Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, médias et réseaux sociaux se font l’écho de pseudo-informations et de pseudo-prévisions qui doivent autant à la sottise de l’amateurisme qu’aux spécialistes de la désinformation. Les gouvernants de l’UE ne sont pas en reste en entretenant depuis peu l’idée délirante d’une menace russe sur l’Occident. Les « scoops » sur Poutine dont les jours seraient comptés en raison d’une grave maladie ont fait long feu, car on ne peut pas prolonger indéfiniment une agonie ! Il reste donc les spéculations sur l’issue de cette guerre : au mépris du plus élémentaire cartésianisme dont se glorifie la France, nos très savants experts oscillent entre la déroute russe (armement et munitions épuisés, désertion des soldats, fronde de la population, défiance de l’entourage présidentiel etc.) et une agression russe de pays limitrophes membres de l’OTAN, Allemagne et Pologne comprises. On appréciera la cohérence…
Mais le must qu’on commence à nous servir, c’est la très stupide théorie du fou ; celle qu’on sort du fond des tiroirs quand on les a vidés de tout ce qui pourrait ressembler à une volonté de comprendre, de peur de sembler approuver ce qu’on condamne. On a donc pu assister, il n’y a pas si longtemps, sur une chaine publique, à un non-débat d’où s’est dégagé un consensus de tous les invités présents sur le plateau, pour dire que Poutine est fou. Sur la base de ce brillant postulat, il restait à esquisser les scénarios possibles de la suite. Cela allait de la mise à l’écart de Poutine par un entourage conscient qu’il les entrainait vers la catastrophe, jusqu’au recours à l’arme nucléaire et/ou l’invasion des Pays baltes, de la Pologne etc. (voir plus haut). Sauf que…
Sauf que si on part d’un autre postulat, à savoir que Poutine n’est pas fou et qu’il poursuit un objectif précis, on peut rationnaliser la réflexion et comprendre, à la fois pourquoi il pourrait aller au-delà de l’Ukraine, et pourquoi son entourage pourrait adhérer à son objectif. Cet objectif serait tout simplement la reconquête par la Russie de l’espace territorial de l’ex-URSS. Ce n’est pas l’approuver que de dire que Poutine, ancien cadre supérieur du KGB, probablement animé d’un fort nationalisme, n’a jamais digéré l’humiliation des années qui ont suivi l’effondrement de l’ancien régime (les années Eltsine), marquées par la pénétration des « valeurs » du capitalisme libéral générant corruption et affaiblissement moral du pays.
Les USA et l’UE ont eu le tort de croire que « c’était arrivé » et que la Russie, comme les ex-satellites de l’URSS, prise dans les rets des échanges industriels et commerciaux et des « douceurs » qui les accompagnent, allait tomber dans l’escarcelle pan-capitaliste occidentale. Certains ont peut-être rêvé d’une UE allant de Brest à Vladivostok, et, en attendant, de son emprise et de celle de l’OTAN sur l’Ukraine. Et ils l’on laissé voir ! C’était compter sans la formidable capacité revancharde de Poutine à prendre son temps pour « rebooster » la Russie et réveiller « l’âme russe ». Car contrairement à ce que voudrait accréditer une propagande un peu faiblarde, et quoique les résultats des élections soient en partie « dopés », une majorité de russes approuvent poutine. Quant à son entourage militaire et diplomatique, issu comme lui de l’ex-URSS, il compte des faucons revanchards encore plus résolus que lui à faire aboutir la reconquête.
J’ai parlé d’humiliation, de revanche, de reconquête : cela ne vous rappelle rien ? Par exemple un autre faux fou qui dès 1925, sept ans après l’effondrement de l’Empire allemand et l’humiliation du traité de Versailles, se fixe un objectif et le processus de sa réalisation en l’exposant sans ambigüité dans Mein Kampf (publié en 1925). Ce livre n’est pas l’œuvre d’un fou et un fou n’emporte pas l’adhésion de millions d’individus, laissant une empreinte durable au-delà de la défaite (Dans l’Allemagne de la seconde moitié du 20ème siècle la dénazification n’a été que très superficielle, beaucoup de criminel(le)s de guerres ayant échappé à toute poursuite ou ayant été condamnés à des peines ridicules). Mais peut-être les vainqueurs n’ont-ils pas voulu retomber dans les erreurs de Versailles craignant qu’une dénazification trop radicale n’humilie et n’affaiblisse excessivement l’Allemagne ?
Le parallèle Hitler-Poutine s’arrête là, car Hitler a été vaincu par plus fort que lui. Poutine dispose du premier arsenal mondial d’ogives nucléaires. Face à une coalition américano-européenne conventionnelle improbable mais possible, y recourait-il pour échapper à la défaite ? Les Occidentaux, quant à eux, quoiqu’assurés de la victoire finale, prendraient-ils le risque de voir détruites quelques-unes de leurs grandes villes ?
La guerre russo-ukrainienne, compte tenu des armements fournis à l’Ukraine et de la présence inavouée mais certaine de militaires, est déjà une guerre qui n’ose pas dire son nom entre la Russie et l’alliance UE-USA. Cela nous renvoie en grande partie à la case de départ de 1945 (Occident vs URSS) avec la seule différence, finalement non significative, d’un changement de régime sur le territoire russe. Une issue raisonnable pourrait être un nouveau Yalta. ***