« Carpe diem, quam minimum credula postero » (cueille le jour présent et sois le moins crédule possible pour le suivant) a écrit Horace. Cette sentence empreinte de sagesse épicurienne, pragmatique et lucide, nous semble bien planter le décor de la dramaturgie qu’annonce le titre de cet article. Car elle énonce le contraire de ce qui fait le grotesque et le tragique de la condition humaine depuis des millénaires -et singulièrement dans les convulsions du changement d’ère qui se précise aujourd’hui : l’incapacité des individus à vivre en harmonie dans le présent, le mental obsessionnellement accaparé par les représentations idéalisées du passé et les visions tout aussi idéalisées du futur. Entre mensonges et mythifications, l’histoire et la prospective égarent les peuples plus qu’elles ne les éclairent.
L’histoire fondatrice
Le droit constitutionnel nous a appris que les trois éléments constitutifs d’un Etat sont : une population, un territoire, une souveraineté. On pourrait en ajouter un quatrième : une histoire. Parce que l’histoire, en rassemblant la population dans le récit d’un destin commun, en fait plus qu’une agglomération d’individus : un peuple où cette communauté de destin collectif donne un sens au destin de chacun, lui assigne une place et un rôle depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Le peuple est une entité vivante, avec ses caractères propres qui le distinguent des autres ; il a même un génie propre (le volksgeist allemand), autrement dit une âme ! Ainsi, l’histoire justifie l’ordre social, l’exercice des pouvoirs, les ambitions légitimes autant que les sacrifices.
Cependant, si l’histoire se bornait au rappel d’une chronologie de faits bruts, elle ne pourrait pas produire ces effets. Il faut lui conférer la dimension du merveilleux en mythifiant les faits, au besoin en les inventant. Autrement dit, pour que l’histoire soit l’histoire, elle doit mentir. Le mensonge est consubstantiel à l’histoire, comme l’a bien expliqué l’historien et philosophe Pierre Miquel (1930-2007) dans son ouvrage Les mensonges de l’histoire (Perrin, 2002).
Le premier objectif de l’histoire consiste à permettre aux contemporains d’être reliés à des ancêtres, via le tronc et les ramifications d’un arbre généalogique plongeant ses racines dans le sol sacralisé d’un territoire : c’est le concept de patrie (terre des pères). Il s’agit, par ailleurs de sacraliser aussi les origines du groupe en évoquant des « temps héroïques », c’est-à-dire les temps lointains de héros emblématiques des qualités de la patrie, souvent engendrés par des dieux, demi-dieux eux-mêmes ou issus de quelque être prodigieux. Pour ce dernier cas, on retiendra, par exemple, la naissance de Mérovée qui a donné son nom à la dynastie mérovingienne (1) et aurait été engendré par l’accouplement de sa mère -la reine Altina épouse du roi Clodion- avec un fabuleux animal marin, le quinautaure.
Le talent des artistes est mis à contribution pour donner au récit historique -en fait légendaire- la consistance de l’écrit (poème épique ou chronique) ou de la représentation plastique (statuaire, fresques, bas-reliefs sur des monuments). Les Sumériens ont eu la légende de Gilgamesh, roi d’uruk, fils de déesse ; les Hébreux ont eu les livres de la Thora (Ancien Testament) ; les Grecs ont eu l’Iliade et Virgile a donné aux Romains l’Enéide (peut-être une œuvre de commande voulue par Auguste, premier empereur et fils adoptif de César, lui-même revendiquant pour ancêtre Iule, fils d’Enée dont la mère était Vénus) ; les Chrétiens, c’est-à-dire presque tous les peuples européens, se sont donné les Evangiles (Nouveau Testament), c’est-à-dire la vie et l’enseignement du Christ.
Les plus vieux d’entre nous se souviendront de « l’histoire de France » telle qu’on l’enseignait dans les classes du primaire : passant au-dessus d’une nébuleuse originelle où se mêlaient les Gaulois, les Franc-Saliens et les gallo-romains et assemblant sans complexe dans une unité de façade sous l’appellation Gaule, le puzzle de cinquante peuples bien différents (sur ce sujet voir notre article Le contrat social pour tous), cette histoire nous racontait à coup d’images édifiantes, nos ancêtres les Gaulois qui étaient blonds et avaient les yeux bleus, Vercingétorix le vaincu glorieux, Clovis et le vase de Soisson, Charlemagne et l’Ecole, Saint-Louis rendant la justice sous un chêne, Henri IV inséparable de son panache blanc et de sa poule-au-pot, Louis XIV roi soleil, le Serment du jeu de Paume, Valmy, Bonaparte au pont d’Arcole (alors qu’en réalité il est tombé dans la rivière !), la conquête de l’Europe par Napoléon, l’Empire colonial républicain présent sur les cinq continents (où à l’instar de son rival britannique le soleil ne se couche jamais), les taxis de la Marne, Verdun, la victoire de 1918 sur le nouvel ennemi héréditaire (les Allemands ayant depuis 1870 succédé dans ce rôle aux Anglais avec lesquels une « Entente Cordiale » scellait dès 1904 la vraie fin de la Guerre-de-Cent-Ans) : autant de jalons d’une extraordinaire saga magnifiant le génie d’un peuple vaillant, créatif, conquérant, faisant l’admiration du monde … et autant de mensonges !
Mais c’est tellement beau et cela nous rend tellement fiers ! Alors, fi des invraisemblances, des paradoxes, des contradictions, des maquillages ! On a encore vu récemment (en 2019 !) la République laïque heureuse d’avoir sauvé des flammes de Notre-Dame de Paris en feu la Couronne d’Epines, relique à l’authenticité plus que douteuse, achetée à prix d’or aux frais du royaume (l’équivalent d’un budget annuel à l’époque) par Louis IX, roi sanctifié, antisémite et pourfendeur impitoyable d’infidèles, mort pestiféré dans la débâcle de la dernière Croisade. Mensonge sur l’objet et mensonge sur ce roi (à qui on accordera quelque circonstance atténuante pour nous avoir laissé la Sainte Chapelle, joyaux architectural incomparable).
En fait, les mensonges de l’histoire sont les auxiliaires indispensables de la légitimation des pouvoirs. Ainsi, en 1996 le Pape est venu à Reims célébrer l’approximatif anniversaire du baptême de Clovis ; un fait réel, sans doute, mais auréolé de la légende de la « Sainte Ampoule » apportée du ciel par une colombe (le Saint-Esprit !) pour l’onction du monarque (d’où, ensuite, les sacres des rois de France dans cette ville) et un acte religieux qui doit certainement moins aux exhortations complaisamment présumées de la pieuse épouse du roi Franc, qu’à un double impératif : pour le Pape la nécessité d’un pacte avec le pouvoir temporel pour renforcer l’autorité spirituelle d’une Eglise fragilisée par les hérésies ; pour Clovis, la nécessité de fédérer sous les auspices d’une religion d’Etat les sujets encore assez barbares et enclins aux querelles d’un royaume en construction.
Mais puisque nous parlons de Reims, évoquons la légende -que certains voudraient histoire- de la gémellité de cette cité avec Rome en prétendant qu’elle fut fondée par Rémus après sa rupture avec Romulus ! Une légende qui masque peut-être la réalité moins glorieuse d’un comportement « collaborationniste » des Rèmes, peuplade gauloise n’ayant pas opposé de résistance à Rome, et qui pourrait expliquer les bénéfices qu’elle en aurait tirés en reconnaissance de cette attitude. N’est-ce pas à Reims que s’élève La porte de Mars qui est le plus grand arc de triomphe romain en Europe ?
De tout ceci il ressort que s’il semble apparaitre comme une évidence que l’histoire est la « connaissance » du passé, on peut se demander si elle n’en est pas plutôt une « représentation », une mise en scène. Dans ce cas l’observateur est en fait créateur de ce qu’il feint d’observer. Il ment et se ment. Le contenu de l’histoire n’est plus quelque chose qui vient du passé, mais quelque chose qui est produit par le présent, une justification du présent, le fruit d’une logique où l’enchainement se fait à rebours, en quelque sorte une » rétro logique ».
Il y a plus encore matière à s’interroger si l’on considère le simple enchainement factuel dépouillé de tout mensonge, de toute mythification, mais aussi de tout déterminisme donnant l’illusion d’une linéarité vectorielle : cela devient un parcours soumis aux aléas de la contingence et où s’imposent des nécessités modificatrices. On entre ici dans quelque chose qui n’est pas sans évoquer la relativité et la mécanique quantique. C’est l’idée d’une multiplicité de l’histoire, comme a été imaginée une multiplicité de l’univers (le concept de multivers). L’arbre de l’histoire cacherait-il la forêt du temps ? Car la multiplicité des suites possibles de chaque moment présent ne régirait pas que le temps des hommes, mais dès l’origine de l’univers puis de la Terre, l’histoire de tout le vivant. Il y aurait même une histoire de la Terre où l’espèce humaine n’apparaitrait pas, ce qui simplifierait d’ailleurs notre travail ! Plus sérieusement, imaginez les milliards de ramifications du temps à partir d’un moment donné (par exemple la mort de César avant la guerre des Gaules ou la victoire de Napoléon à Waterloo) qui se situe lui-même au bout provisoire d’une branche parmi des milliards de ramifications issues de milliards d’années d’arborescence ! Vertigineux, non ?
L’histoire meurtrière
Si l’histoire a un rôle fondateur, ses innombrables mensonges qui y ont contribué et continuent d’abuser les peuples, ont aussi, le plus souvent, conduit à des massacres. Les tenants du droit du sang ne croient pas si bien dire en énonçant ce principe de nationalité, car c’est effectivement le sang versé sur son sol qui nourrit la Patrie. « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie » proclame le chant des Girondins. Car il n’est pas d’authentique patriote qui n’assume ce destin sacrificiel.
On s’horrifie des sacrifices humains offerts à leurs dieux par les Incas ou les Mayas (qui ont d’ailleurs fait moins de victimes dans ces peuples que les armes des très chrétiens conquistadors), mais on trouve compatibles avec nos principes « civilisés » des guerres comme celle de 1914-1918 qui ont été d’abominables boucheries (2), de surcroit suicidaire pour leurs protagonistes. La Première Guerre Mondiale a scellé le déclin de l’Europe et la France en porte la responsabilité autant que l’Allemagne, car durant les années qui ont précédé le conflit s’y est entretenu un nationalisme haineux, outré jusqu’à la déraison. Il suffit de se reporter à la presse de l’époque ou de rappeler les propos de certaines élites, tels que ceux du très chrétien et très humaniste Charles Péguy appelant au passage par les armes de Jaurès dès le début de la guerre pour ne pas laisser « un traitre nous poignarder dans le dos ». Un appel au meurtre entendu par l’assassin de Jaurès, bras armé du doux poète Péguy et sans doute, hélas ! approuvé par une majorité de ceux dont les pacifistes savaient qu’on les enverrait en masse à la mort et aux mutilations mais qui partirent enthousiastes, « la fleur au fusil ».
Si la Deuxième Guerre Mondiale a été l’affrontement d’idéologies (en gros : Fascisme vs démocratie), la première a été celui de nationalismes nourris par des visions de l’histoire. Au vu du bilan, demandons-nous qui, des bellicistes ou des pacifistes étaient les plus lucides : à l’issue du carnage, la situation politique était encore pire qu’avant, créant dès le traité de Versailles les conditions d’un nouvel affrontement ; 18,6 millions de morts civils et militaires (dont 3,3 pour la Russie, 2,5 pour l’Allemagne, 1,7 pour la France, 1,6 pour l’Italie), 21 millions de blessés et des dommages matériels évalués pour les Alliés à 132 milliards de marks-or (environ 165 milliards de francs-or au taux de conversion de 1913). Quant à Péguy, presqu’un mois jour pour jour après l’assassinat de Jaurès dont il fut intellectuellement et moralement commanditaire, il eut le privilège de connaître « le sort le plus beau, le plus digne d’envie » (3) : mourir pour la patrie.
On célèbre encore chaque année avec ferveur l’anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918 comme un jour de victoire. Ne serait-il pas plus décent d’en faire un jour de deuil ?
Prévision, prophétie, préscience, prospective : l’histoire du futur telle qu’on l’écrit aujourd’hui
Quelles que soient les modalités de leur expression, toutes les visions du futur, à l’instar de celles du passé, sont les produits du présent ; car personne de peut nous parler depuis des temps non encore advenus pour nous en adresser les chroniques ! C’est dire que ces visions pâtissent fatalement des mêmes tares que celles qui affectent l’histoire : mensonge, mythification, idéalisation.
L’arrogance, l’absence de modestie, les affirmations péremptoires, l’ignorance volontaire du conditionnel et de tout terme ou toute expression nuançant ce qui est énoncé, sont flagrants. C’est toujours le dogmatisme imbécile et, surtout, l’étroitesse d’esprit, les œillères qui occultent des pans entiers de la réalité. Beaucoup de ceux qui nous parlent avec assurance d’un futur planétaire, se placent grotesquement dans une perspective limitée à leur microcosme territorial et/ou intellectuel.
Au mois de septembre 2023, lors d’un débat télévisé opposant le philosophe Michel Onfray et un chirurgien adepte du transhumanisme, ce dernier a déclaré que l’intelligence artificielle (IA) étant supérieure à celle de l’homo sapiens, la seule voie de salut pour ce-dernier résidait dans l’hybridation avec l’IA, via des implants. On ne manquera pas de reconnaître dans ce propos le positionnement pas vraiment nouveau de ceux qui, face à une menace et admettant leur défaite (effective ou inéluctable à terme, selon eux), affirment la nécessité de s’allier à l’ennemi ou adversaire, en espérant tirer avantage de leur collaboration avec le plus fort. C’était exactement le raisonnement des « Collabos » sous le régime de Vichy. Or, l’expérience a prouvé, notamment si l’on se réfère à la gouvernance de Pétain et Laval, que dans cette « hybridation » on n’aboutit qu’à renforcer l’emprise de celui auquel on s’aliène, sans en tirer profit. C’est également se fonder à tort sur le postulat d’une inévitable suprématie de l’autre. La question que pose l’IA est moins son haut niveau de performance (qui est quand même le produit de l’ingénierie humaine !), que l’usage qui en est fait par ceux qui la contrôlent. On pourrait d’ailleurs prendre l’exemple de toutes les inventions qu’on peut considérer comme « plus performantes » que l’homme : l’automobile est considérablement plus rapide que le meilleur champion de course à pied, mais c’est l’homme qui la construit, qui l’alimente et qui la conduit. Ajoutons que la perspective que soutenait le transhumaniste d’une généralisation de l’hybridation et de la prise en charge de son coût par l’Assurance Maladie est totalement irréaliste : déjà la « Sécu » ne rembourse que chichement les prothèses dentaires, alors on imagine mal comment elle débourserait des sommes considérables pour la pose d’implants qui, hormis des cas tels que la cécité ou la paralysie, ne correspondraient à aucune nécessité thérapeutique. C’est aussi ignorer que notre système de protection sociale est une spécificité française qu’on ne retrouve sous des formes comparables que dans une minorité de pays.
Si nous nous sommes un peu attardés sur le cas du prosélyte transhumaniste, c’est qu’il porte la marque d’une manière d’exposer une vision du futur caractéristique d’un idéalisme forcené refusant toute alternative au regard qu’il porte sur l’avenir. C’est « je crois » s’opposant à « je pense ». Quand je crois, je projette sur un axe unique à partir d’un fait présent causal (ici : l’irruption de l’IA dans la réalité scientifique) un ensemble de faits futurs présentés comme les seuls effets possibles de cette cause. On peut parler de « vision déterministe ». Quand je pense, je n’opère pas une projection, mais Je vais évoquer les enchainements logiques reliant le fait causal à des probabilités d’effets factuels dans le futur. Nous allons donner quelques exemples de la manière dont peut se présenter une réflexion sur le futur « pensé ».
Penser le futur
C’est précisément en partant de la question de l’IA qu’on peut faire un constat qui peut servir de base à un enchainement logique conduisant à un scénario de conséquences pouvant apparaitre dans le futur. En effet, il est frappant, lorsqu’on observe le panorama médiatique à travers la presse écrite, la télévision, les sites sur Internet, les réseaux sociaux, de voir se dessiner deux types de pôles d’intérêt mobilisant l’attention des lecteurs, téléspectateurs et internautes. D’une part les informations, vraies ou fausses, fake news comprises, relatives à l’actualité à court terme concernant la politique, les faits divers, le sport, les jeux, l’univers people, les produits de consommation (de l’alimentation à l’automobile en passant par l’immobilier), les loisirs, les films récents, entre autres. D’autre part les informations relatives aux travaux et/ou avancées scientifiques et technologiques concernant aussi bien l’astrophysique ou l’exploration de l’univers, que la médecine, l’écosystème planétaire ou l’archéologie, les films de type « ciné-club », le tout en privilégiant la réflexion sur le long terme dans le passé comme dans l’avenir, notamment.
Nous pensons -mais ce n’est qu’une opinion- que la différenciation de ces pôles d’intérêt, si on ne peut en inférer une différenciation nette de deux catégories de population, correspond malgré tout à des dominantes de profils sociologiques, ne serait-ce que parce que l’accès à certains types d’information (et d’abord le désir d’y accéder), requiert une aptitude psychologique et/ou intellectuelle. A cette différenciation imputable essentiellement au niveau d’étude, correspond d’ailleurs un écart qui semble croissant entre le niveau moyen du contenu desdites études et le haut niveau de plus en plus élevé des spécialités disciplinaires qui sont à la pointe du progrès scientifique et technique.
Il y a quelques décennies, on avait évoqué une « fracture sociale ». Au vu du constat que nous venons de proposer, apparait le risque d’une fracture sensiblement plus grave entre des groupes humains en incapacité de communication parce que leurs langages respectifs leur sont mutuellement « inaudibles ». Quel échange, par exemple, entre un ingénieur de la NASA et un internaute adepte du complotisme qui nie la réalité de l’alunissage de 1969 (théorie des prises de vues tournées en studio) ? La gravité de l’incommunication apparait quand on constate, au vu de sondages, le nombre considérable de personnes convaincues par les délires véhiculés par les réseaux sociaux. Or, c’est une constante dans l’histoire de l’humanité, que l’impossibilité de communiquer par le dialogue et de se comprendre, en particulier lorsque la croyance l’emporte sur la pensée raisonnée, conduit à l’affrontement dans la violence. On n’est plus dans le débat d’idées, mais dans une forme de guerre de religions.
C’est pourquoi on ne peut écarter la possibilité que dans les décennies à venir s’accentue la tendance anti scientifique et anti technologique et sa manifestation dans des passages à l’acte terroristes (destruction de biens ou cyber-attaques). Cette tendance affecte déjà un écologisme extrême (arrachage de plants d’OGM, tentatives de destruction des méga bassines, manifestations violentes contre la percée d’un tunnel dans les alpes, vandalisme d’œuvres d’art etc.).
Ce scénario n’est qu’un exemple de la manière logique d’envisager le futur possible. On pourrait aussi imaginer des enchainements logiques à partir de la situation de plus en plus sensible engendrée par les déplacements massifs de population qu’on appelle encore à tort immigration ; ou bien ceux qui pourraient résulter des tensions géopolitiques critiques entre le bloc occidental (en gros, l’OTAN) et les puissances eurasiatiques (Chine, Russie). Cependant, les enchainements logiques demeurent des mécanismes intellectuels. Même lorsque leur probabilité est forte, ils peuvent être remis en cause par des aléas par définition imprévisibles : par exemple des cataclysmes majeurs (entre autres climatiques ou épidémiologiques). Penser le futur ne peut être qu’une série d’esquisses, les contours précis et définitifs ainsi que les couleurs de la fresque n’apparaissant que dans le présent de demain.
Un symptôme de crise : la quête désespérée du sens
Dans la dernière décennie du 20ème siècle, on a beaucoup utilisé l’expression « perte de repères » pour évoquer le malaise sociétal affectant, selon des modalités et des degrés divers, une grande partie de la population, tous âges confondus. Plus tard, on a parlé de « crise de civilisation », de « besoin de redonner ou trouver du sens aux choses ».
Ce sentiment d’une perte et/ou d’un besoin, exprime de toute évidence un désarroi face à l’accélération des changements qui affectent le quotidien individuel et collectif. On peut, bien entendu, l’imputer à l’irruption des nouvelles technologies, aux turbulences économiques, à la précarité de l’emploi. Mais en réalité il n’y a là rien de nouveau : les technologies nouvelles ont toujours nécessité un temps d’adaptation et certaines, dans un passé pas si lointain ont été considérables : par exemple le chemin de fer puis l’automobile supplantant la traction hippomobile, l’aviation, le téléphone. La crise mondiale de la fin de la décennie 1920 et du début des années 1930 a déclenché un énorme séisme économique et social. Or ces chocs, s’ils ont impacté les mœurs, n’ont pas engendré une perte des repères traditionnels et n’ont pas remis en cause les fondements d’une civilisation. Il faut donc rechercher plus en profondeur les causes du malaise ressenti depuis quelques décennies.
Nous parlons de « profondeur » car quoique se manifestant à la surface du cours historique, il est indéniable que les changements que nous venons de rappeler (et auxquels il faut ajouter la Première Guerre Mondiale, l’effondrement de trois empires, l’avènement du communisme et du fascisme) ont joué des rôles qui, sans être en eux-mêmes déterminants dans une crise de civilisation, on atteint le substrat des croyances, convictions et autres certitudes sur lequel, précisément, se fonde une civilisation.
En fait, l’atteinte à ce substrat est le résultat d’une accumulation de coups qui lui ont été portés, comme sous l’action d’un bélier, durant une période qui s’étend de la Première Guerre Mondiale à la fin du 20ème siècle. Cela inclut à la fois les changements de la fin du siècle et ceux de son début que nous avons évoqués pour affirmer que les premiers n’étaient pas nouveaux ! Leurs effets cumulés sur environ trois quarts de siècle se caractérisent par une décrédibilisation croissante des pouvoirs politiques, religieux et économiques induisant une perte de confiance et une modification significative du cadre et du mode de vie individuels et collectifs. Or, le cadre et le mode de vie qui avaient prévalu auparavant avait eu un effet stabilisant, tandis que ceux qui leur ont succédé, en fait plus par défaut que par conviction, n’ont pas réussi à apaiser un mal-être endémique.
Aperçu : pendant longtemps, la vie des gens, en Occident, s’est déroulée au rythme quotidien et annuel de la liturgie religieuse. Aujourd’hui encore, malgré le recul considérable de la pratique religieuse chez les chrétiens et le contexte désormais matérialiste des grandes célébrations telles que Noël, Pacques, la Pentecôte ou la Toussaint, sans oublier le repos dominical, ce sont encore ces fêtes qui régissent le calendrier des congés, les temps de loisirs et les pics de consommation de la population. A ce cadre et à ce mode de vie traditionnels ont succédé ceux que rythme une liturgie matérialiste se greffant en quelque sorte sur le calendrier liturgique chrétien : La grande bouffe et les échanges de cadeaux à Noël, la re-grande bouffe de Pacques, les transhumances des « ponts » de l’Ascension et de Pentecôte. Les églises sont désertées, mais les temples du consumérisme ne désemplissent pas.
C’est dans ce contexte que se manifeste une crise sens, dès lors qu’aux promesses de la religion, des idéaux philosophiques et du progrès scientifique qui, en fin de compte, s’adressaient à tous, indépendamment de la condition sociale particulière de chacun, ont succédé les promesses matérialistes de la société de consommation qui s’adressent également à tous mais dont la réalisation est conditionnée par la capacité de chacun à en acheter la réalisation. A l’instar de la pratique des « indulgences » qui permettaient d’acquérir des temps de paradis, le capitalisme libéral a créé le crédit qui permet d’acquérir des biens ou même de s’offrir des vacances sans les payer cash. Mais le crédit n’est pas à la portée de tous et pour ceux qui peuvent y accéder, la contrepartie est un endettement redoutable. On peut donc comprendre que les promesses matérialistes n’ont pas permis de donner un sens à la vie individuelle et collective, contrairement aux espérances entretenues par la foi religieuse, les convictions philosophiques ou le progrès scientifique.
Telle est, aujourd’hui, la situation : la religion et la philosophie ont perdu leur crédit ; le progrès scientifique ne semble profiter qu’à une minorité de privilégiés ; l’ivresse consumériste de la ruée vers la bouffe, le confort, le vrai ou pseudo-luxe, les loisirs, les jeux, les spectacles et autres plaisirs éphémères, se solde par une effroyable gueule de bois. Mais après des millénaires de croyances de toutes sortes, l’humanité se refuse à admettre que la vie puisse de pas avoir de sens. Elle le recherche désespérément et attend qu’il vienne d’en-haut, comme d’habitude. Ne comptant plus trop sur l’arrivée ou le retour du Messie, une partie d’entre elle mise sur les extraterrestres. On en est là !
Révélation
En ces temps où l’on reprononce beaucoup de mot apocalypse (du grec apokalypsis = révélation, découverte), nous pouvons vous révéler le secret du sens de la vie. Plus précisément : comment retrouver un sens à la vie.
Pour cela il faut cesser d’attendre que le sens de la vie vous soit donné par Dieu, un prophète inspiré, une philosophie ou une quelconque source extérieure. Ce que nous venons de dire de la quête du sens montre bien que la perte présumée du sens de la vie n’est en réalité que la dissipation d’une illusion. C’est à vous, maintenant, de donner un sens à votre vie ! Et, finalement, il en a toujours été ainsi car tous les sens qu’on a donné jusqu’ici à la vie l’ont été par des hommes, certes plus inspirés que d’autres, mais non missionnés par quelque puissance supra humaine. Dirons-nous qu’ils ont menti ? Pas vraiment ; ils ont raconté de belles histoires, développé de belles idées. Et peut-être était-ce une étape nécessaire pour « civiliser » une humanité émergeant de la condition animale. Mais aujourd’hui l’homo consciens est en passe de succéder à l’homo sapiens (voir notre article Rencontre avec Vahe Zartarian) et il n’a plus besoin d’artefact dans sa perception du monde : il peut regarder la réalité en face.
La quête du sens par l’homo sapiens est venue de sa peur primale née de la conscience de se trouver plongé dans un univers dont le fonctionnement lui échappait. Dès lors, deux voies se sont offertes dans cette confrontation au mystère de la vie. D’une part, celle qui mise sur l’intellect, l’intelligence organisatrice, l’esprit actif, et qu’on peut appeler la pensée préscientifique dont Anaxagore de Clazomènes fut un des pionniers ; d’autre part la voie spéculative de la recherche métaphysique des causes premières et des fins dernières qui, étant par définition hors de portée de l’entendement humain rationnel, ne peuvent se connaitre que par révélation supra humaine. Ces deux voies sont toujours celles qu’empruntent nos contemporains dans leur quête du sens ; et quoique certains estiment dépassé l’antagonisme qui oppose science et religion, la ligne de partage entre les deux approches, est toujours aussi nette et les rends inconciliables. D’un côté on considère la nature contingente du vivant dans son origine et son évolution, de l’autre on affirme sa nature déterminée par la nécessité métaphysique d’un plan divin manifesté dans la Création et sa genèse. Contingence et relativité du vivant, à commencer par l’humain, impliquent contingence et relativité de la connaissance, comme le développe Bachelard dans son œuvre (voir notre article Bachelard) ou Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité (4), tandis que déterminisme et nécessité induisent un système de connaissance axiomatique.
De ces deux visions du sens de la vie, résultent deux visions du futur. La vision scientifique est prudente, s’exprime en termes de probabilités sans exclure l’intervention du hasard ; la vision religieuse s’exprime en termes de prophéties ou « promesses » (le retour du Christ, l’avènement du Messie, la Jérusalem Céleste, etc.). A vous de choisir celle qui vous servira de référence pour le sens que vous donnerez à la vie. Cependant, il est bon de ne pas oublier qu’au-delà de la vision d’un futur incertain et de celle d’un futur nécessitant une solide foi, le carpe diem lucide et raisonnable demeure, nous semble-t-il, la meilleure façon d’appréhender la vie dans son présent.
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(1) Les Mérovingiens sont la première dynastie royale française (de Clodion en 430 à Childéric III en 751). La dynastie suivante est celle des Carolingiens (dont le nom vient du prénom de Charles Martel et non de Charlemagne comme on le croit souvent) de 751 à 987, date à laquelle lui succède la dynastie des Capétiens (dits « directs ») de Hugues Capet à Charles IV le Bel, puis celle des Valois (branche cadette des Capétiens) de 1328 à 1589) de Philippe VI à Henri III, enfin de celle des Capétiens Bourbon (1589 à 1830) de Henri IV à Charles X.
(2) Cent ans plus tard on commence à voir paraitre des travaux historiques rompant avec l’inévitable exaltation hagiographique et patriotarde en posant un regard plus objectif sur la réalité de cet abominable conflit. On pourra relire avec profit Le gâchis des généraux de Pierre Miquel (Plon, 2001) et revoir l’excellent film de Stanley Kubrick, Les sentiers de la gloire (1957), interdit de projection en France jusqu’en 1976 !
(3) Paroles du Chant des Girondins
(4) Jacques Monod (1910-1976), biologiste français, prix Nobel 1965, auteur du livre Le hasard et la nécessité (1970)