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Tribuns et Prophètes

26 juillet 2020 par
Simon Couval

On peut trouver étonnant que plus de quatre-vingt-dix ans après sa première publication, et plus de soixante-dix ans après sa réédition, La trahison des clercs de julien Benda, demeure un incontournable ouvrage de référence pour nombre d’intellectuels.

Mais sans doute faut-il d’abord rappeler le contenu de La trahison des clercs. Pour Benda, les valeurs sur lesquelles se fonde le discours du clerc (terme désignant les intellectuels), sont le beau, le vrai, le juste. Ce sont, dit-il des valeurs « statiques et rationnelles » qui se différencient du discours politique qu’il estime fondé sur les émotions idéologiques et non sur la raison. La trahison du clerc se manifesterait donc lorsque celui-ci s’engage en soutenant un mouvement politique et son idéologie.

On voit d’emblée les faiblesses qui exposent ce discours à une nécessaire critique et que n’ont pas manqué de relever les détracteurs de Benda : qu’est-ce que le beau ? le vrai¸ le juste ? Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’ils sont « statiques et rationnels » si ce n’est la conception dogmatique d’une doxa rigoriste évoquant une théologie intransigeante qui semble plutôt anachronique face aux courants scientifiques, philosophiques, littéraires, artistiques de l’époque. Quant aux idéologies, si les discours qu’elles suscitent peuvent être souvent redevables à l’émotionnel, leur construction est la plupart du temps rigoureuse. Par ailleurs, la vision d’une cléricature religieuse ou laïque vouée aux seules valeurs morales, voire métaphysiques, relève d’un certain angélisme purement illusoire que la seule observation historique dément. Enfin, les idéologies contemporaines de Benda ne sont que les formes renouvelées de systèmes de pensée et de systèmes politiques qui ont toujours voulu assurer leur emprise sur l’individu et l’intégrer à une masse asservie. L’Inquisition ou l’absolutisme monarchique, par exemple, ont mis en lumière la collusion des clercs et de la politique dans une même entreprise totalitaire. La trahison des clercs, au sens que lui donne Benda, n’est donc pas une nouveauté. Vraisemblablement, elle est davantage perçue lorsqu’elle se manifeste au profit de politiques dont on n’approuve pas le substrat idéologique.

Si l’ouvrage de Benda a connu un incontestable succès auprès du public, c’est peut-être justement parce que l’engagement politique de beaucoup d’intellectuels concernait alors des idéologies qui pouvaient légitimement inquiéter une grande partie de l’opinion encore sous le coup des violences de la guerre et de la dislocation des empires russe, allemand et austro-hongrois. Communisme et fascisme s’imposent dans les débats, tandis que l’Action Française à laquelle se rallie une partie de l’intelligentzia, poursuit son combat anti-républicain. Benda lui-même, bourgeois aisé, juif et croyant, est représentatif d’une aspiration libérale à voir plutôt les intellectuels jouer un rôle modérateur, en se faisant les défenseurs d’une éthique humaniste apaisant les passions idéologiques. Aujourd’hui encore, des penseurs qui se réclament du libéralisme se réfèrent à Benda ; c’est le cas, par exemple, de Jérôme Perrier, normalien, historien du libéralisme, qui en juin 2019 fustigeait l’engagement politique de Sartre ou de Michel Onfray comme de nouvelles trahisons de clercs.

Cependant, malgré une méconnaissance de l’essence du politique et de la nature véritable des clercs qu’a souligné il y a quelques décennies Régis Debray dans un entretien avec le Nouvel Observateur, il faut reconnaître à Benda le mérite d’avoir reposé à un moment opportun, les termes d’un vrai débat qui est celui qui met en présence le Pouvoir Temporel (incarné hier par les monarques, aujourd’hui par les gouvernements des Etats) et l’Autorité spirituelle (incarnée hier par l’Eglise, aujourd’hui, plus largement, par les individus ou les organisations qui font autorité dans l’ordre de la philosophie, de la morale, de l’analyse historique). Ouvrir ce débat en 2020, c’est s’interroger sur les formes et les limites de l’engagement politique des intellectuels à un moment où la classe politique est fortement discréditée et où trop d’intellectuels apparaissent dans un rôle de supplétifs du pouvoir politique. C’est l’objet de cet article qui propose une réflexion au travers des profils respectifs du « Tribun » (celui qui tient le discours politique et met en œuvre une idéologie, parce que le rôle du politique est de réaliser) et du « prophète » (non pas l’annonciateur de l’avenir, au sens qu’a pris à tort ce terme, comme l’a souligné Marek Halter, mais celui qui est conscient de représenter une autorité morale et qui en exprime la portée jusque dans la sphère du collectif en procédant, le cas échéant, à des mises en garde, à la manière des prophètes de l’Ancien Testament.

Ainsi présentés, les rôles paraissent clairs. Cependant, il s’agit d’une vision théorisée. Dans la pratique chacun tend à empiéter sur l’autre et leurs limites ne sont pas aisée à définir. En effet, c’est précisément parce qu’il se réfère à des valeurs qui n’auraient pas de portée significative si elles demeuraient abstraites, que le prophète les projettera dans une vision politique dont la formulation-même constitue l’amorce d’un engagement : jusqu’où ? Quant au tribun, l’idéologie qui sous-tend son discours et son action n’est pas exempte de référence à des valeurs qui, si elles ne rejoignent pas celles du prophète, acquerront leur propre portée prophétique. Cette porosité des rôles génère une rivalité qui peut évoluer en conflit ouvert. L’histoire nous en rapporte les exemples tels que les épisodes qui ont vu l’opposition du Saint-Empire à la papauté ou la condamnation de tel monarque par le pape (allant jusqu’à l’excommunication). Dans le contexte laïcisé des Etats modernes, quoique l’Eglise demeure détentrice de son autorité spirituelle qu’elle doit partager avec d’autres organisations religieuses, les formes nouvelles d’autorité morale qui ont pris le relai des humanistes de la renaissance et des Lumières du 18ème siècle se situent dans l’entité diversifiée où l’on retrouve philosophes, penseurs, auteurs divers, artistes, et qu’on identifie sous le terme « intellectuels ». Terme ambigu lorsqu’il s’agit de les différencier des politiques car ces derniers ne sont pas dénués d’intellectualité. L’ambiguïté est levée lorsqu’on considère que l’intellectuel n’est qu’intellectuel, c’est-à-dire hors de « l’action réalisatrice », donc non-engagé dans l’action politique, c’est-à-dire hors de tout mouvement partisan.

Cette clarification permet de revenir au cœur du débat à la veille de l’entrée dans le second quart du 21ème siècle (et du centenaire de La trahison des clercs !).

S’agissant du discrédit de la classe politique, on peut avancer trois causes principales : la récurrence des « scandales » qui entache la politique d’un stigmate de « malpropreté », surtout depuis qu’une crise endémique affecte une majorité de citoyens ; l’échec patent d’une gouvernance qui se montre incapable de répondre aux attentes prioritaires desdits citoyens et d’anticipation, même sur le court terme (« gouverner c’est prévoir » disait le président Giscard d’Estaing dans la décennie 1970) ; le sentiments d’une perte de contrôle de l’électorat sur les orientations politiques qui paraissent davantage émaner de la nébuleuse floue d’organismes internationaux, d’accords bi ou multilatéraux, de puissances financières opaques. Un indicateur de ce discrédit est constitué par l’abstention électorale et le vote blanc.

S’agissant des intellectuels, ils semblent avoir succombé à la séduction des idéologies et surestimé le pouvoir politique. Ce n’est pas une trahison, c’est une inversion : le politique devient l’inspirateur du discours de l’intellectuel et celui-ci, loin de prendre de la hauteur, « colle » à l’actualité sans l’indispensable recul critique du « sage ». Cette posture rappelle ces chroniqueurs apologistes défenseurs des idées et des actes des souverains, tel Jean de Navarre, auteur thuriféraire d’une vie de Saint-Louis. L’histoire récente est jalonnée de ces parcours navrants d’intellectuels ayant succombé à la tentation d’un engagement partisan en endossant l’habit du tribun. Citons, par exemple, Robert Brasillach qui fut incontestablement un intellectuel brillant et qui aurait pu exposer une conception de l’organisation politique et sociale en s’appuyant sur des principes, c’est-à-dire les fondamentaux de cette vision. Au lieu de quoi il s’est engagé dans un combat de tribun qui l’a conduit à rallier la Collaboration la plus active, développant un discours émotionnel sans nuance. Plus près de nous, la victoire de François Mitterrand en 1981 après plus de vingt ans de pouvoir sans partage de la Droite, a éveillé chez beaucoup d’intellectuels la tentation d’un engagement partisan à laquelle ils ont succombé d’autant plus facilement qu’ils ne résistèrent pas davantage à l’appel de médias soucieux d’entretenir la scène de la « politique spectacle ». On notera, d’ailleurs, quel « piège à intellectuels » constituent lesdits médias, de même que les réseaux sociaux apparus depuis, car ces vecteurs n’ont cure des principes et autres abstractions intellectuelles, l’actualité immédiate et concrète y étant seule prise en considération. Ni hauteur de vue, ni recul critique possibles pour l’intellectuel !

Or, dans le contexte de perte de repères et de confusion des idées et des valeurs que tout le monde, ou à peu près, reconnait, la société a plus que jamais besoin de retrouver des principes et des fondamentaux. On pourrait même ajouter : « quels qu’ils soient », car ce qui importe c’est que réapparaissent des prophètes qui ne sacrifient pas la liberté de leur pensée au désir de paraitre et au plaisir de plaire. Ce qu’ils ont à dire doit s’affranchir des schémas usés et des systèmes à bout de souffle. Quand on n’a plus rien de nouveau à annoncer et que le peuple peut dire « plus ça change, plus c’est pareil », tandis qu’on le plonge dans les rêves du sommeil artificiel que lui procurent « le pain et les jeux », une décadence fatale n’est pas loin. C’est ce qui a perdu Rome.

Le pain, aujourd’hui, c’est ce minimum de moyens que l’Etat est très soucieux d’assurer aux plus indigents, non pas par humanité, mais pour éviter tout risque de révolte. Les jeux ce sont les sports-spectacles, les divertissements télévisés et autres pourvoyeurs de rêve : telle est la perversité d’une gouvernance anesthésiante. Faut-il aller jusqu’à souhaiter une crise majeure mettant fin au décervelage organisé ? Nous donnerons la préférence au réveil colérique d’intellectuels redécouvrant leur fonction prophétique.

JUNIUS

26 Juillet 2020

Julien Benda, La trahison des clercs

Raymond Aron, L’opium des intellectuels

Antonio Gramsci, La cité future (je hais les indifférents…)

René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel

Ahmed Ben Naoun, Fonction prophétique et fonction politique

Marek Halter, Je me suis réveillé en colère

Nouvel Observateur, De Sartre à Foucault 20 ans de grands entretiens dans le Nouvel Observateur

Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence

Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain

André Glucksmann, Les maîtres penseurs

André Glucksmann, La bêtise