Dans un Paris qui existe de moins en moins, il y a deux fêtes populaires (véritablement populaires, c’est-à-dire faites pour le peuple et qui réjouissent le peuple) : la Foire du Trône (ancien nom de la place de la Nation où se tenait initialement cette fête) au printemps, et la Fête à Neuneu (diminutif de Neuilly où se tenait cette fête avant d’en être chassée par la nouvelle respectabilité bourgeoise de la commune) à l’automne. Cette année, Paris aura droit à la fête à Manu (diminutif irrévérencieux du sieur Emmanuel Macron qui porte pour nous servir la double casquette de talentueux organisateur de spectacles et de martial chef des Armées. C’est que, grâce à quelques mensonges dans son dossier de candidature, la France a l’honneur (terme décalé mais encore en usage par habitude rédactionnelle) d’accueillir les 33èmes Jeux Olympiques modernes (à ne pas confondre avec ceux de la Grèce Antique), lesquels se parent des plus hautes valeurs morales pour recouvrir du voile noble de la probité et des superbes performances des athlètes, une énorme affaire de gros sous et une bamboula luxueuse réservée à des privilégiés.
Comme dans tout spectacle, il y a le décor et l’envers du décor, là où œuvre la fourmilière de ceux qu’on peut appeler manœuvres, machinistes et grouillots, humble armée des ombres trimant en amont de la fête sur les multiples chantiers, et pendant la fête dans les rouages de l’énorme machinerie dont ils assurent le fonctionnement. On a vu, au Qatar, à l’occasion du Mondial de foot, comment on traite ces gens-là. Mais « chut ! », il n’était pas question de ternir l’éclat de la grand’messe footeuse, et encore moins de froisser un Etat qui signe de si juteux contrats avec nous, pauvres pseudo-démocraties parées du luxe moral des droits de l’homme, mais si désargentées que nous ne pouvons pas nous permettre de mettre des gants et de pincer les narines en empochant les milliards des émirs, princes et autres autocrates pétrolifères. En France, évidemment, on serait bien tenté d’un peu exploiter la main d’œuvre et de dire « chut ! », mais il faut bien respecter le minimum syndical d’apparence démocratique : pas question de foutre au trou les râleurs revendicatifs et de museler les médias trop curieux et prompt à dénoncer les abus. On a déjà assez de mal à calmer les paysans et les écolos activistes et à faire semblant de ne pas voir l’explosion de la violence sur un territoire national ou des gangs armés de narcotrafiquants se taillent de plus en plus des fiefs. Alors on fait appel aux faux-culs toujours disponibles pour cette besogne qu’on envoie sur les plateaux télé pour proclamer, entre consigne impérative, incantation et supplication : « Il ne faut pas gâcher la fête ! » Et comme l’aubaine est trop belle pour que la fête à Manu ne soit pas victime du chantage (en l’occurrence légitime) au désordre des manifs et à la paralysie des grèves, l’Etat, malgré le déficit colossal des finances publiques et les sommes déjà englouties pour la fête, va calmer la grogne à coup de revalorisation de salaires et de primes de circonstance.
Mais moi j’ai envie de poser une autre question : n’y a-t-il pas quelque indécence, et même quelque imprudence, à faire la fête quand on est en guerre ? Car j’avais cru comprendre que Manu chef des Armée qui avec ses semblables de l’UE nous fait déjà payer le prix fort des sanctions censées frapper la Russie, qui approvisionne généreusement l’Ukraine en armes (1) et qui envisage comme un grand d’y envoyer nos soldats, nous avait déjà engagés de fait dans une guerre contre la Russie. J’avais cru entendre aussi, de sources très officielles, que la menace terroriste -qui est une forme de guerre- avait atteint un très haut niveau. Alors, qu’on fasse en sorte que les épreuves olympiques se déroulent normalement, c’est une évidence : on ne va pas faire la part belle à nos ennemis, par un excès de prudence qui passerait pour lâcheté, d’annuler les JO ! Mais était-il nécessaire, dans un contexte international de belligérance, de terrorisme, de déstabilisation économique et d’effets de plus en plus catastrophiques du dérèglement climatique, de « faire la fête à tout prix » en échafaudant un programme à haut risque qui, de surcroit parce que nous ne sommes pas irresponsables, implique une parade sécuritaire aboutissant à transformer Paris en camp retranché et à livrer une grande partie de la province à l’insécurité en concentrant sur les lieux de la fête un maximum de forces de police et de gendarmerie ?
Mais je sens, par mes propos critiques, que je suis en train de contribuer à gâcher la fête. Après tout, la fête est peut-être très compatible avec la guerre. Durant la Deuxième Guerre Mondiale, pendant l’Occupation, Paris teutonisé festoyait follement. Cocteau, Guitry, Coco Chanel et tant d’autres beaux esprits français auraient pu en témoigner. Evidemment, le petit peuple mis au régime rutabaga-topinambour, n’en profitait pas ; les Résistants, les juifs planqués, les déportés et les prisonniers de guerre, non plus. La fête olympique de l’été 2024 aura donc aussi ses exclus, à commencer par tous ceux qui « feront » la fête sans s’amuser, galérant dans les coulisses de la grande machinerie. C’était déjà comme ça au Colisée et à Versailles. Et, dans le fond, une certaine continuité, celle qui fait dire stupidement « tant que le monde sera monde », a quelque chose de rassurant. Alors, ne gâchons pas la fête pour des détails. Ne nous laissons pas impressionner par les guerres, le terrorisme, le dérèglement climatique, la violence urbaine, la déglingue des hôpitaux, la foirade de l’école et autres péripéties. Suivons l’exemple de Louis XVI qui savait apprécier les choses à leur juste mesure, puisque dans le journal qu’il tenait, il écrivit à la date du 14 juillet 1789 : « rien ».
(1)A propos d’armement, bonne nouvelle : ravissant la place à la Russie (une première victoire de Manu sur Poutine ?), la France, si prompte à déplorer les conflits, à s’apitoyer sur leurs victimes et à proposer des plans de paix, devient cette année, derrière les USA, le deuxième exportateur mondial d’armement !