolution spécifique au sein de cette famille.
Parmi les nombreux aspects de cette singularité, il y a la capacité d’invention et d’ingénierie qu’il a développée dans un aménagement apparemment sans limite de son environnement et dépassant les nécessité vitales (1), contrairement à l’intervention transformatrice des autres espèces animales qui la limitent dans sa nature et dans son ampleur, la bornant à des objectifs de survie offensifs et défensifs. Un autre aspect tient à ses structures mentales capables d’organiser une pensée consciente qui l’amène à se poser des questions d’ordre ontologique sur son origine (d’où venons-nous ?), sur le sens de son existence (pourquoi sommes-nous ?) et sur son avenir personnel et celui de son espèce (où allons-nous ?).
Certes, on dit « malin comme un singe », car ce type de primate sait faire plus qu’épucer son semblable ou éplucher un fruit, se montrant capable de raisonnement logique. Mais on n’a jamais vu un singe façonner un objet sans destination utilitaire, c’est-à-dire une œuvre d’art comme en ont créé les Néandertaliens ou les premiers Sapiens et que nous ont révélé les découvertes archéologiques. Que s’est-il passé entre nos présumés cousins à 48 chromosomes et nous qui en possédons 46 (47 chez les trisomiques) ? Et quid du chainon manquant ? (2)
D’où venons-nous ? Où allons-nous ? La conscience du temps
La question de l’origine est loin d’avoir trouvé une réponse qui fasse consensus, même si la communauté scientifique s’accorde à reconnaître, sous réserve de quelques correctifs, que la théorie de l’évolution des espèces de Charles Darwin, est la seule réponse acceptable par un esprit rationnel. Bien entendu, le contenu de cette théorie n’est pas aussi simple à comprendre que pourrait le faire penser la forme ultime de sa vulgarisation sous la forme d’une gigantesque arborescence, à la manière des arbres généalogiques. Quant à la formule qui prétend résumer en cinq mots notre origine – « l’homme descend du singe » - elle est erronée, confondant descendance et ancestralité commune : nos neveux ou nos cousins ne descendent pas de nous, pas plus que nous ne descendons des neveux ou cousins de nos pères ! Et ce n’est pas qu’un détail, comme nous le verrons. En attendant, pour rire un peu, imaginons le jeune enfant à qui l’on dit que l’homme descend du singe, et qui se précipite devant les portraits qu’on possède peut-être encore de ses aïeux, pour tenter d’y déceler des traits simiesques ! s’il s’agit du rejeton d’une noble famille dont les racines remontent aux Croisades et à supposer qu’elle possédât les portraits de ces compagnons de Saint-Louis ou de Richard Cœur de Lion, il ne pourra que penser qu’on s’est moqué de lui, et sans doute sera-t-il soulagé de n’avoir pas de sang simien coulant dans ses veines. D’ailleurs, au catéchisme on lui a expliqué que c’est Dieu qui a créé l’homme ex nihilo ou simplement avec un peu de terre grasse. C’est la thèse « créationniste » et elle a encore ses tenants : dans certains Etats des USA l’enseignement de l’évolutionnisme est interdit ; beaucoup de musulmans, pas seulement fondamentalistes, la soutiennent ; et pas mal de catholiques dits « intégristes » y adhèrent.
On pourrait penser que la controverse sur l’origine de l’homme se limite à l’opposition entre évolutionnistes et créationnistes. On aurait tort ! Entre évolutionnisme et créationnisme il existe une théorie qui a d’assez nombreux défenseurs. Elle s’inscrit dans le déroulé de la théorie plus générale dite « Alien théorie » dont nous avons déjà parlé dans nos articles, et elle repose sur l’hypothèse d’une manipulation génétique des préhominiens par une civilisation extraterrestre. Cette thèse a l’avantage, pour son acceptation, de ne pas remettre en cause l’ensemble du darwinisme, tout en étant compatible avec le récit biblique si on traduit Elohim (littéralement : les dieux) par « les supérieurs extraterrestres ». En outre, elle est scientifiquement crédible sur son principe, puisque nous-mêmes avons appris à pouvoir procéder à de telles manipulations que seule la barrière éthique nous empêche d’expérimenter sur l’humain. A l’appui de cette théorie d’une intervention extraterrestre génétique et pédagogique sur « l’homme », on peut évoquer le constat qu’il s’est effectivement passé « quelque chose » aux alentours d’une période de 12000 ans avant notre ère, notamment la coïncidence entre l’apparition du bond en avant civilisationnel du néolithique et la datation de vestiges des constructions cyclopéennes attestant à la fois d’une ingénierie incompréhensible au vu des ressources techniques présumées de l’époque, et de leur abandon à des héritiers indigènes qui auraient été bien en peine d’en ériger de semblables et qui n’en ont d’ailleurs pas revendiqué la paternité, évoquant « des dieux », comme s’il s’était agi d’une occupation provisoire.
Mais, au fait, pourquoi l’homme se préoccupe-t-il des origines et de l’avenir de son espèce ? C’est bien le seul à le faire dans le règne animal ; et pour cause : lui seul possède une conscience temporelle qui lui révèle l’existence d’un passé, d’un présent et d’un futur. Dès lors, il lui semble, à tort ou à raison, que la connaissance du passé et du futur pourrait renfoncer, voir « justifier », sa position axiale dans le présent. Dans toutes les civilisations nées des ruminations mentales de l’homo sapiens « pensant », il existe un récit des origines et du passé de l’homme. Pour l’Occidental chrétien, c’est l’Ancien Testament, récit partagé avec les juifs et les musulmans et qui explique que les trois religions soient appelées « religions du Livre ». Mais d’autres textes, dans ces mêmes religions, ouvrent des perspectives sur l’avenir : chez les chrétiens ce sont les Evangiles et l’Apocalypse. Et si nous sortons du domaine religieux pour nous situer sur le terrain des réalités physiques, nous pouvons constater que certaines idéologies matérialistes comme le marxisme et la science elle-même, s’inscrivent dans le même schéma messianique : le marxisme s’appuie sur une analyse historique débouchant sur un présent révolutionnaire et sa phase nécessaire de dictature du prolétariat, puis la poursuite de l’objectif « promis » dans le futur, le communisme ou société sans classe. La science explique le passé par l’évolutionnisme darwinien et ne cesse de l’explorer par les recherches historiques et archéologiques, tandis que ses constantes découvertes et innovations dans le présent des trois règnes qu’elle explore et exploite, laissent augurer d’un incessant progrès qui pourrait n’avoir dans le futur pas plus de limite que l’univers !
En attendant, tout le monde n’étant pas Pasteur, Einstein ou von Braun, Monsieur Tout-le-Monde construit son arbre généalogique (c’est très à la mode), consulte voyants et cartomanciennes et surfe sur les réseaux sociaux, en quête de théories qui « revisitent » l’histoire et « probabilisent » le futur.
L’abime psychosensoriel
Plus probant sans doute que le hiatus généalogique du chainon manquant (voir note 2), se présente l’abime psychosensoriel qui sépare l’homme de ses présumés ancêtres biologiques.
Entendons-nous d’abord sur le terme. Si l’on admet la définition de la psyché (ou psychisme) comme étant l’ensemble des manifestations conscientes et inconscientes de l’individu, le psychosensoriel désigne le rapport entre ces manifestations et la perception sensorielle.
Ceci étant posé, nous pouvons faire le constat d’une différence fondamentale entre la psycho-sensorialité très élémentaire des espèces animales, et son développement et sa complexité chez l’homme. On pourrait objecter que ce développement et cette complexité sont le résultat d’une évolution des facultés cognitives durant les 2,4 millions d’années qui séparent l’apparition du premier Homo (homo habilis) de celle de l’homo sapiens (- 200 000). Mais qu’est-ce qui pourrait expliquer qu’une évolution des facultés cognitives ne se soit pas produite chez les primates, les rapprochant progressivement de l’espèce homo pendant ces mêmes 2,4 millions d’années d’émergence de l’homo sapiens et alors qu’ils vivaient dans les mêmes conditions environnementales ?
L’histoire de Psyché déesse de l’esprit
Cette histoire fait l’objet d’un récit très détaillé dans l’ouvrage du philosophe Apulée (+/- 125- +/- 180), Les Métamorphoses. Pour nous en tenir à l’essentiel, nous en retiendront que Psyché est une mortelle, princesse de son état, d’une si grande beauté qu’en attirant les foules admiratives, elle porte ombrage à Aphrodite (Vénus pour les Romains), déesse de la beauté, de la séduction et de la sexualité, qui charge son fils Eros de la perdre en la rendant amoureuse d’un monstre ; mais une maladresse de ce dernier les fait tomber amoureux l’un de l’autre. Au terme de tribulations éprouvantes pour elle, Psyché est accueillie dans l’Olympe par Zeus qui lui confère l’immortalité des dieux et l’unit à Eros. De cette union nait une fille, Hédoné (plaisir).
Les interprétations de ce mythe nous semblent plutôt fades dans l’ensemble et influencées par les idéologies (notamment néo-platoniciennes ou chrétiennes). Il nous parait pourtant clair que si psyché est la déesse de l’esprit (ou âme) considéré dans sa manifestation mentale, et si Eros est le dieu du désir (et non de l’amour comme on le pense et le dit trop souvent), leur union représente donc la rencontre de la pulsion « érotique » et de son retraitement mental (soit : la psychosensorialité ; à ce propos revoir notre article Introduction à une ascèse esthétique), rencontre qui engendre le plaisir (Hédoné). On peut dire aussi que dans la cosmogonie mythologique grecque, Eros représente, avec Gaïa, Chaos et Ouranos, les forces primordiales de vie qu’on retrouve présentes dans l’inconscient humain où elles sont sources de pulsions. Face à Eros, Psyché représente le moi conscient, ce que confirme la vision d’elle-même qu’elle retrouve dans le miroir qui lui révèle sa beauté (ce qui a donné le nom de psyché à un miroir en pied et qui renvoie à notre article La parole du miroir et l’écoute des regards…). Autrement dit Psyché + Eros = Hédoné peut se traduire par Esprit + Désir = plaisir ou encore Retraitement mental + Pulsion érotique = Jouissance.
Il y a donc une grande cohérence dans le conte philosophico-mythologique d’Apulée. Elle éclaire parfaitement notre approche du concept psychosensoriel.
Les degrés de la psychosensorialité comme échelle de la valeur humaine
Dans notre article Rencontre avec Vahe Zartarian nous avons évoqué l’évolution de l’homo sapiens vers l’homo consciens. Le fait de présenter l’avenir possible de l’entièreté de l’espèce, ne doit pas masquer la réalité des fortes inégalités individuelles qui se manifestent à l’intérieur du mouvement global de cette évolution. Autrement dit, et tant pis si cela choque les oreilles acquises au discours incantatoire de l’idéologie égalitariste, tous les hommes ne possèdent pas un même degré de psychosensorialité et de conscience de celle-ci. Cette vision inégalitaire est d’ailleurs conforme au principe darwinien de sélection qu’il n'y a pas de raison de cantonner aux caractères biologiques et qu’il nous semble pertinent d’appliquer à l’ego.
Il te faut prendre conscience, lecteur, si tu le peux, de la différence entre la satisfaction et le plaisir.
Satisfaire un besoin, céder à une pulsion, se situent au niveau primaire des activités existentielles qui ne nous différencient d’ailleurs pas des animaux : le coït, l’absorption d’aliments, le marquage du territoire, entre autres. Dans leur forme triviale c’est le jeune con qui croit être devenu un homme parce qu’il a introduit sa verge turgescente dans l’orifice d’une fille qui croit être devenue une femme parce qu’elle a ainsi réalisé la capture d’un mâle ; c’est le bâfreur qui s’en met « plein la panse », de préférence dans la version carnassière et alcoolisée qui se conclura par somnolence et flatulences ; c’est le propriétaire affirmant son emprise en plantant des clôtures, installant des alarmes et gardant un fusil à portée de main.
Le plaisir, ne répond pas à un besoin, mais à l’aspiration à une forme de félicité ataraxique. Dans la sexualité, ce sont les subtilités de l’érotisme et les pratiques faisant appel au relai mental des perceptions sensorielles. Dans la nutrition, c’est la recherche des saveurs, la préférence donnée aux fruits de la terre, un certain dégout des cadavres de mammifères souvent élevés et mis à mort dans des conditions ignobles ; dans le rapport à la terre, c’est la conscience de la dimension collective de l’environnement. Ceci n’est pas de la morale, mais de l’esthétique du comportement.
Nous touchons là à une réalité capitale de la psychosensorialité humaine qui est le ressenti du beau. Non seulement l’homme porte sur le réel un regard appréciateur qu’il exprime dans la plus ou moins forte intensité du plaisir que lui procure cette perception (évaluée suivant des critères communs avec tous ses semblables, avec seulement une partie d’entre eux, ou bien strictement individuels), mais encore il éprouve le désir de produire de la beauté en créant des supports de sa manifestation figurative ou abstraite (3) dans une « représentation ». Cela s’appelle l’art.
Dès lors il est aisé de comprendre qu’il y a une corrélation entre son degré de psychosensorialité et la place d’un individu sur l’échelle de la valeur humaine. Dans une société de réel progrès, visant à la continuité d’une « hominisation » (4) croissante, le processus de sélection (au sens darwinien) induit une organisation élitaire fondée sur une telle échelle. Une telle hiérarchisation des valeurs individuelles ne relève pas de la ségrégation, c’est-à-dire de la séparation, mais de la distinction. Cette dernière n’est ni malthusienne, ni racialiste, mais repose sur l’avance des uns et le retard des autres dans le processus d’évolution impliquant la détermination de la place de chacun dans l’organigramme sociétal, avec pour conséquence la nécessité d’une action éducative intense au profit des « retardés » (et non « attardés » !). Il s’agit, ni plus, ni moins, que la transposition à l’échelle d’une société du principe scolaire pragmatique prévoyant des dispositifs de rattrapage pour les élèves les moins performants. Quoiqu’en rupture avec les idéologies médiocratiques niveleuses des valeurs, un tel concept ne saurait être confondu avec les approches fumeuses qui ne reposent sur aucune réalité concrète, tels les systèmes se fondant sur les critères de race ou de caste, et invoquant leur valeur pseudo-scientifique.
La détermination scientifique
La conscience du temps et le phénomène psychosensoriel sont deux singularités de l’être humain dans sa manifestation d’étant. Il en est une troisième qui est sa capacité à développer sans limite, en termes de savoir et d’invention, la recherche des réponses aux interrogations que suscite chez lui l’observation de la totalité de son environnement dans toutes ses dimensions, et l’expérience de ses rapports avec ledit environnement.
Certes, on peut observer chez beaucoup d’espèce animales une faculté d’ingénierie ; mais il s’agit d’activités défensives ou offensives directement liée aux nécessités de survie selon des process invariants. Si aux stades les plus archaïques de la préhistoire l’homme a développé une telle ingénierie élémentaire, il n’a jamais cessé ensuite de les améliorer et des les adapter, le cas échéant, aux modifications environnementales. Dépassant cet utilitarisme basique, il a manifesté la volonté de comprendre les phénomènes en développant une pensée spéculative qui est passée successivement par les stades d’une rationalité croissante mais toujours guidée par une logique inductive. Si l’on reprend le vocabulaire du positivisme (5), les grandes étapes de ce développement ont été le théologique, le métaphysique, puis le positif qu’on pourrait appeler scientifique. Une telle vision de l’évolution du savoir humain est pertinente, mais on peut l’assortir de deux remarques :
- Les stades théologique et métaphysique ont été des étapes nécessaires à cette évolution. On ne doit pas les rejeter et les condamner comme des erreurs, mais les dépasser comme des vérités obsolètes. On observera d’ailleurs que les vérités scientifiques sont soumises à la même relativité sans que cela remette en cause leur contribution à la progression du savoir (revoir à ce propos notre article-portrait Bachelard).
- Les doctrines présentent toujours l’évolution de l’humain en parlant d’humanité, ce qui pourrait suggérer l’homogénéité de cette évolution. Or, comme nous l’avons affirmé pour la psychosensorialité, les stades individuels de cette évolution sont très différenciés. Aujourd’hui même, un nombre non négligeable d’individus (largement majoritaire) ont une pensée dominée par les croyances théologiques et les raisonnements métaphysiques, tout en vivant dans un environnement de plus en plus impacté par le progrès scientifique et technique.
Une fois de plus nous renvoyons à la Grèce pour y assister à l’aurore d’une pensée positive dont témoignent les philosophes physiologistes présocratiques dont la pensée s’est articulée autour des questions phénoménologiques sans recourt à des postulats religieux. La pensée grecque de cette époque est marquée par une lucidité qui lui fait considérer -sans doute plus par principe méthodologique que par conviction d’une réalité divine- que les dieux vivent leur vie et les hommes la leur, d’où l’on pouvait inférer que les questions que peut susciter la condition de l’homme dans sa confrontation aux réalités de la Terre, relèvent de sa seule compétence. Un tel schéma de pensé a prouvé sa pertinence, puisque ces penseurs, plus d’un millénaire avant l’émergence de la science moderne, ont eu des intuitions telles que la rotondité de la Terre ou l’existence de l’atome dans la composition de la matière !
Ceci étant posé, il reste que la persistance de l’adhésion aux réponses théologiques et métaphysique dans nos sociétés, est en grande partie due à un déficit éducatif et pédagogique, ainsi qu’à l’absence d’une réelle neutralité politique à l’égard des croyances. En revanche l’attaque frontale n’est pas un bon choix. Le combat rationaliste extrême n’a eu pour résultat que de susciter un regain de réactions défensives.
Pour notre part, nous nous bornerons simplement à constater que la science, tout au long de l’histoire de l’humanité, a été le seul facteur d’une progression de l’homme et de sa condition existentielle. Aujourd’hui encore -et on pourrait dire « plus que jamais » - on assiste à ce décalage ahurissant entre, d’un côté l’archaïsme politique inchangé de la persistance des conflits meurtriers (et qui le sont d’autant plus que le politique détourne les acquis scientifiques à cet effet), et d’un autre côté les avancées les plus époustouflantes de la science et de ses applications technologiques. On peut affirmer que la marche de l’homme vers son avenir est déterminée par la science. C’est cela que nous appelons la détermination scientifique.
Cependant, depuis l’utilisation militaire effective de l’énergie nucléaire dans un conflit (le bombardement atomique du Japon en 1945) doit se poser la question des rapports entre science et politique. On sait que des savants du groupe dit « de Los Alamos » qui travailla sur le projet Manhattan (la première bombe atomique), notamment Oppenheimer et Einstein ont fait part a posteriori du dilemme moral dont ils avaient pris conscience. Non seulement leur travail scientifique avait été à l’origine des centaines de milliers de victimes d’Hiroshima et Nagasaki, mais cette « première » ouvrait la perspective de la banalisation et de la prolifération inévitables d’une arme terrifiante capable de tuer plus d’individus que ne l’avaient fait les guerres depuis le commencement de l’humanité, et menaçant même le pronostic vital de la planète ! (Au sujet du dilemme moral a posteriori des savants, voir notre article Prométhée déchainé, plus particulièrement, page 101, le développement intitulé les épiméthéens).
Il serait plus approprié qu’une telle prise de conscience intervienne a priori, avant de remettre les résultats de certaines recherches entre les mains des responsables politiques et militaires, ou de groupes privés susceptibles de les exploiter à grande échelle. Il est clair que dans une telle situation, les politiques et les militaires exercent une pression en invoquant l’intérêt national et en faisant appel au patriotisme des chercheurs, tout en assurant le financement indispensable de leurs recherches, tandis que les puissances privées utilisent aussi la pression financière, voire l’appât du gain. Tout homme de science est, dans l’espèce homo sapiens, intellectuellement apte à opérer sa mutation en homo consciens. Mais, sans doute, cela requiert-il le préalable d’une autre prise de conscience qui est celle du pouvoir de la science. Curieusement, alors qu’on assez vite compris que la presse, puis l’ensemble des médias, constituaient un pouvoir, on n’évoque jamais la science sous un tel angle. Pourtant, il n’y a pas un aspect de la vie individuelle ou collective qui ne doive pas à la science d’y jouer un rôle déterminant. Or, on considère plutôt les scientifiques comme les pourvoyeurs dociles de nos commodité ; et si on couvre de lauriers les plus géniaux qui ont fait faire des bonds considérables à la progression du savoir et aux applications technologiques capitales qui ont changé le quotidien de nos sociétés et leurs perspectives d’avenir, on ne les considère pas comme des hommes de pouvoir, tant nos schémas mentaux sont conditionnés par l’accoutumance à considérer que le seul « vrai » pouvoir est le pouvoir politique. Et la plupart des scientifiques semblent l’accepter, la notion de pouvoir étant relativement étrangère à leurs schémas mentaux articulés autour du savoir.
Changement de décor !
Le premier quart du 21ème siècle a vu apparaitre une remise en cause de tous les pouvoirs qui modifie sensiblement le décor sur le fond duquel se poursuit l’inéluctable évolution de « l’homme », cet inconnu qui demeure grandement à découvrir !
A l’image sociétale renvoyée jusqu’ici par les minorités de pseudo-élites aux commandes des pouvoirs traditionnels -politique, économique, religieux moral, médiatique- s’est ajouté avec Internet, le pouvoir de fait et dépersonnalisé des sites et des réseaux sociaux, confus, disparate, incohérent et incontrôlable, qui met en lumière la réalité d’une humanité chaotique et névrotique.
Chaos
L’histoire officielle nous a habitué aux raccourcis synthétiques et idéalisés qui parlent de l’homme, dans le sens d’espèce, comme si l’ensemble des individus avançaient dans le temps dans un ordre de marche unitaire, parfaitement alignés sur une ligne de front tirée au cordeau : « A cette époque, les hommes ont commencé à … », « Dès lors, les hommes ont réalisé que… », « Ainsi, l’homme est devenu… » etc., etc., etc. Ceux qui s’exprimaient ainsi, n’étaient évidemment pas dupes (sauf, peut-être les ânes répétiteurs d’une doxa universitaire rigoureusement encadrée par des mandarins et des « papes » geôliers de la pensée critique) de l’artificialisation de la réalité, leur objectif étant d’assurer sur la base d’une pensée, sinon unique du moins dominante, un ordre social cohérent. En France, « L’école de la République » de Jules Ferry, a largement et efficacement participé à cette entreprise en unissant les futurs citoyens dans la conviction d’un déroulement « lissé » des étapes conduisant à toujours plus de « progrès ». C’est un beau livre d’images quasiment pieuses, comme celles de l’Histoire Sainte, qui commence par la figure de Vercingétorix, ancêtre putatif de million de Français dans lesquels coulent des sangs venus des cinq continents, et dont l’échec cuisant devient un magnifique exemple de bravoure gauloise, jusqu’à Charles De Gaulle, chef mythifié d’une Résistance qui fut celle d’une minorité de vrais héros, mais qui devient celle de tout un peuple sous sa houlette ! On n’oubliera pas non plus Saint-Louis rendant la justice sous un chêne, Henri IV et la poule-au-pot, Napoléon dont la boucherie devient une « glorieuse épopée », et le petit Gavroche, ce titi parisien déluré et courageux qui n’a existé que dans l’imaginaire de Hugo, mais à qui on donne vie dans la conscience des futurs « poilus » de la très républicaine et très réussie nouvelle boucherie de 14-18 dont on recouvre longtemps d’un voile pudique les désertions et les mutineries et dont les atroces séquelles physiques des mutilés sont soignées à coup d’hommages vibrants, de breloques et de pensions.
Eh bien ! Tout ça c’est fini ! Les archives sont déclassifiées et on en apprend de belles ! Vercingétorix, stratège et tacticien discutable, a été lâché par les siens, et c’est le début d’une collaboration réussie avec l’Occupant, ce qu’on a appelé la civilisation gallo-romaine (le remake franco-allemand de 1940-1945, lui, a échoué). Le très pieux Saint-Louis a dépensé la moitié du budget du royaume pour acquérir une très douteuse relique ne valant probablement que son pesant d’épines et il s’est fourvoyé dans les désastreuses Croisades etc. On ferme vite le livre d’images avant de vomir ou de hurler de rage.
Comme on ne peut plus unir les citoyens autour de beaux mythes, chacun reprend ses billes et joue en solo. Un individualisme forcené fait éclater la cohésion sociale. Sur les réseaux sociaux chacun y va de sa vérité ou de son mensonge, mais il est libre d’écrire sa propre histoire. Cela fait beaucoup d’histoires, beaucoup d’opinions et de certitudes, beaucoup de pugilats verbaux qui peuvent aller jusqu’à l’appel au meurtre. La science n’échappe pas au jeu de massacre. Peut-être parce qu’elle a trop cédé aux pouvoirs politiques et économiques qui ont détourné les acquis de ses découvertes et de ses applications technologiques au profit de leurs objectifs souvent bien éloignés de l’intérêt général. La militarisation du nucléaire, la pollution, la bétonisation, la contribution industrielle au dérèglement climatique, la mise en danger de la santé par un agroalimentaire et des laboratoires avides de profits à tout prix, même celui de la vie humaine : ça fait beaucoup ! L’animal humain sort de la tanière de ses refoulements trop longtemps contenus. Cela s’appelle le chaos de la pensée et risque fort d’être un prélude à un chaos de l’action. On aurait tort de minimiser les conséquences de l’ouverture de cette boite de Pandore que sont les réseaux sociaux quand on voit que des millions d’individus passent leur journées à y naviguer sur leurs portables et leurs PC. Dans plusieurs pays ils ont déclenché des insurrections, ne l’oublions pas. Demain ils pourraient contrer un ordre de mobilisation. Car derrière les utilisateurs individuels, il y a des spécialistes de la psychologie des masses, de redoutables manipulateurs, maîtres des algorithmes, y compris les agents des terrorismes d’Etat ! Les imbéciles qui croient s’exprimer librement sont sous influence et deviennent à leur insu les moutons de Panurge de géostratégies cybernétiques.
Névrose
Il est généralement admis que les névroses trouvent leur origine dans l’histoire du sujet. Ici, le sujet est l’homme, et son histoire est à la fois celle d’une espèce et celle de l’interminable saga de ses représentants jusqu’à nos jours.
Ce que révèle l’histoire de l’espèce est le développement précoce d’une conscience existentielle qui a conduit les individus à se poser des questions sur leur propre condition et celle d’un environnement dont ils ont compris qu’ils en étaient solidaires. Ils ont évidemment compris aussi que les réponses ne pouvaient venir que d’eux-mêmes. Il a vraisemblablement fallu beaucoup de temps pour qu’apparaisse un langage organisé permettant d’enrichir cette pensée par des échanges et un perfectionnement de l’observation des phénomènes. Puis l’observation a été complétée par ce que nous appelons aujourd’hui spéculation, c’est-à-dire l’élaboration d’hypothèses acceptables par l’entendement mais non probantes. Les limites des moyens de l’observation et les incertitudes de la spéculation ont entraîné une confusion des deux approches dans le probable constat qu’il fallait bien accepter qu’existent des réalités constatables mais inexplicables : les mystères. Et il y avait beaucoup de mystères. Ils ont alimenté les croyances auxquelles sorciers, prêtres et autres prophètes ont donné forme doctrinale et rituelle dans des religions qui sont devenu un des piliers de la trifonctionnalité (6).
Parmi tous les mystères sur lesquels se sont fondées des croyances, il y a le mystère de la mort, c’est-à-dire celui de la vie après la mort. Après avoir compris qu’il était mortel comme tous les individus du règne animal, l’individu humain -c’est encore une de ses singularités- s’est posé la question du sens de la mort, car il n’a pas accepté facilement l’idée de son simple et éphémère passage dans un monde qui lui survivrait. Aussi, refusant ce que nous appellerions aujourd’hui l’absurdité, il lui apparut que la mort ne pouvait avoir de sens que s’il y avait une autre vie après la mort. D’abord faire vivre les morts dans le souvenir des vivants et en même temps leur fournir le viatique pour leur entrée dans le mystère de cette nouvelle vie. Ce sont les rites funéraires d’ensevelissement, d’incinération ou d’embarquement sur les flots, selon le type de société ; la dépouille du défunt, reçoit des soins de conservation et on l’entoure, à toutes fins utiles, selon le rang qui a été le sien dans son existence terrestre, de ce qui pourrait lui être utile dans son « voyage » : armes, aliments, biens précieux, offrandes pour sa rencontre avec les dieux etc. La mort occupe une place centrale dans les religions, car son mystère leur offre le terrain vaste et fertile de l’indémontrable, riche terreau de la foi et d’un impact névrotique sur la psyché, entre angoisse de l’inconnu, crainte du jugement divin, espoir d’horizons paradisiaques, ingrédients d’un élixir consolateur et d’un poison tourmenteur. La certitude d’un « jugement dernier » sur fond de Jérusalem Céleste et d’Enfer, s’impose encore aujourd’hui à une majorité d’individus, assurant la prospérité des institutions religieuses et de la forme moins élaborée des charlatanismes ordinaires : devins, voyants, cartomancien(ne)s, astrologues, géomanciens et autres.
La saga des représentants de l’espèce révèle, elle, un incessant perfectionnement des pouvoirs politiques, religieux et économiques tendant à imposer individuellement et collectivement des normes s’opposant toujours plus à la liberté d’existence primitive. Le règne animal n’a pas non plus échappé à cette dynamique organisatrice contraignante, soit par la capture et/ou la domestication, soit par les effets de la transformation humaine de l’environnement. De la complexité de cette architecture sociétale, il ressort la constante du rapport « domination-soumission » s’exerçant à tous les échelons d’une hiérarchie arborescente où la tension névrotique nait du désir de chacun de se libérer d’un degré de soumission en accédant à un degré de domination, aggravée par la conscience de l’urgence à accéder le plus vite possible au plus haut degré possible de domination compte tenu du degré de départ, car la vie est brève !
Cela fait déjà beaucoup de névrose. Mais il en est une qui n’a pas échappé à Freud (1856-1939) à une époque où le développement de la pensée scientifique a pu autoriser de braver les tabous et le moralisme religieux : le conflit entre la pulsion sexuelle et l’appareil institutionnel répressif.
La mythologie grecque ne s’y était pas trompée en plaçant Eros, divinité du désir sexuel, au rang des puissances primordiales d’une cosmogonie qui est au polythéisme ce que la Genèse est au judéo-christianisme : au commencement étaient Chronos, Gaïa, Ouranos et Eros.
La saga des représentants de l’espèce homo sapiens montre clairement que les pouvoirs qui instaurent l’ordre social régulateur des comportement individuels et collectifs n’ont eu de cesse d’assurer un contrôle de la pulsion sexuelle, car si celle-ci à son niveau animal vulgaire de moteur de la fonction de reproduction nécessaire à la perpétuation biologique de l’espèce servait les intérêts dudit ordre, elle pouvait être inquiétante dans son développement libre chez une « élite psychosensorielle » où elle se révèle moteur d’une « fonction créatrice » dynamisée par la pensée libérée. Or, la fonction créatrice est par essence subversive, car elle est par essence novatrice, remise en question permanente de l’ordre acquis. Pour reprendre la symbolique mythologique grecque, c’est l’action impulsive des forces dionysiennes entrainant l’impérium apollinien dans la fusion apollo-dionysienne qui est à l’élite psychosensorielle sexuellement indifférenciée, ce que le coït est à l’accouplement des hominiens tout justes issus des primates.
Les pouvoirs trifonctionnels se sont efforcés d’imposer une police du sexe en invoquant aussi bien la loi divine qu’une prétendue loi naturelle pour cantonner la sexualité dans une vocation utilitaire tout au plus tempérée par une concession a minima au plaisir charnel. Les maîtres des pouvoirs, qui avaient oublié d’être sots, étaient conscients de la nécessité de ménager des soupapes permettant d’évacuer le trop plein de la tension impulsive, imaginant des rituels festifs parés malgré tout du prétexte religieux et social : ce furent les dionysies les Mystères d’Eleusis, plus tard le carnaval « chrétien », cette rupture subversive (7) du carême abstinent.
Mais la névrose naissant de la répression sexuelle et des contraintes de son encadrement institutionnel (dont le terrifique et insensé « mariage » est le pire de cet attirail) n’est encore rien à côté du risque de glissement vers la psychose engendré par une morale du sexe proprement contre nature et qui a justement le cynisme de condamner le sexe « naturel » comme « contre nature » ! la monstrueuse notion de fidélité du corps qui, par parenthèse, ravale l’amour au plus bas niveau de son siège et prétend la situer bien au-dessus de la fidélité du cœur, n’est ni plus ni moins qu’une aliénation du corps à l’emprise physique d’un(e) partenaire unique jusqu’à la mort ! Le seul résultat est de vider de sens la vraie fidélité qui repose sur la confiance et de faire naitre la possessivité maladive et la jalousie corrosive. La fidélité du corps est une ceinture de chasteté psychique qui provoque des plaies infectées dans le mental et entoure la vie des couples d’une atmosphère anxiogène. Le résultat est que la morale sexuelle et conjugale a dénaturé avant même qu’elle puisse émerger de la conscience confuse qu’a toujours eu l’homo sapiens de sa nature profonde, une possible connaissance authentique et une possible relation saine entre l’homme et la femme.
L’actuelle tendance affirmée de la négation des genres n’arrange pas les choses, car la non reconnaissance de la complémentarité de différences inhérentes à la nature de l’homme et à celle de la femme, n’a pour effet désastreux que de faire ressortir ces différences de la façon la plus malsaine en conduisant à un risque d’antagonisme et de repli individuel.
Tout ce qu’on peut espérer c’est que lorsqu’on fera un bilan objectif des ravages du mouvement MeToo, on éveillera les consciences à la nécessité d’une approche rationnelle de l’impact de la vision de la différenciation sexuelle sur la représentation du monde et les constructions sociétales. Il y a, pour l’instant, une impossibilité d’une telle approche, car tout pensée est interprétée comme un positionnement agressif ou défensif dans ce qui devient une guerre des sexes s’ajoutant au chaos ambiant d’une société en perte de repères, et dont les dommages directs ou collatéraux sont plus graves que ceux d’un conflit territorial, car ils atteignent en la retardant l’évolution de l’homo sapiens vers l’homo consciens. Cela réveille même, chez les plus « primates » des males, les pulsions primitives de violence incontrôlée qu’ils s’autorisent à libérer dans le viol et le féminicide.
Encore MeToo est-elle une association légalement déclarée et dont les objectifs, même si les modalités de leur poursuite peuvent parfois se révéler contre productifs, ne témoignent pas d’une volonté de nuisance. Mais il existe au sein de l’université et d’établissements d’enseignement supérieurs, en particulier ceux qui sont censés former les futures élites gouvernantes du pays, des groupements de fait, auto constitués, non déclarés légalement, qui représentent un « féminisme extrémiste radical » et recourent, pour imposer leur idéologie intolérante, au terrorisme intellectuel et n’hésitent pas à appliquer leur propre action justicière en visant, via notamment les réseaux sociaux, à la destruction de la vie sociale et de la vie privée de ses cibles. On pourra se reporter efficacement au témoignage édifiant de Pablo Ladam, étudiant à Science Po, auteur de La terreur violette (du nom du « pôle violet » agissant au sein de l’établissement).
Présupposant le lecteur de cet article apte à nous comprendre, nous commencerons par affirmer que l’égalité de l’homme et de la femme n’est pas dans ce que doivent être les manifestations de leur genre respectif, mais dans l’égale valeur de ce qu’elles sont. Ce n’est pas un jugement de valeur que de dire que l’Eros de l’homme est cérébral et celui de la femme physique, comme l’a écrit un ami que nous avons déjà cité dans nos articles, car il n’y a pas plus de différence de valeur entre le cerveau et le vagin qu’il n’y en a entre le mollet et l’oreille. Le désir coïtal de la femme est en parfaite cohérence avec son désir de gésine parce qu’elle a vocation à la fécondation dans la fonction de reproduction de l’espèce. Ce faisant, elle « capture » le mâle qui dans son inconscient développe une représentation cérébrale de possession en conférant à la pénétration le symbolisme d’une autre forme de capture qui n’a cette nature que dans son imaginaire. On voit bien que le désir de la femme procède de la conscience profonde des réalités stables d’ordre « terrien » tandis que le désir de l’homme, nourri de l’irrationnel de l’image, est volatil. Quand cette réalité est acceptée, l’homme et la femme peuvent réaliser une complémentarité ; quand elle est niée, les sexes deviennent antagonistes.
Ce qui va suivre dans ma démonstration pourra être taxé de ringard, réactionnaire, rétrograde. Mais cela s’appelle aussi la tradition et dépasse les contingences sociétale des époques. Il y a les temps d’éclat et les temps d’obscuration, les fluctuations cycliques, les évolutions, les mutations ; on se rapproche ou on s’éloigne plus ou moins du centre axial ; mais quelque chose d’intangible demeure qu’on ne peut pas modifier dans son essence (à propos de la tradition, on se rapportera avec profit à l’œuvre de René Guénon et à celle de Julius Evola). La femme est vestale gardienne du feu-foyer ; comme elle allaite l’enfant, elle nourrit l’homme, elle entretient et conserve, elle possède à un très haut niveau l’instinct de résilience. L’homme est plus enclin au nomadisme du conquérant, de l’explorateur curieux, cédant à l’attrait de l’ailleurs et du différent, plus fidèle de cœur que de corps, éprouvant le besoin de l’évasion autant que le plaisir du retour. Une compréhension de cet état des êtres faciliterait grandement la pacification d’une société où la volonté insensée d’être ce que l’on n’est pas, fait que les individus finissent par s’insupporter et se haïr. C’est une société « qui a tout faux ».
L’avenir de l’homme
Il est clair que la vision du monde que nous présentons est celle d’u regard porté sur la réalité de proximité de la société où nous vivons, donc française, européenne, à la rigueur occidentale, postchrétienne, post socratique et post aristotélicienne. Mais la perspective plus planétaire qu’offrent les informations, les documentaires et les reportages portés par les médias n’est pas, peu ou prou, fondamentalement différente, malgré des différenciations culturelles non négligeables, mais qui, en considération d’une lame de fond annonciatrice de la fin d’un monde, se réduisent à de simples nuances.
Or, si fin d’un monde il y a, ce qui importe c’est de se demander ce que sera le monde de demain, donc l’homme de demain.
D’abord, un coup d’œil dans le rétroviseur
L’histoire de l’homme commence il y a des centaines de milliers, peut-être des millions d’années (8). Ce que nous savons de l’histoire « récente » -c’est-à-dire celle d’époques pour lesquelles nous retrouvons des traces probantes du mode de vie humain- c’est qu’il y a eu, entre 10000 et 15000 ans avant notre ère, un changement considérable qui est le passage du paléolithique au néolithique.
On peut dire du néolithique que c’est le commencement d’une action transformatrice consciente de la Terre par l’homme. Celui-ci ne se contente plus de manger les animaux qu’il chasse ou pêche, il pratique l’élevage ; il ne se contente plus de consommer les végétaux qu’il cueille, il pratique la culture ; il ne se contente plus de marcher sur les sols où il peut avancer, parfois très difficilement, il trace des routes, il lance des ponts, il construit des bateaux. Et ainsi de suite…jusqu’à aujourd’hui ! Car en fin de compte, nous sommes restés jusqu’à une date très proche (le 20ème siècle) dans le prolongement de la révolution néolithique, développant et perfectionnant sans cesse la transformation physique de la Terre, ce que nous appelons « progrès ». Mécanique, physique ou chimique, l’action transformatrice s’est poursuivie suivant le même paradigme.
Avec la naissance de l’industrie, l’invention de l’électricité et la découverte des énergies fossiles (gaz, charbon, pétrole), avec l’invention de la télécommunication filaire et sans fil de sons et d’images, avec des outillages et des technologies d’exploration du corps terrestre et du corps humain de plus en plus performantes, avec l’aviation puis l’aérospatiale et les moyens télescopiques (Hubble et James Webb) qui ont ouvert le champ illimité de l’exploration spatiale, avec la microscopie avancée qui a boosté la biologie moléculaire, le néolithique prolongé a atteint un apogée portant en lui-même le potentiel d’une nouvelle révolution civilisationnelle et d’un nouveau paradigme : c’est « la troisième vague » annoncée par Elvin Toffler (1928-2016) dans son ouvrage éponyme paru en France en 1980). Autrement dit la révolution cybernétique qu’on a ensuite baptisée numérique et dont les plus récentes avancées concernent l’intelligence artificielle.
L’entre-deux-ères
On ne passe pas d’une période historique à une autre du jour au lendemain, mais par une phase intermédiaire, comme un long « fondu enchainé ». Ce sont les siècles du mésolithique (entre le paléolithique et le néolithique) ou la longue « chute » de l’empire romain qui a duré quatre ou cinq siècles (on pourrait d’ailleurs dire que la véritable chute de Rome est celle de la République), ou encore le trois-quarts-de-siècle (1795-1870) qui vit se succéder sept régimes politiques (le directoire, le Consulat, le premier empire, deux types de monarchies, une éphémère république et le second empire) avant la stabilisation de la république.
Par leur nature-même ces périodes transitoires sont marquées par l’instabilité et l’incertitude, mais aussi par les lignes de force et de fond de « tendances » annonciatrices des valeurs fondamentales du futur. Pour reprendre l’exemple du 19ème siècle français, on constate la constance de l’émergence d’une pensée libérale, bourgeoise et capitalistique « contrée » par l’émergence d’une conscience ouvrière se manifestant dans diverses formes de luttes (syndicalisme, anarcho-syndicalisme, socialisme, marxisme etc.), ainsi que les tentatives conciliatrices du saint-simonisme et du christianisme social.
Aujourd’hui, les grandes tendances sont :
- L’ampleur et l’accélération du progrès scientifique et technique et de leurs applications technologiques.
- L’écologisme comme lutte pour la préservation des équilibre naturels et de l’écosystème global menacé par l’activité industrielle et ses conséquences sur l’environnement.
- Le discrédit des régimes politique ayant pour conséquence un repli individualiste et une décivilisassion des comportements sur fond d’une remise en cause des systèmes s’étant montrés impuissants à démontrer la réalité et/ou l’efficience des valeurs qu’ils proclament, y compris l’idéal humaniste et démocratique.
Ces trois tendances impactent la pensée, la morale et la culture des populations, aggravant les fissures depuis longtemps apparues à la surface du socle des valeurs sur lesquelles était basée un ordre social relativement traditionnel, et le fragmentant en pièces d’un puzzle impossibles à rassembler car soumises à une dynamique expansive. L’entre-deux-ères verra la disparition des idéologies rassembleuses et fondatrices, et celle des Etats-Nations, accompagnées d’un risque de prolifération de conflits locaux inter et intra-communautaires.
Et l’homme ?
Il nous faut bien poser la question puisque c’est le sujet de notre article ! Eh bien ! La réponse nous semble claire et aussi fascinante que déstabilisante : l’espèce nous semble parvenue à un point de rupture entre deux évolutions divergentes. D’une part celle d’un homo consciens et scientificus résolument engagé dans la poursuite de la conquête de l’inconnu spatial et temporel ainsi que dans l’exploration des mystères de sa propre nature ; d’autre part un Homo invarians ou archaïcus, perpétuant la lignée sapiens. Autrement dit, en nous excusant auprès de Charles Darwin pour l’audace de cette appropriation de sa théorie (mais pour la bonne cause puisque nous en respectons le principe de la sélection par l’adaptation), nous annonçons que sur la branche homo sapiens, pousse une nouvelle branche qui est l’homo consciens scientificus.
Empressons-nous de tordre le cou aux idées reçues, notamment celle qui consiste à penser que l’homme scientifique est une mécanique humaine froide, imperméable à la culture et à l’esthétisme. La personnalité du grand scientifique que fut Bachelard (voir notre portrait éponyme) est à elle seule un démenti de cette opinion erronée.
Quant aux rapports entre les deux sous-espèces (Consciens et invarians), il n’y a pas de raison de penser qu’ils seront fatalement conflictuels, car ils évolueront dans des environnements totalement différents, avec des modes de vie tout aussi différents, et probablement dans une indifférence mutuelle. Il est même possible (cela fait partie des scénarios envisageables) qu’ils n’aient pas à établir une cohabitation territoriale, l’avenir du sapiens invarians étant évidemment sur la Terre, tandis que celui du consciens scientificus pourrait être, disons… ailleurs.
Alors, en fin de compte, qu’est-ce que l’homme ? Notre approche de la question montre bien que la réponse ne peut être ni complète, ni définitive. Et c’est sans doute bien ainsi. Fragile mais adaptable ; prédateur redoutable mais constructeur génial ; épouvantable carnassier qui épuise sur la planète les ressources des trois règnes, mais créateur de beauté ; brute primitive dans ses rapports avec ses semblables ou dispensateur pour lui-même et eux des plaisirs sensuels les plus raffinés. On n’en finirait pas d’énumérer les contradictions d’une espèce capable d’avoir inventé l’aigre-doux et l’acidulé ; le dithyrambe, le chant grégorien, les musiques baroque, atonale et sérielle ; le roman, le gothique et le baroque ; le modern style et l’art déco ; le kamasoutra et le sadomasochisme ; les variétés de roses, les parfums et les bonzaïs ; la roue, la bicyclette et la navette spatiale etc. etc. etc. Tu peux goûter à tout cela, lecteur, et ne t’en prives pas, car en multipliant les découvertes des potentialités de ton espèce et en en jouissant sans complexe, tu accèdes aux premiers échelons des degrés qui conduisent à la maîtrise des mystères, et tu découvres que cet « homme » dont tu es un des représentants dans la masse des existences individuelles, a vocation à devenir le maître de l’univers. « Je suis maître de moi comme de l’univers » fait dire Corneille à l’empereur Auguste (Cinna ou la clémence d’Auguste, acte V scène 3). Mais cette affirmation d’une puissance surhumaine n’est justifiée que parce qu’elle se manifeste dans la maîtrise de soi dont fait preuve Auguste en choisissant la clémence plutôt que le châtiment. On peut dire qu’il accède à la puissance en renonçant à exercer son pouvoir. Cette « soumission à soi-même » peut aller jusqu’à la démarche sacrificielle qui est celle du Christ qui triomphe en rédempteur en se livrant à l’humiliation infâmante de la crucifixion.
Peut-être demeures-tu sur ta faim de savoir, lecteur plein d’appétit. Mais si tu sais nous lire, tu trouveras sous nos mots les clefs de ta propre réponse à la question posée !
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NOTES
- Se nourrir, se vêtir pour protéger le corps, aménager et sécuriser un gite, façonner des outils et des armes nécessaires à tout cela, constituent les nécessité vitales. On sort de ce cadre lorsqu’on fabrique volontairement des objets manufacturés allant au-delà de l’utilité ou non utilitaires, ce qui est le cas de tous ceux qui, même utilitaires sont décorés ; par exemple de la vaisselle ou des armes, et, bien entendu, de ceux qui ont un caractère uniquement ornemental comme les bijoux.
- Le concept de chainon manquant fait référence à l’absence de trace d’une espèce intermédiaire entre deux stades présumés successifs de l’évolution conduisant de l’un à l’autre (par exemple du singe à l’homme). Darwin lui-même a reconnu se heurter à ce hiatus qui est un des arguments principaux invoqué par les créationnistes dans leur réfutation de la théorie évolutionniste. « La géologie ne révèle assurément pas une série organique bien graduée, et c’est en cela, peut-être, que consiste l’objection la plus sérieuse à la théorie. Je crois que l’explication se trouve dans l’extrême insuffisance des documents géologiques. » (Charles Darwin, L’origine des espèces (1859).
- Les termes « figuratif » et « abstrait » doivent être pris au sens large et pas seulement dans leur application aux arts plastiques. Par exemple, on pourra parler d’abstraction quand on « abstrait » les caractères détaillés d’une forme pour la réduire à ses caractères généraux. On pourra aussi appliquer le même principe au langage, en particulier dans l’expression poétique versifiée ou en prose, en réduisant un descriptif à un ou quelques termes significatifs. En tout état de cause, même à son plus extrême degré de non figuration, la représentation abstraite demeure toujours signifiante ; dans ce cas elle induit une stimulation de l’imaginal individuel qui requiert la libération de signifiés inconscients, soit liés à l’histoire propre de la personne, soit appartenant à l’ordre archétypal de l’inconscient collectif.
- Le terme « hominisation » désigne habituellement le processus qui a conduit du primate à l’homme actuel, ce qui suggère un achèvement dudit processus. Nous pensons, au contraire, que celui-ci se poursuit sans qu’on puisse en prévoir la limite. Nous avons même envisagé dans notre article Rencontre avec Vahe Zartarian à l’émergence en cours d’une nouvelle espèce, « l’homo consciens » (homme conscient).
- La paternité du positivisme revient au philosophe, sociologue et polytechnicien Auguste Comte (1798-1857). Cette doctrine rejette les explications théologiques fondées sur des croyances invérifiables et les spéculations métaphysiques abstraites, basant le savoir sur la science expérimentale qui dégage les lois physiques du réel matériel.
- La trifonctionnalité est un concept théorisé par le philologue, historien et anthropologue Georges Dumézil (1898-1986).
- Le vrai carnaval est une manifestation patente de ce que nous avons appelé « soupape permettant d’évacuer les tensions impulsives ». Cela va jusqu’à la tolérance d’une « exception blasphématoire » à l’ordre religieux et moral, et à une « exception insurrectionnelle » à l’ordre politique. A cet égard on retiendra les images du faux évêques entrant dans la cathédrale sur un âne, ou le « roi » du carnaval, caricature grotesque d’un monarque bouffi et aviné. Le « bon peuple » pouvait ainsi, le temps d’une réjouissance obscène, expulser les sanies de ses refoulements ordinaires. Il n’est pas inintéressant de rapprocher le rituel carnavalesque d’inversion subversive, du comportement de « puissants » contraints par leur fonction à une posture « apollinienne » et qui éprouvent le besoin d’évacuer le trop plein de la tension qu’elle induit : c’est Néron s’exhibant en acteur ou se mariant publiquement avec l’esclave Sporus, Héliogabale se faisant mater par son amant Hiéroclès et se prostituant dans les tavernes (voir notre article Néron, Héliogabale, Julien : trois empereurs rebelles) ou encore des détenteurs de pouvoir plus contemporains se faisant fesser ou flageller par des prostitué(e)s.
- Au fil des découvertes archéologiques, on ne cesse de reculer les dates relatives aux étapes de l’évolution de l’homme dans la préhistoire.