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Un néo-nomadisme pour le 3ème millénaire ?

22 mars 2024 par
Simon Couval

A une époque pas si lointaine -jusqu’au milieu du 20ème siècle- on enseignait l’histoire de France aux enfants du primaire en l’agrémentant de clichés naïfs mais propres à marquer les esprits : En Gaule, les druides coupant le gui avec une serpe ; Saint-Louis rendant la justice sous un chêne ; les « fillettes » du roi Louis XI ; la poule-au-pot et le panache blanc de Henri IV. Il y avait aussi les sentences ou aphorismes prêtés aux figures majeures de cette histoire : « L’Etat c’est moi » ! (Louis XIV) ; « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes » ! (Mirabeau) ; « Impossible n’est pas français » ! (Napoléon Ier).

Parmi ces « bons mots » ou « petites phrases », arrêtons-nous sur la tranquille affirmation qu’on devrait à Sully, ami et ministre de Henri IV : « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France ». Belle formule qu’on pourrait encore inscrire sur une banderole déployée aux portes du Salon de l’Agriculture. Mais si l’on en croit la légende biblique, c’est au commencement du monde post-édénique que s’affirma la répartition fonctionnelle entre éleveurs et agriculteurs. Les deux fils d’Adam et Eve en étaient les représentants emblématiques : Caïn cultivait la terre, Abel faisait paître des troupeaux. Cette répartition induit deux modes de vie : les plantes et les arbres étant enracinés dans le sol et nécessitant des soins constants, l’agriculteur est fatalement sédentaire ; les bêtes, elles, peuvent se déplacer, et c’est même indispensable pour leur assurer, grâce à la transhumance, les herbages les plus favorables à leur nutrition selon les saisons ; l’éleveur sera donc nomade. Ce sont deux voies qui se dessinent ainsi, déterminant deux vocations. C’est tellement vrai que, même arraché à la terre par sa fuite après le meurtre d’Abel, Caïn, selon la genèse, fondera des villes, réalisations-mêmes de la sédentarisation.

Dans l’histoire réelle les choses ne vont pas aussi vite. L’époque du paléolithique fut celle du nomadisme généralisé, car à défaut de culture et d’élevage, les groupes humains étaient tributaires de la recherche de la nourriture (cueillette, chasse, pêche) et des évolutions climatiques. Leurs déplacements relevaient d’une nécessité vitale. Avec le néolithique, c’est la sédentarisation qui tend à se généraliser. Un habitat moins précaire voit le jour avec des constructions plus durables. Une occupation organisée du sol donne naissance aux notions de territoire et de propriété. On entre véritablement dans l’histoire quand cette organisation atteint un niveau collectif avec l’apparition des cités, des cités-Etats, des royaumes puis des empires (voir notre article Mythe impérial et réalités communautaires). Le nomadisme perdure essentiellement au travers des tribus d’éleveurs comme on a pu le constater au Proche et au Moyen-Orient, en Asie et dans de nombreuses régions d’Europe. Il y a aussi un nomadisme résultant des conquêtes mais de nature intermittente, précédant de nouvelles sédentarisations (colonisations). Hérité d’habitudes ancestrales, il existe un nomadisme caractérisant la culture encore vivante de certaines ethnies comme les Roms, Tsiganes et autres Gitans.

Revenant à la Bible, on peut se demander si le nomadisme n’avait pas la faveur de Dieu, pour des raisons relevant d’un mystérieux « plan divin », soit qu’il fut une des formes du « châtiment », soit qu’il corresponde à une volonté d’essaimage sur toute la surface de la terre (Croissez et multipliez-vous !) ou encore qu’il fût aux yeux du Créateur la forme de vie la plus souhaitable pour l’humanité. C’est d’abord la préférence manifestée à l’égard d’Abel. Plus tard, Dieu empêche la construction de la Tour de Babel, « super-ville » préfigurant nos mégapoles, et disperse les habitants. Pour libérer les hébreux, il choisit Moïse qui était un pasteur gardant en pâture les moutons de son beau-père Jétro. Enfin c’est l’Exode, quarante ans d’errance dans le désert avant d’entrer dans la Terre Promise. Mais, hormis le Temple dont Il ordonne la construction en en précisant les spécifications, Dieu a-t-il souhaité la sédentarisation des Hébreux ? On peut en douter quand on considère les vicissitudes qu’a connu le « Peuple Elu » : Rivalités tribales, destruction de Jérusalem et captivité à Babylone, conflits internes incessants, occupation romaine, destruction définitive du Temple. Alors commence la diaspora, forme de nomadisme des peuples exilés et dispersés. Or, c’est dans cet exil et cette dispersion, et malgré les persécutions, que va s’épanouir le génie propre des juifs et conduire beaucoup d’entre eux à occuper des places prépondérantes dans la société européenne, puis aux USA. L’antisémitisme récurent des Européens a inspiré le désir d’un retour à la « Terre Promise » que précipita le choc de la Shoa, mais la fondation de l’Etat d’Israël fut-elle une bonne idée ? Confronté à l’hostilité environnante des Arabes et aux organisations armées qui soutiennent la cause palestinienne, cet Etat ne survit qu’au prix d’une situation de violence permanente qui semble reproduire et pérenniser les épisodes guerriers de l’Ancien Testament.

A côté de la diaspora juive, l’Europe a connu et connait encore des ethnies résolument attachées au nomadisme et posant les problèmes de la difficile conciliation de cette culture avec les institutions des pays dont ils parcourent les territoires. On regroupe ces peuples sous le vocable imagé de « Gens du Voyage ». Il y a d’ailleurs un lien entre leur nomadisme et celui, en voie de sédentarisation, des cirques et de ce que furent les théâtres ambulants.

Moins évident, apriori, est le lien possible entre le nomadisme et les mouvements de rupture sociale qui sont apparus dans la seconde moitié du 20ème siècle. Ils se sont caractérisés par un rejet de la société urbaine asservie aux impératifs d’un système ressenti comme oppressant, voire oppressif, et restreignant de fait, sinon de droit, la liberté individuelle. Au rejet de ce qu’on appelait alors « la société de consommation » s’ajoutait le positionnement non-violent et le pacifismes (tel que l’illustrait par exemple Lanza del Vasto (nom d’auteur du Prince sicilien Lanza di Trabia-Branciforte). Beaucoup de jeunes, notamment les Hippies, ont prôné le retour à l’authenticité de la terre, choisissant de se rassembler en petites communautés et d’élever des ovins dans des régions à dominantes rurale et peu peuplées (en France, le Larzac en fut la référence). Ce furent aussi les années où apparut l’écologie, portée par la parole et les écrits de penseurs en rupture avec l’évolution de la société capitaliste libérale. Héritière de penseurs tels que les physiocrates, Elisée Reclus ou von Humboldt, l’écologie politique s’imposa avec des leaders tels que René Dumont.

Cependant, à la même époque où émergeaient ces mouvements non-violents, des groupes restreints mais plus radicaux, choisissaient la lutte armée pour combattre la même cible : capitalisme, multinationales, politiciens corrompus etc. Ce fut le cas d’Action Directe en France, des Brigades Rouges en Italie, de la Rote Armée Fraktion (Bande à Bader) en Allemagne. Plus tard vint le terrorisme islamiste.

Ce qui autorise le rapprochement de ces mouvements terroriste (y compris le terrorisme islamiste) avec les mouvements de type Hippies ou l’écologisme, malgré leurs totales différences d’objectifs à court terme et surtout de modalités d’action, c’est que tous expriment un rejet des systèmes en place, dominés par la recherche du profit à tout prix, l’esprit de jouissance et le mythe de la croissance continue. Les pays occidentaux qu’on disait « industrialisés » auraient eu grand intérêt à s’interroger sur les causes profondes de ce qu’ils ont sans doute considéré comme les manifestations marginales d’asociaux, de loosers, de rêveurs ou de rebelles enragés, sans établir de lien entre elles évidemment. A l’époque on se préoccupait surtout d’en rechercher la source dans l’action subversive supposée de l’URSS car on raisonnait presqu’exclusivement en termes d’affrontement Est-Ouest, Occident capitaliste (le « monde libre » !) contre bloc communiste (les « pays totalitaires »). L’idée qu’il puisse s’agir de causes internes à notre propre société, induites par les excès de la croissance industrielle, le gavage consumériste, la répartition inéquitable des richesses, l’insupportable corruption des politiques et le lâche silence des élites, ne semble avoir effleuré, ni les gouvernants, ni les brillants analystes prompts à apporter avec assurance des réponses correctes et définitives à chacun de ces cas de rejet traité séparément. Des jeunes qui se marginalisent en décidant d’élever des moutons, de tisser leur laine et de fabriquer des fromages ; d’autres qui vont rechercher la sagesse en Inde ou au Népal ; des citoyens qui s’engagent dans la lutte pour la protection de l’environnement « prétendument » menacé ; des terroristes signant des attentats, enlevant et tuant des personnalités de « l’establishment » : aucun rapport !

Eh bien nous disons, nous, qu’il y a un rapport : le même refus de voir se poursuivre l’action néfaste pour les individus et la planète, d’un système pseudo-démocratique fondé sur de fausses valeurs démentant un humanisme prétendu. Et ce refus, exprimé clairement depuis le dernier quart du 20ème siècle, au travers des comportements que nous venons d’évoquer, était un signe annonciateur de l’usure dudit système. Faute de l’avoir pris au sérieux -et il a peut-être mieux valu pour que se précise la rupture- l’Occident capitaliste libéral et le bloc communiste, irréductiblement opposés dans leurs visions du monde, mais complices dans son partage et sa vassalisation par l’argent et/ou la force, acoquinés dans une « coexistence pacifique » fondée sur l’escalade de la terreur nucléaire, se soutenant de fait comme les deux arches d’une ogive, ont accéléré leur décadence. L’un s’est effondré, l’autre se délite.

Il n’est pas utile de faire la démonstration du chaos mondial, l’observation de l’actualité y suffit. Certes, les vieilles structures survivent et parviennent même, grâce aux technologies et aux effets induits de la récente pandémie, à donner l’apparence de la maîtrise d’un nouvel ordre qui émerge. Mais si celui-ci conduit à consolider le rapport « maîtres-esclaves » (voir notre article Le conspirationnisme…), il peut aussi favoriser dans une partie de la population (la moins moutonnière) une évolution des comportements « libératoires ». En effet, il n’est pas impossible -et c’est souhaitable- qu’on assiste au développement progressif d’un néo-nomadisme qui pourrait caractériser l’ordre social du 3ème millénaire.

Les facteurs d’un tel « ressaisissement » fondé sur la multiplication de prises de conscience et d’initiatives individuelles, hors de toute incitation étatique et sans pouvoir motiver qu’on les entrave au nom de la légalité, sont indéniables.

La convergence de la crise endémique qui depuis des décennies précarise l’emploi (entrainant notamment les embauches de courte durée), et des parades à la pandémie de la Covid19, a favorisé à la fois une systématisation de la communication numérique (services publics et privés, commerce en ligne, télétravail etc.) et la réorientation professionnelle entrainée par la mise en lumière brutale de l’obsolescence ou de la fragilité de certains types d’activités, donc d’emplois.

Par ailleurs, en partie du au renforcement des convictions écologiques et en réaction aux conditions de vie imposées par une urbanisation déshumanisée, une partie des nouvelles générations n’adhère plus au mythe de la sédentarisation réputée sécurisante et économiquement rentable. Bien que le système continue à encourager l’obsessionnel attrait de « l’accession à la propriété » qui permet d’emprisonner dans le crédit et de fixer les moutons dociles, on commence à voir des comportements inspirés par ce que Rimbaud appelait « la liberté libre ».

Le nomadisme apporte une réponse concrète et pertinente à une telle aspiration. Aujourd’hui, un PC et un smartphone sont suffisants pour préserver des liens sociaux et professionnels, et la liberté de déplacement est une réponse à la fluidité de l’emploi telle que la pratiquent déjà les travailleurs saisonniers ou intermittents, par nécessité mais aussi, plus souvent qu’on ne le pense, par choix.

Bien entendu, il est clair que le nomadisme ne s’imposera, ni ne se généralisera de façon significative dans les décennies qui viennent. Il représente, en tant que genre de vie, une rupture considérable avec des siècle de sédentarisation et trois quarts de siècle d’urbanisation intensive. Néanmoins, à terme, au fil d’une aggravation probable de la dégradation planétaire et de ses effets sur l’habitat, des incertitudes économiques et de leurs effets sur l’emploi, des troubles sociaux récurrents et de leurs effets sur la sécurité, des aspirations libératrices se feront jour. Le besoin de recul et de calme sera ressenti par beaucoup qui concevront l’absurdité d’un mode de vie aliénant. Le nomadisme moderne, en ne rejetant pas les technologies mais en les maîtrisant, en ne s’opposant pas aux pouvoirs mais en s’en tenant à distance, en ne confondant pas sociabilité et promiscuité, réservant la première à des lieux et des espaces de temps propices (comme le vivent déjà les routiers au long cours ou les marins hauturiers) peut s’avérer une voie d’avenir adaptée à l’entrée de l’humanité dans une zone temporelle de grande turbulence.

On ne peut exclure que pour des raisons aussi bien géopolitiques que climatologiques, s’effectuent d’importants déplacements collectifs de populations (c’est déjà le cas avec l’Afrique). On peut imaginer (des spécialistes l’imaginent déjà) une émigration extraterrestre vers la Lune, Mars ou Vénus, voire vers des exoplanètes récemment découvertes et si nombreuses dans notre galaxie (la Voie Lactée) que la probabilité de conditions de vie propices y est très forte. De plus, quoiqu’encore à l’état de théorie, l’utilisation de la courbe de l’espace-temps pourrait faciliter ces exodes grâce à la réduction considérable des temps de déplacement. Considérant les progrès accomplis depuis moins d’un siècle dans le domaine astronomique et astrophysique, il n’est pas insensé d’envisager de telles possibilités à l’horizon de la fin de ce siècle. Des penseurs aussi sérieux que le célèbre Stephen Hawking ont pris en compte cette hypothèse.

Il est donc évident que dans l’éventualité d’un tel contexte, l’attachement durable au sol ne serait plus de mise. La perspective territoriale de l’individu devrait alors s’élargir à des dimensions continentales, voire planétaires et interplanétaires. Aujourd’hui fiction, cette vision pourrait devenir réalité au cours du millénaire qui vient de commencer.

Mais cela irait évidemment bien au-delà des aspects physiques d’une telle évolution. Malgré la révolution copernicienne et toutes les découvertes relatives au système solaire et à un périmètre de plus en plus important de l’univers, les mentalités sont demeurées fortement géocentriques, parce que toutes les croyances, toutes les pensées, ont été formatées dans et/ou par cette perspective. En étant projeté de fait, par nécessité, dans un espace « décentralisé » (au sens étymologique, c’est-à-dire sans attraction centrale), l’humanité remettra fatalement en question bien des croyances et des pensées qui ont souvent été des obstacles à sa progression.

En dépit de la révolution industrielle du 19ème siècle et de celle, encore plus considérable, du cybernétique et du numérique à la fin du 20ème siècle, nous sommes demeurés dans une sorte de néolithique prolongé et amélioré. La pierre (lythos en grec) ne pourra plus être la référence d’un nouvel âge marqué, au contraire, par le détachement de cet élément qui fut la base-même de la sédentarisation. Cet âge, caractérisé par une vision globale de l’univers, serait probablement le premier d’une ère « cosmique » (du grec cosmos, ordre du monde, de l’univers). Sommes-nous en passe d’entrer dans « l’âge paléocosmique » ? ***