La page d’accueil du site Carnet de Tempête, me présente comme « écrivain subversif » et « collaborateur visionnaire ». J’assume volontiers ce que recouvrent ces termes, car j’y vois la reconnaissance élogieuse de deux états de ma personne qui sont la conséquence d’un caractère fondateur de celle-ci : ma nature de rebelle.
En effet, la rébellion, lorsqu’elle dépasse le stade de son intériorité bouillonnante, inspire l’expression d’une pensée subversive qui rejette les préjugés, les conventions et les contraintes de l’ordre établi, ; et de ce fait, elle favorise une lecture lucide de l’histoire, une compréhension critique du présent et un regard prospectif réaliste porté sur les futurs possibles.
En reprenant les éléments ordinairement retenus par les définitions du rebelle, on peut ramener celles-ci à trois termes qui pourraient être la devise du rebelle : révolte, désobéissance, résistance.
Révolte
Il est révélateur que souvent les commentaires relatifs à la notion de révolte en retiennent d’abord la dimension collective, situant ainsi le concept dans une perspective politique et/ou sociale, voire morale, qui détourne le regard critique de la primordialité de sa dimension individuelle et philosophique (et, parfois, métaphysique).
Parce qu’il est un des rares penseurs à avoir effectivement reconnu l’importance d’une approche philosophique et métaphysique de la révolte, Albert Camus en est devenu la référence obligée dans les commentaires qui reconnaissent cette importance. Mais la réponse de Camus à la problématique existentielle de la révolte, porte la marque d’une « idéalisation morale » opposant le bien au mal, le juste à l’injuste, et considérant que « la loi sacralisée et universalisée » peut agir de façon déterminante sur le présent historique. C’est un paradigme sans doute respectable, mais auquel on peut opposer celui qui retient la résistance de réalités naturelles à la loi sacralisée, et situe la réalisation d’un idéal semblable dans le futur de l’histoire, à l’issue des étapes « dramatiques » du long travail transformateur des faits, à la fois déterminés par les « causes agissantes » (comprenant aussi bien les expressions artistiques et celles des pensées, que les conflits armés inter et intranationaux), que déterminants par les effets induits de leur propre détermination.
C’est en me ralliant à ce second paradigme que je rappelle l’inefficience des lois « proclamatrices », aussi sacralisées et universalisées qu’elles fussent, car elles ne tiennent leur force exécutoire que de la « croyance » en elles. Ainsi les sociétés, et en leur sein les institutions qui sont censée être les premières à les respecter et les promouvoir, n’ont pas cessé de déroger aux impératifs des Dix Commandements ; ainsi les Nations signataires de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, en contournent ou en violent quotidiennement les articles depuis soixante-dix-sept ans.
Comment pourrait-il en être autrement d’un texte qui a le front de commencer par une affirmation (les hommes naissent libres et égaux en droit ») qu’aucun des Etats signataires ne s’est efforcé jusqu’à aujourd’hui -et certainement encore pour longtemps- de crédibiliser au travers d’une action politique volontariste ? En perpétuant les pires atteintes à la liberté et les pires inégalités, les sociétés occidentales qui se parent de la vertu de cette déclaration mensongère pour stigmatiser la barbarie de ceux qui en bafouent les principe, mais au moins sans hypocrisie, continuent d’abuser leurs « croyants » dociles qui n’ont pas encore compris -ou ne veulent pas comprendre (parce que cela les renverrait au nihilisme de l’absurdité de l’existence)- que les mots ne sont que des sons vides lorsqu’il ne trouvent pas leur concrétisation dans les actes.
Voilà comment nous qui refusons de nous laisser abuser, avons ressenti monter du plus profond de nos intimités d’êtres conscients, une révolte qui ne nous conduit pas au nihilisme, mais, au contraire, à la certitude qu’en ne nous laissant pas « enchanter » par les chimères d’un vain idéalisme, mais en nous appuyant pragmatiquement sur les réalités incontournables du monde, et en alliant l’humilité de la patience « qui laisse du temps au temps » et la confiance dans la justesse de la pensée qui nous guide, nous pouvons contribuer au salut de l’espèce.
Désobéissance
Les définitions et les commentaires relatifs à l’obéissance renvoient, explicitement ou implicitement, au fondamental du rapport « domination-soumission » qui est à la base de tout mode d’organisation politique, sociale, économique ou religieuse, ainsi que des relations psychologiques interindividuelles. L’analyse de ce rapport montre qu’une fois la légitimité du dominant reconnue par le soumis, l’obéissance de ce dernier peut franchir les limites que sa conscience morale imposerait à l’acceptable dans une situation relationnelle où n’interviendrait pas l’autorité dominatrice.
Dans la seconde moitié du 20ème siècle, trois expériences demeurées des références sur la question se sont déroulées aux USA, confirmant ce que je viens de rappeler : l’expérience du psychologue social Milgram en 1961 (popularisée par le film d’Henri Verneuil, I comme Icare en 1979), l’expérience du psychiatre Hofling en milieu hospitalier en 1966, l’expérience du professeur de psychologie Philip Zimbardo avec des étudiants à la prison de Stanford (dite expérience de Stanford) en 1971.
Ce qu’on peut d’abord retenir de ces expériences, c’est que contrairement à ce qu’on pourrait penser a priori, la révolte (c’est-à-dire le refus d’obéir) face à l’inacceptable (à la mesure des critères moraux ordinaires) ne va pas de soi dans un contexte où l’autorité dominante réussit à imposer sa volonté dès lors qu’elle est reconnue par le soumis, y compris en ajoutant à son charisme propre les signifiants d’attributs-médias (par exemple l’uniforme). Ainsi -et quoique cela ne se soit pas déroulé dans le cadre méthodologique des expériences précitées- a-t-on pu constater d’identiques effets dans des séquence de « caméra cachée » où un humoriste revêtu d’un uniforme de policier a pu faire accepter comme crédibles les ordres invraisemblables donnés à ses « victimes » (tout au plus certaines protestaient et se répandaient en récrimination, mais obéissaient quand même, s’y sentant obligées).
Si même dans des situations extrêmes où il semblerait (quand on y est pas directement impliqué) que la désobéissance doive aller de soi, elle se révèle difficile, on est tenté de penser qu’elle est l’apanage des élites, voire des héros ! C’est certainement exagéré, mais on doit malgré tout concéder que désobéir opportunément et intelligemment (car au bas de l’échelle de valeur de la désobéissance et sur des enjeux triviaux il y a celle du cancre ricaneur ou crâneur stupide) est plutôt le fait de personnes ayant un caractère bien trempé.
Mais trempé dans quoi ? Dans un Etat de droit, on peut d’abord évoquer la capacité à juger de la légalité de ce à quoi l’autorité en cause prétend nous faire obéir. Mais toutes les situations relevant du rapport dialectique « domination-soumission », donc « commandement-obéissance » n’appartiennent pas à la sphère du politique et toutes les dominations ne sont pas coercitives. Les plus insidieuses sont incitatives, comme la publicité et tous les artifices du marketing qui amènent le consommateur à « obéir » en adoptant le comportement « conforme ». Au-delà de la « pub », on peut d’ailleurs évoquer toute forme de communication créant l’adhésion à une conformité, par exemple la mode. Certaines techniques de vente vont même jusqu’à donner l’impression qu’elles font appel à votre esprit critique (un comble !) en vous présentant des études comparatives ne reposant pas sur une méthodologie explicitée et contrôlable. Dans la sphère purement sociétale où s’imposent maintenant les réseaux sociaux, la préférence est donnée à tout ce qui échappe à la rationalité : le sensationnel, l’émotionnel, notamment. Dans le contexte d’un fait divers ou d’un fait de société dramatique (donc surdramatisable), une information mensongère se propagera immédiatement, surtout si elle fait appel au principe de la « chaine » (message à transmettre à plusieurs personnes qui devront aussitôt la transmettre à plusieurs autres et ainsi de suite).
Dans les années 1980 a circulé un message qui expliquait qu’un adolescent américain en fin de vie (on donnait même un nom, faux évidemment, et celui de l’Etat où il était censé résider : mais qui allait vérifier ?!) aurait voulu figurer au Guinness des records en rassemblant le plus grand nombre possible de cartes de visite professionnelles et on vous demandait d’envoyer la votre et d’inviter des personnes de votre connaissance à en faire autant. Suivait une adresse pour l’expédition. Personnellement j’ai tout de suite flairé la supercherie que m’a d’ailleurs confirmé la réception, plusieurs année plus tard, du même message que les aléas de la chaine faisaient évidemment tourner en boucle (le mourant avait la vie dure !). En fait c’était un excellent moyen de constituer un fichier socio-professionnel ou peut-être politique ciblant des décideurs (car seuls des cadres supérieurs, des chefs d’entreprise ou autres managers ont des cartes professionnelles). J’en ai parlé à plusieurs personnes de ma connaissance qui avaient reçu ce message et je leur ai fait part de mes doutes : tous avaient envoyé leurs cartes et m’ont dit que dans la vie il fallait avoir du cœur et que c’était bien peu de chose pour faire plaisir à ce pauvre gamin qui allait mourir ! Tous étaient aussi titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur ou anciens élèves de grandes écoles.
Le niveau d’instruction ne garantit nullement l’usage de l’esprit critique et la maîtrise de l’émotionnel. Le profil socio-professionnel des effectifs des sectes ou de la clientèle des charlatans en témoigne malheureusement.
Résistance
Le troisième trait de caractère qui peut participer à la définition du rebelle est sa capacité de résistance à tout ce qui pourrait compromettre sa liberté de pensée et, dans la mesure du possible, sa liberté d’action. Le terme de résistance doit être entendu ici à la fois dans le sens du refus de céder à une force dominatrice exercée sur sa pensée consciente (y compris la séduction, le prosélytisme, la propagande, l’intox et toute les manipulations conduisant à la formation d’une pseudo-opinion publique), et dans le sens actif de lutte subversive utilisant les moyens d’action adéquats disponibles et accessibles pour s’opposer à ladite force (ainsi le terme Résistance a-t-il pu s’appliquer aux organisations en réseaux qui se sont opposées à l’Occupant et à ses alliés intérieurs durant la Deuxième Guerre Mondiale). La résistance est donc une posture individuelle d’êtres-conscients pouvant devenir par affinité élective posture collective.
La primauté réservée par les médias classiques et les réseaux sociaux aux commentaires et débats politique, pourrait laisser penser que la résistance du rebelle a vocation à ne concerner que ce type d’enjeux, occultant les facteurs plus fondamentaux de domination des esprits, agissant au travers des croyances, de la morale et de leur transmission éducative, légale et institutionnelle. Citons parmi ces facteurs l’encadrement, la réglementation et la judiciarisation pénale des rapports sexuels, au mépris du droit de l’individu à disposer librement de son corps. Citons l’absurde et néfaste institution du mariage qui officialise l’emprise individuelle réciproque et constitue la pierre angulaire d’un droit de la famille destiné à garantir un contrôle étatique sur la vie privée des citoyens. Citons les drogues, l’alcool et la pornographie comme générateurs de modèles de comportement de nature à créer des addictions liberticides. Citons l’encouragement du consumérisme et son allié le crédit qui rendent le consommateur imprudent captif d’un système qui se pare des vertus du libéralisme pour construire un monstrueux système économique totalitaire etc., etc., etc.
C’est à toutes ces formes grossières ou subtiles d’asservissement que doit résister le rebelle authentique. J’insiste sur « authentique », car beaucoup qui prennent la pose avantageuse du rebelle qui se paye et nous paye de mots, se laissent glisser avec volupté sur la pente des tentations qui en font des pantins comme les autres. Ah ! La bavasserie de l’écolo rebelle qui nous donne de bonnes leçons de « citoyen responsable » et participe sans état d’âme à l’orgie de kérozène pour des vacances à l’autre bout du monde (parce que le Jura ou les Pyrénées c’est pour les ploucs, évidemment).
Donc, si vous voulez être labélisé « Rebelle Authentique », imposez-vous une discipline qui garantira une protection suffisante contre les emprises liberticides (voir aussi notre article Le lâcher-prise). Et on en revient toujours aux mêmes recettes que je rabâche d’articles en articles : l’esprit critique, la sobriété d’un épicurisme bien compris, une culture du nécessaire et du suffisant refusant les incitations à l’achat superflu (promos, foires à ceci ou cela, black Friday) qui appauvrit le consommateur captif pour enrichir les champions de la course au profit (1).
La résistance du rebelle induit une dynamique de la rébellion, car l’authentique rebelle, comme tout résistant, sait que si sa résistance individuelle est nécessaire à son maintien en condition de résistance, l’ampleur et la force des emprises liberticides constituent une menace pour la civilisation et, in fine, pour l’espèce, ce qui rend indispensable une mise à niveau de la force de résistance qui passe par la reproduction ad libitum de sa posture. Il se fait donc lanceur d’alerte et pédagogue (ce que fait ce site) afin que la lutte engagée se déroule, sinon à armes égales, mais à efficacité comparables des moyens. La résistance subversive du rebelle, c’est le combat de David contre goliath : un simple cailloux peut suffire si l’on vise le point faible et si le tir est correctement ajusté.
Le rebelle rend le futur possible
J’ai souvent utilisé l’expression « les futurs possibles ». Le pluriel indique la vision ouverte de plusieurs futurs car le destin du monde est soumis à la loi des harmoniques (2), et la possibilité indique un indice appréciable de probabilité dû à la logique d’un raisonnement appliqué aux seules réalités factuelles. C’est du faisceau des futurs possibles que sortira le futur effectif.
Mais en quoi le rebelle rend-il possible le futur ? Tout simplement parce que le vrai futur n’est pas le présent prolongé du conservatisme, voire le passé ressuscité de la réaction. Il ne suffit pas d’entrer dans des lendemains calendaires pour qu’on puisse parler de futur. Il faut que ce qu’ils apportent soit innovant, détaché de l’acquis invariant, voire en rupture de modélisation. Par son rejet des conventions, des usages figés et de la sacralisation académique, le rebelle a une vocation créatrice, anticipatrice et émancipatrice.
De ce fait, il doit apparaitre à quiconque se penche sur la question, que la rébellion est un tout. On ne peut pas être sélectivement rebelle (J’ai donné ci-dessus l’exemple de l’écologiste donneur de leçons qui participe à l’écocide planétaire en pratiquant le tourisme qui s’abreuve au kérosène). C’est pourquoi, dans notre société des apparences et des illusions, beaucoup de faux rebelles pratiquent la rébellion de posture, celle qui donne bonne conscience et abuse les imbéciles idolâtres. Aussi, les authentiques rebelles sont-ils finalement rares. S’il fallait donner un exemple, je retiendrais Rimbaud (voir sur ce site le portrait Rimbaud). Voilà, incontestablement, un rebelle « total » qui a choisi l’expression poétique, mais qui n’a cédé à la tentation d’aucune emprise dans sa vie personnelle. Quel contraste avec le pitoyable Verlaine incapable de choisir entre la soumission bourgeoise à sa femme et la vertigineuse aventure « arthurienne », allant jusqu’à sombrer dans un mysticisme de confessionnal avant de se fuir dans l’absinthe. Ce « Pauvre Lilian », qualificatif édulcoré sacrifiant à la nécessité de l’anagramme, mais qu’on doit traduire par « pitoyable », a trahit honteusement la sincérité adolescente d’un pur génie que sa veulerie a réduit au rôle de proie de ses « coupables » plaisirs éphémères inassumés (3).
La rébellion totale touche à tous les domaines de l’expression personnelle. Ce seront d’abord, les comportements qu’on appelle les mœurs sur lesquels s’exerce l’emprise vigilante des pouvoirs en particulier la sexualité « normée », la vie sociale règlementée par les solides piliers du Code civil que sont la propriété, le mariage, la famille. Le rebelle revendique la liberté de sa sexualité à laquelle il n’impose pour limite que son respect de la liberté de l’autre quant à l’usage de son propre corps ; le rebelle refuse de soumettre sa relation intime avec autrui à des règles de droit définissant un modèle imposé ; le rebelle contemporain considèrera à juste titre que « la propriété c’est le vol » (4), plus exactement l’usurpation par une minorité d’un patrimoine commun ; il tiendra le mariage comme une prison sociale psychologiquement et sensoriellement frustrante et castratrice ; quant à la famille, elle sera d’abord pour lui un fait biologique qui ne devrait être source d’aucun droit, ni d’aucune obligation.
Mais au-delà des mœurs ainsi entendues, le rebelle est anti normatif, refusant toute entrave à la libre créativité. Ainsi fustige-t-il tout académisme, à commencer par l’idée, pour lui absurde, d’un dictionnaire laborieusement élaboré donc sans cesse dépassé, qui prétendrait régenter le langage et l’écriture. Il s’autorise, comme j’en donne plusieurs fois l’exemple dans le présent article, tout les néologismes intelligibles qui permettent s’affiner et affirmer la pensée.
Cependant, son attachement à la remise en question permanente des acquis n’implique pas une démarche iconoclaste. L’authentique rebelle n’est pas un vandale de la pensée, de l’art et de la science. Parce qu’il a acquis la conviction que toute réalité factuelle est la résultante d’un enchainement logique rythmé par des étapes « historiques », c’est-à-dire une chronologie ininterrompue de type « généalogique », il estime que ce contre quoi il se révolte et fonde sa rébellion a eu sa nécessité dans cette généalogie (on pourra ici se reporter sur ce même site, au portrait de Bachelard évoquant les principes du « nouvel esprit scientifique », ainsi qu’à celui de Rimbaud (page 8) où je le compare à Picasso dans leur égale et rigoureuse formation au pur classicisme qui après affranchissement de ces règles permettra l’expression innovante d’une nouvelle expression artistique). Considéré ainsi, le rebelle est un visionnaire qui pressent le déclin d’un ordre établi en perte d’efficience civilisatrice, donc devenu abusif. Le rebelle assure de ce fait l’interfaçage nécessaire entre deux phases de développement de la société. La rébellion n’est pas rupture, mais création avec les matériaux-même de la déconstruction.
On connait dans sa formulation en latin, l’impératif considéré comme implicitement contenu dans le « serment d’Hippocrate », base de la déontologie médicale : Primum non nocere (d’abord ne pas nuire). Je pense qu’on pourrait paraphraser cette formule pour l’appliquer au rebelle sous la forme pronominale réfléchie : « d’abord ne pas se nuire ». Cela signifie que le rebelle adhère à une éthique de la rébellion qui allie l’exigence d’un détachement des emprises nuisibles (revoir à ce propos les articles L’autisme heureux et Le lâcher-prise voie du détachement) à une pensée libérée et à une libre création.
De l’adolescent rebelle à l’adulte soumis : genèse d’une tragédie ordinaire
On trouvera peut-être excessif le portrait que je trace d’un « rebelle idéal » et d’une rébellion qui s’apparente à une ascèse. J’invite donc le lecteur à observer une réalité sociétale qui se déroule chaque jour sous ses yeux : persistant dans l’excès, je l’appellerai « la fabrique des esclaves » ou « l’éducation en glaise » qui modèle une armée de bons petits soldats disciplinés, soumis aux dominations aliénantes. Explications.
Tout le monde connait, sinon le contenu qu’elle recouvre, du moins l’expression « crise de l’adolescence ». Jamais ces trois mots n’avaient été aussi souvent prononcés qu’à partir de la décennie 1960 qui marqua l’arrivée à l’âge adolescent de la fameuse génération issue du « baby-boom » à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Le phénomène psychophysiologique du passage de l’enfance à l’adolescence, phase transitoire conduisant à l’âge adulte, était pourtant connu depuis longtemps et avait donné lieu à pas mal de commentaires, d’échafaudages de théories et de pratiques éducatives portant plus ou moins la marque de fabrique du moralisme obsessionnel et délirant d’un 19ème siècle prolongé. La masturbation, notamment, y était stigmatisée car supposée constituer un danger pour la santé physique et mentale, ce qui avait engendré des parades répressives dont une des moins cruelles quoique des plus stupides, était dans les dortoirs des internats des établissements catholiques l’obligation de dormir avec les mains posées par-dessus les draps. Le plus navrant était de constater la participation de médecins « cathos », produits hybrides douteux du métissage de la rationalité scientifique et de l’irrationalité religieuse, participer à ladite répression en abusant de l’autorité que leur conférait leur fonction. Ne parlons pas, bien entendu, de tous ces prêtres et frères, « directeurs de conscience », chiens de Dieu vigilants, dont on connait aujourd’hui la proportion effarante de ceux qui se soulageaient de leurs pulsions sexuelles sur les mineurs qui leur étaient confiés par des parents confiants.
Mais pourquoi le schéma ordinaire du passage en apparence tranquille de l’adolescence à l’âge adulte où le jeune homme passait par pertes et profits les « incidents de parcours » quasi initiatiques de sa puberté (si bien évoqué par Jean-Paul Sartre dans sa nouvelle L’enfance d’un chef), a-t-il été remis en question dans ces fatidiques années 1960 au profit d’un schéma conflictuel? C’est sans doute dû en partie à la convergence des crises adolescentes des « baby-boomers » avec un crise de conscience collective se manifestant après une décennie marquée d’abord par l’euphorie de la victoire des Alliés ensuite par la réparation des dégâts, enfin par de nouvelles préoccupations allant de la menace nucléaire à la guerre froide, en passant pour l’Europe par les convulsions du post-colonialisme.
Trouvant dans les éléments de cette crise de conscience collective un écho à leur propre crise intérieure, les adolescents de l’époque ont mis à profit cette convergence propice pour oser l’expression d’une révolte latente qui prit forme dans la musique, le chant, la danse, la tenue vestimentaire, le langage lui-même, le tout relayé par la sensibilité d’artistes scénarisant cette révolte dans la production d’œuvres littéraires, cinématographiques, théâtrales, picturales et sculpturales, voire architecturales. Je pense à Sagan, à Truffaut et à Godard, par exemple.
Les années 1960 marquent un tournant qui annonce bien plus que l’apparent folklore qui aurait pu passer pour le remake du « il faut que jeunesse se passe !».
Nous eûmes nos « bousons noirs », nos « hippies » ; mais après-tout, nous avions eu vingt ans plus tôt les Zazous, la Révolution avait eu ses Muscadins et le Directoire ses Incroyables et ses Merveilleuses. Certes, mais ce qui commençait à se préciser, c’était une révolte adolescente se prolongeant au-delà de l’âge de référence, devenant révolte de la jeunesse étudiante taxée de « contestataire » ou, plus politiquement, de « gauchiste ». L’Eglise elle-même n’échappa pas à la vague : elle eut ses « progressistes » et ses « traditionnalistes » et même une amorce de schisme (5). Vint alors Mai 1968 qui fit comprendre que la situation était plus sérieuse (on pense au dialogue apocryphe entre Louis XVI et le duc de La Rochefoucauld : « -Mais c’est une révolte ? -Non, Sire, c’est une révolution ! »).
Si ce ne fut pas une révolution politique, ce fut incontestablement une révolution culturelle et morale. Mais ce qui me parait remarquable c’est la facilité avec laquelle les protagonistes des troubles de Mars à juin 1968 ont rejoint ensuite les rangs de la normalité. Paradoxalement, c’est la victoire socialo-communiste de 1981 qui a transformé les carnivores de 1968 en herbivores. Les grands contestataires de 68 sont devenus les apparatchiks du socialisme triomphant, se coulant dans le moule constitutionnel de la république qu’ils avaient appelé à remplacer par un autre. La flamboyante figure emblématique du leader gauchiste, Daniel Cohn-Bendit, qui effraya tant le bourgeois, devint de son côté un sage parlementaire du Bundestag. Comme disait l’actrice Mélina Mercouri (dans le rôle d’Ilya) dans le film de Jules Dassin Jamais le dimanche (1960) quand elle résumait les tragédies grecques du théâtre antique : « et à la fin ils sont tous allé à la plage ! ». Les révoltés de 68 aussi, mais la plage n’était plus sous les pavés que les CRS n’avaient plus à craindre (6), plutôt sous les ors des palais nationaux !
Cette forme d’évolution n’est pas l’apanage des élites. Il est même le parcours-type de l’immense majorité des individus qui passent de l’adolescence -l’âge où l’on s’élève (du latin adolescens, participe-présent de adolescere = murir, grandir) - à l’âge adulte (du latin adultus, participe-passé adjectivé du même verbe) où l’on cesse de grandir et de murir. Autrement dit, on passe d’une dynamique à un arrêt. Seule une extrême minorité échappe à ce que je considère comme une tragédie ordinaire qui rend si difficile la progression de la société (7) hors des ornières de la pensée conservatrice rétive à l’affrontement lucide de l’avenir et préférant y avancer à reculons, s’imposant ainsi une cécité volontaire. Cette minorité qui est la véritable élite, ce sont les authentique rebelles, éternels adolescents refusant les fatalités et facilités de l’âge adulte.
Ce refus a un coût que peu sont près à payer, même s’ils sont conscients, ce faisant, de faire preuve de lâcheté. Ce prix est celui d’une inévitable marginalisation, car on ne peut pas à la fois être différent et « comme tout le monde ». L’intégration au schéma sociétal « normalisé » est souvent une conséquence de l’insuffisante maîtrise de l’altérité que découvre l’adolescent. Par exemple l’écoute trop complaisante d’amis prosélytes, chantres des idéologies trompeuses ; ou bien la sirène captatrice au masque de muse qu’inspire -d’ailleurs en toute sincérité- la nature de son genre aujourd’hui d’autant plus redoutable qu’il est nié : la femme réalise l’alliance, d’une part d’un matérialisme de « gardienne du foyer » qui en fait la proie du consumérisme (comme Eve tentée par le serpent et devenant le vecteur de la perdition d’Adam), et d’autre part de sa vocation viscérale à la gésine qui la porte à la séduction puis inévitablement à la procréation qui transforme l’homme qui se croit d’abord étalon, en cheval de trait qui doit laborieusement gagner la vie d’une famille en s’aliénant au système néo-esclavagiste.
Mon propos ne paraitra monstrueux qu’à ceux qui n’ont pas compris grand-chose aux déterminismes sociétaux et qui pourraient croire que j’érige le rebelle en modèle reproductible par tous. Or, cette vision inspirée par le réflexe idéologique de « l’impératif démocratique » refusant tout état privilégié, fût-il chèrement acquis par une ascèse et non pas inné ou hérité, s’adresse à des esprits plus libres que ne le seront jamais les dupes des système de gouvernement qui se croient libres parce qu’on leur dit qu’ils le sont. Le rebelle refuse, quant à lui, d’obéir à l’injonction qui proclame « il faut imaginer Sisyphe heureux » ; mais l’illusion qu’il dissipe pour ceux qui se donnent le mérite d’être ses semblables, peut continuer de voiler la réalité de leur état pour les adeptes de la morale d’esclave. Il n’y a des übermeschen que parce qu’il y a des untermeschen.
Conclusion
La révolte adolescente, plus ou moins intelligente ou maladroite, plus ou moins assumée ou déniée, selon les capacités mentales et la force ou la faiblesse de caractère des individus, mais toujours associable aux effets physiologiques et psychologiques de la révolution pubertaire est la première étape du destin de rebelle. Elle s’exprime dans la désobéissance et se consolide et se pérennise dans la résistance. La dernière étape est la phase la plus critique ; celle qui voit émerger du petit nombre d’appelés un nombre encore beaucoup plus petit d’élus : les authentiques rebelles. Mais cette élection ne doit rien à un suffrage ou au fait du prince : c’est un choix personnel qui ne repose que sur la détermination en partie sacrificielle d’êtres exceptionnellement intelligents, courageux et humbles. Trois qualités conflictuelles qu’il faut guider subtilement comme un attelage à trois chevaux qu’on appelle « à l’évêque » ou troïka. Lecteur, aucune de ces qualités ne peut seule faire de toi un rebelle. Alors, médite sur ton attelage.
***
NOTES
- Des enquêtes récentes mettent en lumière les pratiques éhontées des enseignes de la grande distribution, les publicités mensongères et les trop nombreuses « alertes » sur la dangerosité de produits en rayon. Sans compter la vigilance permanente de l’INC. Pour autant les chiens fidèles du consumérisme sourd et aveugle viennent toujours y acheter leur pâtée. Il faut aussi évoquer le préjugé entretenu par le lobbying de la grande distribution, selon lequel le bio est plus cher : c’est sans doute vrai pour le bio de certaines enseignes spécialisées ou celui qui emprunte précisément les circuits de la grande distribution, mais c’est absolument faux pour ce qui est des circuits coopératifs ou associatifs ou encore la vente directe des producteurs de proximité. Cela est valable pour les viandes et les volailles, les légumes, les fruits et les produits laitiers, c’est-à-dire les bases de la consommation courante. Pour peu, bien sûr, qu’on se donne la peine d’un peu de cuisine facile, plutôt que d’acheter les plats cuisinés dont la nocivité n’est plus à démontrer.
- En acoustique l’harmonique se définit comme la composante d’un son dont la fréquence est un multiple entier d’un son fondamental. Dans une acception appliquée à la prospective historique, cela signifie que partant de la réalité présente comparable à un son fondamental que nous appellerons « causalité de base », l’avenir n’est ni le fruit du hasard, ni d’un déterminisme absolu ne laissant place qu’à un scénario unique. Il résulte du développement logique de cette causalité dans une pluralité d’effets latents dans la cause qui ne peuvent pas exister en nombre indéfini. Cela n’exclut pas tout aléa, à ce correctif près que le caractère aléatoire d’un évènement n’est qu’une illusion due à l’impossibilité dans laquelle nous nous sommes trouvés dans le passé d’en prévoir l’échéance. Ainsi en est-il, par exemple, des chutes de météorites : les trajectoires des météores et les probabilités de leur impact sur le sol terrestre sont aujourd’hui prévisibles grâce aux progrès de l’astrophysique qui permet maintenant ces mesures. On est donc passé de l’aléa à la prévision. La mesurabilité applicable à l’évènementiel historique futur est encore hors de portée car elle devrait concerner des données immatérielles, mais l’alliance du raisonnement logique et de la connaissance intuitive permettent néanmoins l’esquisse de scénarios qui pour ne pas être assurés de se trouver avérés, ne sont pas pour autant infondés et absurdes. On pourra avec pertinence se reporter au personnage de Hari Seldon imaginé par Isaac Asimov (mathématicien statisticien) dans son cycle Fondation où il le présente comme inventeur de la « psychohistoire », capable de prévoir le futur sur plusieurs siècles sur la seule base de l’enchainement des causes et effets résultant de la psychologie des protagonistes. Gageons que Gustave Lebon eût été un lecteur attentif d’Isaac Asimov !
- Verlaine a été lâche, mais il n’était ni idiot, ni insensible. Il ne pouvait pas résister à la beauté, à la jeunesse et au génie de Rimbaud. On doit d’ailleurs lui pardonner beaucoup (ce qui satisfera son désir expiatoire de dévot « méaculpiste » !) pour avoir été l’artisan de la renommée posthume du poète ardennais. Mais quel exemple tragique des ravages opérés sur un esprit faible par le moralisme culpabilisant de la doucereuse confiture spirituelle catholique, apostolique et romaine !
- La formule est de Pierre-Joseph Proudhon dans son ouvrage Qu’est-ce que la propriété ? Recherche sur le principe du droit et du gouvernement (1840). Proudhon (1809-1865) est sans doute le plus important théoricien de l’anarchisme du 19ème siècle. Trop souvent superficiellement abordée, son œuvre mériterait d’être mieux connue, car elle pourrait être mieux comprise dans ce 21ème siècle marqué par de profondes remises en cause et un égarement certain des pensées. L’influence qu’elle a eue sur des personnalités aussi différentes que Karl Marx, Emile Durkheim, Léon Tolstoï ou Charles Maurras, témoigne de sa richesse.
- Après le concile Vatican 2, Monseigneur Lefebvre (1905-1991), évêque français, adopte des positions de plus en plus critiques sur les réformes conciliaires. En 1970 il fonde en Suisse la Fraternité Saint-Pie X qui apparait comme le siège d’une opposition fondamentale au Vatican. Afin d’assurer la pérennisation d’une Eglise traditionnaliste, il ordonne des prêtres et en 1988 il ordonne quatre évêques sans l’accord préalable du Pape, ce qui entraine son excommunication.
- Allusion à un des slogans attribués aux acteurs du mouvement de révolte étudiant qu’on appellera ensuite communément « Mai 68 » : « Sous les pavés la plage ! ». Ces cinq mots à la résonnance surréaliste on fait depuis l’objets d’une controverse sur la date de leur apparition publique, sur leur sens, sur leur origine ou non au sein du mouvement de contestation, ainsi que sur le nom de celui qui en aurait été l’auteur.
- Il ne serait pas sans intérêt que ce site consacre un article au vaste panorama de « la bêtise politique ».