I – Aux sources helléniques d’une représentation du monde
Adoptons une manière simple et originale d’aborder un sujet complexe. A cette fin relisons quelques fragments légués par les présocratiques, en particulier les Milésiens (Thalès et les siens). Les cosmogonies de ces observateurs inspirés nous renvoient à un mode de pensée oublié où la perception sensorielle du monde précède la conceptualisation qui d’ailleurs en émane souvent sans besoin de formulation particulière. C’est l’immense et lumineux héritage exhumé par Nietzsche de la fosse obscure où l’avaient enfoui, d’abord le socratisme, puis les millénaires de psalmodies judéo-chrétiennes : l’art, et non la logique, comme voie d’accès à la compréhension ; l’esthétique, et non la morale, révélant le beau comme mode d’être.
Nos sens captent la réalité naturelle de ce qu’on appelle aujourd’hui environnement, biosphère, écosystème. Une classification s’est imposée : ce sont les trois règnes : animal, végétal, minéral. Il a fallu du temps aux pensées primitives pour en dégager des principes vitaux ; nous pouvons aller plus vite en annonçant d’emblée quelques aspects essentiels. L’animal et le végétal sont soumis à des cycles de vie relativement éphémères : gestation-germination, naissance-éclosion, vie, mort. L’individu animal ou végétal est donc mortel, ce n’est que dans la dimension collective des espèces que la survie est assurée par la reproduction. La reproduction c’est la voie du sexe, évidente chez l’animal, plus subtile chez le végétal. Retenons ce rôle essentiel de la sexualité, nous en mesurerons plus loin les conséquences ontologiques. Quant au minéral, il semble immuable ; seuls les séismes, l’érosion ou l’action humaine semblent pouvoir l’affecter, et encore ne s’agit-il que de transformation, jamais de mort au sens de disparition de l’existant. Le minéral est dit « inanimé », il n’a pas de sexe, ne se reproduit pas ; ses formes sont durables et, reportées à l’échelle humaine, apparaissent éternelles.
Nous voici donc en présence de deux voies : la voie des espèces vivantes, éphémères, et la voie de l’inanimé durable. Rapportées aux activités de l’homme guidées par le génie et les aptitudes propres à son espèce, cela donne, d’une part des activités nourricières ( chasse, pêche, cueillette, élevage, culture) que l’on retrouve aujourd’hui encore dans la répartition des rayons des grandes surfaces de distribution : boucherie, poissonnerie, fruits et légumes ; d’autre part les activités constructives de formes finies : architecture, sculpture, outillage (dont le primitif silex qui servit aussi à faire jaillir le feu). Pour ce qui est de l’art, la musique, le chant et la danse appartiennent à la voie de l’éphémère (sons et mouvements sont reproductibles, mais non durables en eux-mêmes), l’art monumental, la sculpture appartiennent à la voie minérale.
Mais allons plus loin. Quelle sublime inspiration, quelle providentielle intuition, a fait associer à ces deux voies les fonctionnalités attribuées aux deux entités divines majeures évoquées avec tant de pertinence par Nietzsche ? Cependant il faut faire une lecture complète et intelligente de L’origine de la tragédie, éviter les pièges des interprétations réductrices et du manichéisme, et repousser le vilain museau de la morale. Tout d’abord, considérer qu’Apollon et Dionysos, plus exactement les caractères apollinien et dionysien, se situent davantage dans le dualisme et la complémentarité que dans l’opposition, même si elle a sa nécessité dans la manifestation de la tension tragique.
Ensuite, lorsqu’il s’agira de rechercher l’éclairage que pourrait apporter la vision nietzschéenne à un monde en pleine mutation, encore aveugle de son devenir et englué dans des conceptions obsolètes, il ne faudra pas perdre de vue la radicalité de la critique de cette vision à l’endroit de la culture et de son substrat philosophique, religieux, moral. Nietzsche rejette toute tradition et considère l’histoire comme l’histoire d’une erreur. En projetant dans l’au-delà sa force d’idéalisation, l’homme a « blasphémé la Terre ». Il faut donc se libérer de l’utopie spiritualiste et réorienter cette force vers la réalité du sensible.
II – L’aube tragique du troisième millénaire : subversions, crises et violence comme gestation dionysienne d’un modernisme apollonien
Le terme « tragique » doit être pris ici dans le sens de « représentation des tensions sous-jacentes au déroulement historique ». La tragédie, en tant que représentation ritualisée, est toujours fondée sur des tensions. On les trouve dans la tragédie grecque et on les retrouve dans le théâtre classique (notamment chez Corneille, Racine ou Shakespeare). Dans l’époque actuelle, ces tensions résultent aussi bien de l’opposition entre les valeurs de l’Ancien Monde et le nouveau monde émergeant, que du jeu des forces géopolitiques. Dès le dernier quart du 20ème siècle on est sorti des tensions dominantes qui opposaient sur le plan de la pensée les valeurs traditionnelles et conservatrices aux valeurs dites progressistes, et sur le plan géopolitique le capitalisme euro-américain au communisme soviétique. Il s’agissait là d’un schéma relativement simple que l’on pourrait qualifier « d’intellectuellement rassurant » parce que présentant une lisibilité pour tous. Puis, tout s’est brouillé, et, à la vision réductrice et schématique mais claire, a succédé une grande confusion dans laquelle il est difficile de schématiser les tensions qui s’y exercent. La surabondance d’informations dont les sources ne sont pas toujours identifiables et dont Internet facilite une large communication, ne permet pas au citoyen ordinaire de s’y retrouver, incitant davantage un public dénué d’esprit critique, à l’accueil de ce qui flatte son opinion qu’à s’interroger sur la fiabilité des contenus. Extrémismes et complotismes en font leurs délices.
Tout aussi complexes mais identifiables si l’on s’en donne la peine, sont les dynamiques subversives qui précipitent l’effondrement de l’ordre traditionnel. Une abondante littérature, souvent issue de l’extrême droite, s’y est employé. Ces analyses, pour justes qu’elles soient, ne nous semblent pas devoir dépasser le cadre d’une analyse susceptible d’éclairer l’histoire de l’Occident depuis environ le 16ème siècle jusqu’à nos jours, et permettant de comprendre qu’aux causes de décadence propres à l’usure de tout ordre établi, s’ajoutent des processus maîtrisés par des forces subversives. En effet, se serait une erreur d’aller plus loin et de vouloir s’engager dans une lutte contre-subversive. Et cela pour deux raisons. D’une part, au point d’aboutissement actuel du travail de sape subversif et de la contamination massive des esprits, toute tentative de restauration de ce qui a été atteint serait absolument vaine (d’autant plus que cette subversion n’est pas seulement destructive, elle a mis en place des structures et des mécanismes solides, assurant à la fois sa protection et la pérennisation de ses effets) ; d’autre part, sauf à défendre par conviction les valeurs de l’ordre ancien (combat réactionnaire d’ailleurs tout aussi vain, évidemment), il est plus efficient de s’attacher à mettre en lumière l’objectif final de la subversion. Car aussi long qu’a dû être le processus visible de la sape, il ne constitue que le « déblaiement de terrain » préalable à l’instauration d’un nouvel ordre conforme aux intérêts des maîtres de la subversion. C’est sur ce terrain là qu’il faut engager le combat en opposant à cet ordre l’alternative du notre (dont il va falloir esquisser les contours).
Ce combat peut être victorieux, en raison-même du germe d’échec que la subversion a introduit à son corps défendant dans son projet. Tout d’abord, elle a favorisé un esprit de contestation qui après avoir contribué significativement au discrédit des valeurs traditionnelles, agit aujourd’hui contre ses objectifs de plus en plus apparents, en particulier la mondialisation, le diktat financier, l’érosion des souverainetés, la dilution des identités nationales et régionales. Sans compter l’effet collatéral des atteintes à la planète. Ensuite, et nous touchons là à quelque chose d’essentiel, le projet de société auquel tend l’aboutissement de la subversion, ne fait pas rêver. La déshumanisation des relations qu’il réduit progressivement à la communication numérisée, l’isolement voulu des individus contraints à travailler et à consommer « en ligne », l’opacité des sources de décision, annoncent l’avènement d’un totalitarisme sans visage mais implacable. Cela n’est pas un rêve, mais un cauchemar, et il est de plus en plus vécu comme tel.
On est loin du principe du « rêve apollinien », la société demeurant plongée dans la nauséeuse ivresse d’un dionysisme frelaté qui n’annonce aucun renouveau. Cette ivresse qui ne doit rien au vin ou au sexe, est entretenue par les illusions que véhiculent le mode virtuel et les drogues : les puissances occultes qui manipulent le virtuel et qui ont la haute main sur la production et la distribution des drogues, inscrivent leur action dans une stratégie délibérée d’asservissement des masses au profit du projet subversif. Mais ce projet s’avère vulnérable car il a sans doute compté sans les aléas de l’histoire. Sur le plan géostratégique, la rapide montée en puissance de la Chine face à des USA dont l’actualité révèle la crise profonde qui entrainera leur déclin, prend les allures d’un défi au leadership américain. On peut sérieusement se poser la question de savoir jusqu’à quel degré d’escalade pourra se poursuivre une lutte qui est encore celle de puissants rivaux, sans qu’elle se transforme en choc frontal de deux empires.
La fragilité du modèle subversif s’est aussi révélée dans le cadre de la crise du Covid, pandémie qui peut avoir des effets durables sur les plans financier, économique et social.
Bien des raisons objectives, auxquelles s’ajoutent la catastrophe écologique majeure qu’annonce l’incapacité des Etats à enrayer les effets trop avancés de la dégradation climatique et des pollutions diverses imputables à des modes de production et de distribution destructifs de vie, permettent de penser que le système issu de la subversion s’effondrera comme s’est effondré le système communiste lénino-stalinien.
L’action dissolvante des forces dionysiennes saines doit trouver son issue dans le rêve d’un modernisme apollinien dont les contours doivent d’ores et déjà être tracés par ceux qui adhèreront à la présente analyse. Le pari nietzschéen du surhomme doit être compris comme l’émergence d’une « surhumanité » sortant victorieuse des épreuves douloureuses mais nécessaires de l’arrachement sur sa peau des scories philosophiques, culturelles et morale de l’Ancien Monde, à quoi, d’ailleurs la subversion aura au moins servi !
III – Puissance dionysienne et grandeur apollinienne
La grandeur apollinienne se révèle dans la dimension sacrificielle du dieu solaire se soumettant à la dissolution nocturne de Dionysos. Les valeurs individualisées s’effondrent dans la fusion de l’universel réconciliant l’homme avec l’homme et l’homme avec la nature. On atteint là un sommet extatique du mystère célébré dans la nuit où se libèrent les forces créatrices éveillées par l’ivresse qui va permettre d’engendrer un nouveau rêve apollinien.
Ce sacrifice régénérateur est au cœur de toutes les religions et de toutes les organisations initiatiques traditionnelles où le dieu (ou le personnage héroïque qui en fait fonction, comme Hiram en Franc-Maçonnerie) devient martyre par nécessité, resuscitant ou se réincarnant ensuite pour que se réalise la rédemption des croyants ou des adeptes.
Ce scénario, proprement métaphysique, est récité, souvent mimé, par des rituels. Or, un des rituels auquel on pense peu parce qu’on n’en voit que le dévoiement dans un simulacre érotique parfois pathologique, est celui du sado-masochisme élevé au rang initiatique et culturel. Là, l’adepte livre son corps et son psychisme à un rituel sacrificiel où est broyé son égo dans l’humiliation et la souffrance, afin qu’il « renaisse » sur un nouveau palier, plus élevé, de son parcours existentiel. Le vécu physique imprime sa marque sur le psychisme de l’adepte, garantissant un prolongement de l’effet jusqu’au prochain renouvellement du rite, suivant le principe de dépassement permanent de l’acquis.
C’est une expérience intime où l’adepte, présent au départ dans les formes apolliniennes précédemment acquises, se livre sacrificiellement à l’action destructive des forces dionysiennes, rappelant que vie et mort sont une seule réalité dans l’ordre d’un dualisme dynamique, comme les pulsations cardiaques ou la respiration pulmonaire.
Opposés dans leurs fonctionnalités et leurs destins de dieux, Apollon et Dionysos deviennent « alliés fraternels » obéissant l’un et l’autre aux lois de l’universel.
L’intuition géniale de Nietzsche voyant dans l’esthétique et non dans la logique, dans le beau et non dans l’abstraction conceptuelle, la voie d’accès à la connaissance, se prolonge dans l’approche dionyso-apollinienne (l’adjectif est de Nietzsche) de cette voie : l’apollinien c’est la beauté de la forme fixée dans le minéral (pierre, bronze, marbre, airain) de la statuaire ou de l’architecture ; forme statique et muette manifestant sa force et sa majesté. Le dionysien c’est la beauté dans la vibration des sons et les mouvements du corps, chant et danse, expressions éphémères mais reproductibles. Le géocentrisme a suggéré aux Grecs l’image d’Apollon sur son char, reproduisant le mouvement apparent de l’astre qu’il représentait ; mais la centralité solaire révélée par la révolution copernicienne eût mieux convenu à la réalité de la fonction apollinienne. Dans l’ordre d’une ritualisation du cycle à trois temps (valse sacrée ?) « Vie-Mort-Renaissance », la phase sacrificielle s’exprime par chant et danse, gémissements et cris, gesticulation, érection, orgasme. Car si le dionysien dissout les formes apolliniennes, il est aussi libérateur de l’élan vital (dans certaines cérémonies dionysiennes on portait en procession un grand phallus dressé).
IV – L’avènement de l’androgyne (vers une surhumanité androgyne)
La question de la virilité et de la féminité est plus complexe qu’elle n’apparait dans les visions réductrices de son traitement ordinaire. Ce qui est certain, au double regard de l’histoire et de la sociologie, c’est qu’en Occident a prévalu jusqu’à une époque récente, un modèle patriarcal dont rendent compte les mœurs et le droit.
Le christianisme a conféré une tonalité particulière à la différentiation des deux sexes en attribuant plus ou moins explicitement à la femme une responsabilité plus grande dans le pêché originel, parce que c’est elle qui a écouté le serpent, a cueilli le fruit défendu et a tenté l’homme. Tandis que celui-ci est condamné à « gagner son pain à la sueur de son front », la femme devra « enfanter dans la douleur ». Aussi anachroniques qu’apparaissent ces conceptions fondées sur des fadaises, il se trouvait encore au 20ème siècle des couples chrétiens qui refusaient les techniques d’accouchement dites « sans douleurs » pour respecter la volonté de Dieu en expiation de l’ancestral pêché ou par offrande sacrificielle au Christ qui a souffert sur la croix. La femme, être inférieur, sorte de « pêcheresse par nature » était suspectée de disposer de quelque faculté particulière pour ranimer la vieille complicité d’Eve avec le Démon. On n’oubliera pas le nombre considérable de « sorcières » ou prétendues telles qui ont péri sur les bûchers. Dans des contrées arriérées (par exemple l’Ardenne Belge), on a encore brûlé des « sorcières » au 19ème siècle (un folklore local d’assez mauvais goût en témoigne encore aujourd’hui, pérennisant chez les esprits faibles l’idée de « pays de sorcières »). On sait aussi qu’un occultisme malsain a accrédité l’existence des « sabbats » au cours desquels les sorcières rassemblées pour évoquer le diable, se livraient aux pires excès orgiaques avec des entités sataniques. L’obsession du « sexe pêcheur » n’a jamais abandonné l’Eglise, faisant suspecter toute femme d’être potentiellement une émule de Dalila ou Salomé. Le monde profane n’est pas en reste, souvent prompt à rejeter sur la femme la cause de ses maux (voir Marie-Antoinette ou Mata Hari). Récemment encore, en France, des femmes ministres ont fait l’objet de véritable campagne de dénigrement haineux. Objectivement, on peut constater qu’à défaut de pouvoir exercer une domination par la force ou le droit, la femme, lorsqu’elle le pouvait, grâce à la beauté et à l’intelligence, s’est assuré une domination sur le mâle par la séduction. C’est la « maîtresse », royale ou bourgeoise et même plébéienne. Le terme est parlant : avoir la maîtrise, c’est exercer la domination. Des épopées aux faits divers, les histoires de femmes (souvent « fatales » !) abondent et alimentent une mythification : sans Hélène, pas d’Iliade et d’Odyssée, et ça continue encore, longtemps après !
Sur le plan sociologique il sera pertinent d’observer que la différenciation des sexes fonde une répartition fonctionnelle des rôles respectifs de l’homme et de la femme. Celle-ci se voit attribuer un rôle « central », sa place étant au point fixe du foyer, situation statique par rapport à l’homme qui travaille hors du foyer, chasse, pêche et le cas échéant guerroie. Le foyer, ce sont les tâches domestiques, les enfants, la basse-cour, le pacage de proximité du petit bétail. A la femme revient aussi l’économie domestique : souvent, dans le monde rural traditionnel, la femme tenait les cordons de la bourse pour les dépenses courantes. Avec le développement du commerce et de l’industrie, la répartition fonctionnelle s’est aussi appliquée aux métiers : à l’homme les métiers requérant force et/ou autorité et ceux qui exigeaient une instruction dont les femmes étaient privées ou n’y avaient accès qu’à des niveaux élémentaire ; à la femme les rôles relevant de la finesse ou de la simple servitude. Des noms de métiers en rendent compte, tels que celui de « femme de ménage » qui n’a pas d’équivalent masculin.
Or, c’est sur le terrain de cette répartition fonctionnelle que s’est engagé, au 18ème siècle dans les classes élitaires, puis au 19ème siècle dans une plus large partie de la population, ce qu’on a plus tard appelé le combat féministe. Celui-ci a consisté, au nom de la citoyenneté, à revendiquer des droits civiques, mais aussi, et peut-être surtout, à revendiquer l’accès aux activité jusqu’alors dévolues aux hommes. Ce mouvement s’est amplifié au 20ème siècle, atteignant une forme d’apogée au début du 21ème siècle. Aujourd’hui, en France, les femmes sont électrices et éligibles à toutes les fonctions politiques, les listes électorales sont obligatoirement paritaires. Tous les emplois, sans exception, sont accessibles aux femmes, y compris les plus traditionnellement masculins. On voit des femmes pilotes d’avions de lignes gros porteurs (Airbus, Boeing), des femmes pompières, militaires et policières à tous grades, des femmes conductrices de poids lourds de gros tonnage ou d’engins de chantier etc. La féminisation du vocabulaire est effective et une nouvelle écriture, dite « inclusive » est en passe d’être adoptée (ex : être pompier.e.s est un métiers à risque ; les député.e.s se sont réuni.e.s pour voter).
Ces conquêtes dues au combat féministe ont modifié le paysage où se pose la question de la virilité et de la féminité. Certain(e)s déplorent une diminution, voire une perte, de la virilité chez les hommes et de la féminité chez les femmes. Or, en l’absence de tout argumentaire objectif à l’appui de ces affirmations, on peut s’autoriser une vision différente consistant à dire qu’il n’y a pas eu diminution ou perte de la virilité et de la féminité, mais adjonction de féminité chez l’homme et de virilité chez la femme. Autrement dit, l’homme demeure viril mais en développant les virtualités d’une féminité qui était déjà présente en lui mais qu’il réprimait par impératif d’identité exclusive et la femme demeure féminine mais sans réprimer son potentiel de virilité.
On peut imaginer quelle force émanera de ces êtres qui tout en conservant les attributs de leur sexe, bénéficieront d’un mental mixte. Oui, l’androgyne arrive et c’est lui qui sera le surhomme, plus exactement, pour respecter cette réalité duale, l’androgyne sera l’être d’une surhumanité manifestant un dépassement significatif de l’humain.
C’est là proprement une transgression créatrice unissant deux polarités et négatrice de l’intangibilité ontologique. Il n’est pas impossible d’imaginer que la science, débarrassée d’entraves éthiques inspirées par les croyances et les morales qui en sont nées, ouvrira la voie aux avancées génétiques qu’on peut imaginer, y compris dans les modalités de la procréation qui aujourd’hui encore asservissent la femme à la plus ancestrale animalité. Notre propos qui se veut visionnaire est évidemment scandaleux, car il s’affranchit des tabous qui prétendent sacraliser la vie en l’enfermant dans la gangue de principes qui n’ont pas plus de valeur que les plus méprisables superstitions. C’est un propos effrayant, parce qu’il montre jusqu’où peut aller la pensée quand elle ose franchir les portes ouvertes par Nietzsche sur tous les possibles de l’univers libéré de l’emprise d’un au-delà néantisé et offrant aux êtres humains la gaité de l’infini.
V – A propos du destin de l’Occident
Les turbulences et les vicissitudes des temps, lorsqu’elles dérangent les certitudes, inspirent à certains esprits, peut-être en partie par dépit, une vision pessimiste de l’avenir qu’il sont tentés pour leur confort intellectuel d’inscrire dans une théorie générale de l’histoire « justifiant » les échecs locaux de leur présent. C’est vraisemblablement le cas d’Oswald Spengler auteur du fameux « Déclin de l’Occident ». Spengler, conservateur, attaché aux valeurs impériales et nobiliaires germaniques, viscéralement antidémocrate, a probablement trouvé une consolation de la défaite allemande en la relativisant dans l’annonce d’un effondrement général de l’Occident. On le rapproche souvent de l’Anglais Arnold Toynbee dont l’œuvre, quoique méthodologiquement critiquable, mérite plus d’attention, notamment pour sa théorie du défi. Bien entendu, ce ne sont là que les figures emblématiques d’un courant de pensée qui a suivi la Première Guerre mondiale.
Que les civilisations naissent, se développent et meurent est une évidence historique. En revanche, ce qui mérite plus de finesse dans les analyses, c’est ce qu’on entend par civilisation : soit un ensemble de valeurs et de caractères et leur corpus patrimonial, soit l’Etat-nation qui a été porteur de cet ensemble. Dans ce dernier cas on peut effectivement parler d’émergence, d’apogée, de déclin et de mort ; mais dans le premier cas, parler de mort serait excessif en raison de la transmission et de l’assimilation d’éléments considérables de l’ensemble par d’autres civilisations. Pour ne prendre que l’exemple de la Grèce et de Rome, ces éléments encore nombreux et bien « vivants » sont présents en Europe et dans d’autres parties du monde.
Il y a eu, en Occident, la civilisation chrétienne. Un cas intéressant, car le christianisme c’est d’abord une secte juive rejetée par Israël et qui n’a pu s’imposer en Europe qu’en assimilant des pans entiers de l’hellénisme et de la latinité. Cette religion à peine naissante et déjà menacée par des hérésies n’est devenue le fondement d’une civilisation que grâce à la convergence, à un moment opportun, de ses intérêts avec ceux de forces politiques : celle d’un empire romain affaibli à la recherche d’un nouveau souffle, avec Constantin (272-337) ; puis celle du Royaume Franc en quête d’expansion, avec Clovis 1er (466-511).
Après la fin de l’empire romain, se précise en Europe occidentale un phénomène qu’avait préparé le mode de gouvernance de l’empire : une assimilation des composantes multiculturelles présentes sur le territoire. Certes, selon les territoires, telles ou telles des cultures est prédominante, mais avec l’expansion du royaume franc, et plus tard le Saint Empire Romain Germanique, se constitue, en quelque sorte une fédération culturelle qui sera le substrat le la civilisation chrétienne.
Ce sera aussi la force de l’Occident où, de manière constante, y compris dans des contextes d’affrontement ou de conquête, la rencontre d’autres civilisations enrichit d’apports exogènes la culture européenne. C’est le cas avec les Croisades comme avec l’occupation musulmane, plus tard avec les colonies. A l’intérieur même de l’Europe on voit les Français partis en guerre (de 1494 à 1516) pour s’emparer de parcelles de l’Italie morcelée, revenir conquis par la Renaissance.
En fait, l’Occident qu’elle que ce soit la forme que prend son contact avec d’autres cultures et d’autres genres de vie, s’avère doté d’une grande faculté d’assimilation. Sauf à considérer qu’il doit se figer une fois pour toutes dans les valeurs et les caractères d’une étape de son histoire (attitude qui a été fatale à bien des civilisations), l’Occident ne décline pas, mais se transforme. Sa capacité à « inventer le futur » s’est révélée au cours de sa longue histoire et s’inscrit en faux contre les visions systématiquement pessimistes qui surgissent dans ses phases de mutation. Ainsi, encore récemment, des auteurs qui annoncent avec quelque pertinence que le modèle européen actuel est dépassé et qu’on pourrait assister à l’émergence d’un ensemble fondé sur des nations, voire des cités (voir à ce sujet notre article Mythe impérial et réalités communautaires) ne peuvent pas s’empêcher d’évoquer un « échec ». Or, à notre avis cela n’est pas plus été un échec que n’a été un échec pour l’industrie le passage de la vapeur à l’électricité.
On observera également que la capacité d’assimilation de l’Occident s’est doublée d’une capacité à se faire assimiler : l’occidentalisation de presque toutes les parties du monde est un fait indéniable. C’est même elle qui a évité à de grandes civilisations, notamment la Chine et le japon, de périr par confinement. Que la Chine, précisément, soit en passe aujourd’hui de devenir la première puissance planétaire n’infirme pas notre propos : l’expansion de la Chine, quand bien même elle contrôlerait l’économie mondiale (industriellement, commercialement et financièrement) n’est en aucun cas une « sinisation » en termes de civilisation. Elle recourt d’ailleurs à un modèle capitalistique dont l’avenir à moyen et long terme est loin d’être assuré.
JUNIUS
08 Novembre 2020
L'origine de la tragédie-Friedrich Nietzsche