Quand on veut présenter Bachelard on se heurte d’amblée à un problème bien « bachelardien » : la difficulté de le faire entrer dans les catégories chères aux acquis de notre capital culturel. La facilité incline à retenir philosophe, mais Bachelard était aussi scientifique, poète, pédagogue, philologue. Alors, pour ma part, je m’en tiendrai à penseur. Non, ce n’est pas vague ! C’est ce qui me parait le mieux définir, avec tout le respect qui lui est dû, un homme dont l’œuvre (son enseignement, ses écrits, ses conférences) rend compte d’une « pensée en marche ».
Dans la biographie que lui a consacré son fidèle disciple André Parinaud, ce dernier écrit : « sa démarche implique l’analyse permanente et la dynamique de la suite ». Il dit aussi que « son enseignement prend tout son sens dans la perspective de l’histoire de la pensée moderne ». C’est vrai, mais en même temps on peut douter que ce sens ait été perçu dans sa portée réelle, tant par les scientifiques que par ceux qu’on appelle philosophes. Je ne parle même pas des politiques que les intellectuels n’intéressent que s’ils sont « engagés » ; or Bachelard est un clerc qui n’a pas trahi, au sens où l’entendait Julien Benda (voir notre article Tribuns et Prophètes). Si on avait compris Bachelard qui fut donc prophète (dans l’acception qu’a rappelée Marek Halter de celui qui avertit, qui alerte), on aurait assisté à une refondation radicale de l’enseignement. Et c’est bien ce qui est essentiel, puisque l’enseignement est le socle sur lequel se construisent les destins individuels et, partant, l’avenir de la société. Or, la France, qui a eu la chance d’être le pays où s’est fertilisée la pensée puissante, lucide et prophétique de Gaston Bachelard, faute d’avoir mesuré ou voulu mesurer la portée de la pensée, certes dérangeante, de cet universitaire marginal, s’illustre honteusement par la médiocrité des résultats de son enseignement, enfermée dans la sclérose d’une néo-scolastique ratiocinante, castratrice d’inventivité. Point d’interactivité entre enseignants et enseignés (« qui enseigne est enseigné et qui est enseigné enseigne »), point d’encouragement à l’imagination, à la créativité, une pseudo-pédagogie souvent répressive.
Les états d’enfance et d’adolescence
J’ai évoqué « une pensée en marche ». Découvrir la pensée de Bachelard c’est bien le suivre dans cette marche permanente qui est une promenade dans la vie, comme il s’est promené dans la nature de son enfance rurale qui a tant compté dans sa formation. On pourrait dire qu’il a ainsi reçu le quadruple baptême de la terre, de l’air, de l’eau et du feu, ces éléments qui lui inspirèrent des ouvrages majeurs. Et sans doute, pour comprendre tout homme faudrait-il commencer par l’enfance. Quelques citations de Bachelard sont éclairantes : « On est de son enfance comme d’un pays ». « Pour entrer dans les temps fabuleux, il faut être sérieux comme un enfant rêveur ». « C’est bien dans sa propre rêverie que l’enfant trouve ses fables. Ses fables qu’il ne raconte à personne ». Ces trois propos nous parlent de la fondation de la personnalité. Mais il en est un autre qui me parait capital, car il nous fait passer de la psychologie des profondeurs à une projection anthropologique : « Une chose est sûre, en tout cas, c’est que la rêverie de l’enfant est une rêverie matérialiste. L’enfant est un matérialiste né. Ses premiers rêves sont les rêves de substances organiques. Bachelard parlera de « mémoire cosmique » que je traduirais par « conscience de l’appartenance à la totalité de la réalité matérielle », une conscience qui se forme peut-être dès le stade embryonnaire, les étapes du développement du fœtus rappelant étrangement celles de l’évolution darwinienne du vivant.
Si j’évoque une projection anthropologique c’est que cette affirmation du matérialisme originel attribué à l’enfant, me conduit fatalement à une réflexion sur sa transposition à l’enfance de l’humanité. Alors que beaucoup admettent trop facilement, souvent sur la seule base de découvertes qui remontent rarement en-deçà de la haute-Antiquité, voire de la plus proche préhistoire, que « à l’origine (de la civilisation, des cultures) est la religion », la transposition de l’affirmation de Bachelard, m’autorise à formuler une autre hypothèse fondée sur le rapport de l’homme aux éléments, rapport qui, d’abord matérialiste, aurait trouvé son développement dans un imaginaire protoréaliste sous la forme animiste, lui-même évoluant en religion par la possible confiscation du rôle chamanique par des castes de prêtres substituant aux esprits élémentaires les mythes de divinités.
Il est certain que tout ce qui a été dit concernant l’origine des religions premières, relève d’hypothèses invérifiables ; ce qui permet, en demeurant dans une marge de vraisemblance, d’en ajouter d’autres. Avancer qu’avant la religion le rapport de l’homme aux éléments -et plus généralement à toutes les forces vives de la nature- a pu avoir une valeur socialement structurante, a donc une certaine pertinence.
Qu’il soit clair que je n’impute pas à Bachelard la paternité d’une telle réflexion : elle est mienne, mais je veux montrer qu’elle m’a été inspirée par un libre commentaire d’un propos du maître. Et il me semble que c’est cela être bachelardien : s’autoriser la remise en question d’acquis plus ou moins académiques pour avancer dans la connaissance en produisant des idées.
En fait, s’agissant de l’enfance, il faut d’abord retenir ce que Bachelard en a dit : « L’enfance ne se raconte pas, c’est un état ». C’est là remettre en question la vision de l’enfance comme « étape » de la vie, époque de l’histoire individuelle, c’est-à-dire une séquence dans le processus existentiel de l’être. Qui plus est, on l’assimile à l’ignorance, à l’inconscience, à des modes de pensée et de comportement avec lesquels il faut rompre : « tu n’es plus un enfant » dit-on fermement à l’adolescent et, a fortiori, à l’adulte sur lesquels pourrait peser l’infâmant soupçon de « puérilité ». Ainsi s’évertue-t-on à chasser la présence de l’enfant dans l’homme, alors que « l’état d’enfance » qui est donc permanence sur la verticalité de l’ordonnée, et non étape sur l’abscisse horizontale de la durée chronologique, participe durant toute la vie à l’équilibre et à l’épanouissement de la personnalité.
Cependant, ce que dit Bachelard de l’enfance s’appuie sur son propre vécu de « l’état d’enfance ». Or, l’enfance de Bachelard est une enfance rurale, particulièrement propice au rapport imaginal et poétique avec les éléments. Qu’en est-il aujourd’hui pour la plupart des enfants qui se trouvent dans un milieu urbain et dans un environnement technologique peu propices à un rapport direct avec les éléments naturels ? C’est certainement là un facteur important de la transformation du mode de développement de la personnalité. Aux lacunes structurelles de l’enseignement que nous avons évoquées, s’ajoute une expérience du réel qui ne peut s’appuyer que sur des réalités urbaines et technologiques faisant que les « nouveaux enfants » sont souvent davantage des « petits adultes », donc privés de la plénitude de l’état d’enfance. Tout en évitant la tentation de visions réductrices, je ne peux m’empêcher d’évoquer le désarroi qu’exprime une grande partie de la jeunesse dès son adolescence : difficulté à se projeter dans l’avenir, conduites addictives, pratique de jeux ou de sports à risque flirtant avec la mort etc. S’il y a une crise de la jeunesse, elle n’est qu’un aspect particulier à une tranche d’âge d’une crise générale de la société. Le dérèglement climatique, les nouvelles pandémies, le retour des menaces de conflits entre blocs géopolitiques seront peut-être l’occasion d’une « réconciliation » avec les réalités naturelles, et il n’est pas exclu qu’apparaisse un « néo-ruralisme » plus équilibrant et plus épanouissant (voir notre article Refondation).
Après l’enfance vient l’adolescence. Elle non plus n’est pas une simple étape (la pseudo crise de l’adolescence ou la fiction œdipienne), mais un état qui doit aussi demeurer en l’homme. Bachelard dit de l’adolescence qu’elle est « confrontation aux réalités ». C’est un fait qu’au monde de l’enfance qui est d’abord celui de l’imaginaire -libre, puissant, créatif- succède un monde de réalités sociales qui s’impose avec force, et même brutalement, à l’adolescent. On dit souvent celui-ci agressif, animé par la contestation, voire le refus. C’est oublier que l’agression vient d’abord des adultes. C’est la famille, encore profondément patriarcale (même quand c’est une mère qui endosse le rôle d’un père absent), obsédée par la volonté de faire du fils « un homme », c’est-à-dire la reproduction du père (ou de la mère « patriarcalisée ») et de la fille une sage génitrice. Ce sont les enseignants et les éducateurs qui présentent les réalités et se donnent pour mission d’y « adapter » les ados, suivant les normes, les codes en vigueur. Ils s’adjoindront au besoin psychologues et même psychiatres, prompts à médicaliser les comportements qu’ils ne comprennent pas. Et cela jusque dans les pseudo-cours d’éducation sexuelle, leçons d’anatomie, de prophylaxie et plus ou moins de morale qui réduisent à une rationalité sèche un domaine dépouillé de sentimentalité et de l’indispensable mythification qui participe au désir. Au total, on détruit l’enfance et on maltraite l’adolescence. Des enseignants qu’on n’a pas cessé de dévaloriser, sont contraints au rôle de marchands de savoir comme les grandes surfaces sont marchandes de denrées, et en guise d’instruction civique l’actualité offre à une jeunesse qui n’est pas totalement privée d’esprit critique, le spectacle méprisable des bouffons de la politique (après les scandales en série de la corruption et des forfaitures au plus haut niveau de l’Etat, allez expliquer aux jeunes qu’il faut voter !). Pour rire un peu (ou pleurer de navrance) évoquons la solution proposée par quelques dignes représentants de ce qu’on a parfois appelé « la droite la plus bête du monde » : rétablir l’obligation du port du tablier à l’école !
En fin de compte, je crois que la pensée de Bachelard se fonde essentiellement sur ces états de l’enfance et de l’adolescence, la suite du parcours n’en étant que le développement permanent, car l’imagination et la capacité de réagir par la remise en question à la confrontation aux réalités, sont les facteurs dynamiques produisant de la pensée. Aussi, la pensée de Bachelard lui-même est-elle une pensée qui « se visite », comme on visite une exposition interactive. C’est une pensée surrationelle où la fonction de la raison est à la fois critique -et, le cas échéant, agressivement critique- qui dit « non », mais aussi inclusive de ce qu’elle rejette, car la conscience de la relativité peut seule donner autorité à l’intelligence de la réfutation. Et par l’effet d’une inspiration esthétique et poétique, je pense aux tableaux en séries de Monet, ses meules et ses cathédrales de Rouen ; unité de l’objet, différence des apparences par l’effet des saisons et des heures du jour modifiant la lumière qui elle-même modifie les couleurs et le contour des détails dans la forme unique du tout, généralisation dialectique englobant dans un chaos organisé les touches contraires du pinceau en action.
Et puisque j’écris « chaos organisé », je passe de Monet à Anaxagore : « Toutes choses étant confuses, l’intelligence est venue les organiser » dit en substance le présocratique ionien qui par intelligence n’entend pas une entité suprahumaine, comme voudraient le croire les spiritualistes, mais une énergie extrahumaine mécaniste, concept qui nous permet d’aborder sous cet angle original le matérialisme scientifique de Bachelard.
L’esprit scientifique et le matérialisme dynamique
Peut-être est-il bon de rappeler la genèse de la pensée de Bachelard. Son premier diplôme universitaire est une licence de mathématique et son premier emploi dans l’enseignement est un poste de professeur de physique-chimie. Il obtient ensuite une licence de philosophie, puis il passe l’agrégation dans cette discipline. Bachelard « penseur » c’est donc d’abord un scientifique que le questionnement épistémologique conduit à la philosophie. Aller de la science à la philosophie, c’est passer de l’observation du réel matériel à la spéculation abstractive. En revanche, tenter la démarche inverse, c’est-à-dire passer de l’abstrait au réel -ou, plutôt à la « réalisation » de l’abstraction- comporte le risque de la dérive idéaliste qui ne produit que du « réel frauduleux » (l’expression est de moi, quoique je pense que Bachelard aurait pu l’employer). C’est pourquoi il n’y a pas -et il ne pouvait pas y avoir- une doctrine philosophique bachelardienne, un « bachelardisme ».
Ce qu’on pourrait appeler « le renouveau philosophique » initié par Bachelard (on l’aurait peut-être qualifié aujourd’hui de nouveau philosophe) est une résultante de ce qu’il a lui-même appelé Le nouvel esprit scientifique. Né en 1884, il est à la fois contemporain de l’apogée positiviste et des premiers travaux d’Einstein, de la physique quantique et de la mécanique ondulatoire. C’est donc, en quelque sorte, en « prophète » (on dirait maintenant « lanceur d’alerte ») qu’il énonce (ce n’est pas une annonce ou une anticipation, c’est un constat) les principes du nouvel esprit scientifique : une rectification permanente du savoir ; l’impossibilité de réduire la matière à des formes précises et immuables mais la participation du temps, de la vitesse et du mouvement à sa transformation ; la réalité d’une micro-matière (les particules) qui ne peut pas être appréhendée comme la masse d’un solide parce qu’elle se manifeste essentiellement par une énergie structurante (rappelons l’équation d’Einstein, E= MC2, où E est l’énergie, M la masse corpusculaire, C la vitesse).
De ceci il résulte que le nouvel esprit scientifique, succédant à celui qui a pu prévaloir sous l’effet grisant de la progression rapide du savoir au 19ème siècle, est marqué par une conscience de la relativité qui induit une attitude de modestie. Contrairement à un rationalisme positiviste arrogant et intolérant, illustré par exemple par Marcelin Berthelot, le nouvel esprit scientifique est tolérant. Bachelard c’est « le savoir tranquille », adogmatique, exempt de subjectivité et de parti-pris idéologique. Ce qu’il ne reconnait pas parce qu’extérieur au champ de sa recherche, il ne le combat pas, ne le hait pas, il lui est indifférent (le fait religieux, par exemple).
Le 19ème siècle a vu le progrès du savoir scientifique fondé sur la connaissance de la matière, apporter des réponses « matérielles » à toutes sortes de questionnements qui se posaient jusqu’alors dans le champ spiritualiste de la religion qui est celui du débat théologique et de la spéculation métaphysique. On peut -quoiqu’arbitrairement, car la généalogie des idées est plus complexe- dater des Lumières (en particulier La Métrée, Helvétius, d’Holbach, Diderot, Condorcet), donc du milieu du 18èmr siècle, l’apparition de ce qu’on appellera « le matérialisme », vision scientifico-philosophique du monde qui s’était déjà manifestée dans l’Antiquité (notamment chez Aristippe l’Ancien et Aristippe le Jeune, Démocrite, Epicure et les stoïciens), mais que plus de quinze siècles de prédominance religieuse avait contraint au silence. On peut dire que le renouveau philosophique du matérialisme chez les Lumières avait été porté en germe par l’humanisme de la Renaissance, quoiqu’il ait été tempéré par l’absence prudente d’une tentation agnostique ou athée.
Quand on évoque le matérialisme du 19ème siècle, on pense aussitôt à Marx et Engels, au matérialisme historique et au matérialisme dialectique. Ce sont des conceptions qui, bien que fondées sur des visions dynamiques (l’histoire, le moteur dialectique de la lutte des classes, l’évolution économique et sociologique), constituent des systèmes de pensée clos et rigides qui ont évolué en dogmes. C’est pourquoi, si Bachelard peut être considéré comme matérialiste, il est totalement étranger au matérialisme marxiste incompatible avec sa pensée « ouverte ». On pourrait qualifier son matérialisme de « matérialisme dynamique », du fait de sa vision d’une matière en dynamique permanente qui induit la conscience de la relativité de la connaissance du réel. Etrangère à tout dogmatisme, et même à toute construction doctrinale, la pensée de Bachelard est une pensée en constant devenir.
La tyrannie du milieu et la conquête de la liberté
Il me faut d’abor évoquer Darwin (1809-1882) et son ouvrage majeur L’origine des espèces (1859) qui, bien que l’auteur soit resté ambigu dans son rapport à la religion et ne se soit pas réclamé explicitement du matérialisme, constituait une vision matérialiste du vivant. La généalogie des espèces y est caractérisée par une évolution où la continuité est marquée par des ruptures -plutôt des dérivations- causée par l’adaptation et une sélection naturelle. C’est un sacré pavé dans la marre ! A une époque où l’emprise de la religion sur les esprits est encore forte et où une lecture littérale de la Bible tient lieu de cosmogénèse, la thèse darwinienne et les théories qui la soutiennent font scandale, provoquant un affrontement entre évolutionnistes qui acceptent leur ascendance simiesque, et créationnistes attachés à leur ascendance adamique conformément au premier livre du Pentateuque. Aujourd’hui encore la controverse n’est pas apaisée, entretenue par les fondamentalistes religieux, aussi bien islamistes que chrétiens (aux USA les créationnistes constituent un important lobby pesant même sur la politique locale dans beaucoup d’Etats où ils trouvent un soutien dans les courants les plus réactionnaires du parti républicain).
Bachelard, lui, apporte un éclairage philosophique sur l’évolution des espèces. Partant du constat que le végétal ou l’animal s’adapte pour s’acclimater en s’affranchissant de caractères innés de l’espèce, il est conduit à considérer que la vie c’est la conquête de la liberté par les acquis qui s’affranchissent de la tyrannie du milieu. Confronté à la menace du contingent, le vivant répond à la nécessité d’adaptation en échappant à la détermination de ses gênes. Admirable ! Car la portée de la réflexion que peut nous suggérer cette idée est considérable. En effet, on peut s’autoriser à énoncer qu’il existe une pulsion de vie (énergie ?) qui incite à de telles ruptures, cela commençant par l’accouchement, première expérience de libération d’un milieu que renouvellera l’entrée à l’école, première sortie du cocon familial (et deuxième « sortie » de la mère) et première expérience de l’altérité, puis le départ du foyer parental et la prise d’autonomie ; et enfin, toutes les ruptures libératoires ultérieures qui éviteront d’enrayer la dynamique créatrice. On pourrait énoncer une véritable loi de la désobéissance, du refus, la pire attitude étant le conservatisme, idéal de perpétuelle reproduction à l’identique !
La tyrannie du milieu c’est donc aussi celle qui résulte de la sclérose culturelle qui se manifeste dans un mode de transmission de la connaissance où ceux « qui savent » ne remettent pas en question leur savoir, n’acceptant que ce qui est conforme à leur propre acquis, enseignant ce qui leur a été enseigné !
Issu d’un milieu modeste, Bachelard est resté proche du peuple, sensible à l’injustice sociale, à la misère. Son enfance rurale lui a « appris » la nature qu’il aime et respecte, et dont l’observation avec le double regard du scientifique et du poète, a soutenu constamment sa pensée. On peut d’ailleurs dire qu’il eut une sensibilité écologiste avant la lettre. Si on ajoute qu’il témoigna de sympathie pour la Résistance, se trouva en phase avec Eluard, on serait enclin à le classer politiquement comme « à gauche » ou « progressiste » ; cependant il n'eut jamais d’engagement partisan, se cantonnant (je suis tenté de dire « heureusement » !) à un positionnement éthique (j’ai déjà dit qu’il ne fut pas un clerc « traitre » au sens de Benda).
Vertiges
La pensée de Bachelard est à ce point libre, surfant entre imagination et raison, associant les différences et les contraires, fusionnant les disciplines, produisant, comme dans une réaction chimique, de surprenantes synthèses, qu’on peut être pris de vertige et chercher à « s’accrocher ». Et puisqu’il est question de vertige, c’est encore chez Bachelard qu’on trouvera (La Terre et les rêveries de la volonté) un superbe témoignage de cette capacité interprétative qui lui est propre, à la fois symboliste et psychanalytique, mais qui éveille en nous-mêmes, par l’effet pédagogique de l’exemple, une faculté partagée de quêter -jusqu’à traquer- le sens voilé de la production imaginale dans le rêve ou la rêverie de la pensée fructueusement errante.
Ainsi, partant de ce qu’il a confié de sa bouleversante expérience du vertige qu’il éprouva du haut du lanterneau de la flèche de la cathédrale de Strasbourg, j’ai, pour ma part, découvert ce qui me parait maintenant une double évidence. D’une part, il est faux de dire, comme on le fait couramment, qu’on est attiré par le vide, car c’est par la terre qu’on est attiré (on a parlé, pour Bachelard, d’une « psychologie de la pesanteur ») ; d’autre part, il y a deux états de vertige qui tendent à nous précipiter vers la terre : le vertige de la hauteur, vécu d’un sommet, et le vertige de l’écrasement, vécu du bas d’une masse ou d’une structure dominante. Je les appellerai aussi « vertige d’orgueil » et « vertige d’humilité ». Il y a là une double polarité riche d’enseignement sur la psychologie de l’être et celle des foules.
Dans le vertige de la hauteur, on vit l’expérience de l’homme « redressé » (erectus) qui, conscient de la supériorité que lui donne sa verticalité, veut s’arracher encore plus à la terre en s’élevant au-dessus de sa propre taille. En « montant », c’est-à-dire en gravissant un relief ou un édifice construit, on domine ce qui reste en-bas. Dans l’art militaire c’est élémentaire : « qui tient les hauts, tient les bas » et les oppidums romain en témoignent. Par ailleurs, on s’éloigne de l’élément terre et on pénètre dans l’élément air, l’éther du poète, antichambre du domaine des dieux. C’est le syndrome babélien, l’orgueil défiant les limites. Il faut citer Bachelard : « Dans la vie imaginaire comme dans la vie réelle, le destin des forces est d’aller trop loin. Dans le règne de l’imagination, on n'est fort que lorsqu’on est tout-puissant. Les rêveries de la volonté de puissance sont des rêveries de la volonté de toute-puissance. Le surhomme n’a pas d’égaux. Il est condamné à vivre, sans en passer une ligne, la psychologie de l’orgueil. Même lorsqu’il ne se l’avoue pas, il est une image parmi les images des héros légendaires. Mais quel bien-être que cette vie énergique dans les images ! Que cette vie énergétique imagée est digne des Dieux ! » Et l’orgueilleux vit la solitude, car en montant il s’est séparé du lot commun de ceux qui sont restés à terre. On peut alors se poser cette question : ne serait-ce pas le sentiment de cette solitude « asociale » qui, inspiré par l’intelligence raisonnable ou la nostalgie de l’altérité, induirait chez l’orgueilleux solitaire la tentation (besoin ?) du retour à la terre ? Dans la Bible c’est le châtiment divin qui met fin à l’ascension ; mais dans le vertige, le châtiment vient du dedans-même de l’orgueilleux, non pas comme autopunition, mais parce qu’il est devenu capable, s’étant en quelque sorte divinisé, de développer une conscience sacrificielle. Peut-être faut-il vivre la plénitude de l’orgueil pour vivre la véritable humilité.
Le vertige de l’écrasement, lui, n’appelle pas la chute, puisqu’on reste « en-bas », mais la prosternation (Bachelard écrit : « [le rêveur] se prosterne corps et âme devant la majesté de la nature »). On peut ressentir cette sensation d’écrasement au pied d’une montagne, ou bien des édifices aux proportions surhumaines, ou encore face à un personnage « tout-puissant » mythifié, devant qui la prosternation ou l’agenouillement ne procèdent pas seulement d’une obligation protocolaire, mais d’un élan naturel irrépressible. Si le destin des forces est d’aller trop loin, cela semble évident pour l’orgueil, mais y songe-t-on pour l’humilité ? Pourtant, il y a un orgueil de l’humilité qui peut aller jusqu’au désir d’anéantissement, victoire totale, absolue et irréversible sur l’ego. Saint Augustin a évoqué « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi ». On pourrait remplacer Dieu par « les autres », « un chef charismatique » ou tout autre objet d’un amour absolu. Un tel désir d’anéantissement ne saurait être qualifié de suicidaire, car un sacrifice n’est pas suicidaire ; il ne renie pas la valeur de la vie, il lui donne un sens ultime. Viendrait-il à l’idée de qualifier de suicide la Passion du Christ qui s’achève par la crucifixion sur le Golgotha, bien que le nazaréen l’ait délibérément voulue ? Si l’on peut parler d’humilité orgueilleuse, c’est que celui qui se sacrifie ne peut ignorer qu’il accède à l’héroïsme. L’humilité extrême, dans la plénitude de l’anéantissement, est une autre voie, peut-être plus sûre et surement plus durable que l’orgueil ascensionnel, de rejoindre (égaler) les dieux.
La double polarité vertigineuse de l’orgueil et de l’humilité participe, comme la double polarité planétaire, à un équilibre gravitationnel qu’on a sans doute insuffisamment exploré. Une approche psychologique et philosophique du sado-masochisme pourrait être une voie à emprunter. Considéré sous cet angle cette pratique révèlerait que le personnage important du rite est le masochiste, celui qui joue le rôle du maître n’étant qu’un instrument permettant à l’orgueilleux de vivre le vertige qui le conduit par la domination et l’humiliation, à l’écrasement sacrificiel, donc héroïque et régénérateur d’un orgueil qui n’a changé que de nature !
Cependant, ne dit-on pas de celui qu’on a fortement humilié qu’il a été mis « plus bas que terre » ? Or, plus bas que terre, c’est sous la terre, ce qui conduit à considérer une troisième forme de vertige qui est l’attraction du gouffre (et n’est-ce pas déjà ce frisson du masochiste dans l’instant précédant sa soumission, particulièrement lorsqu’il s’expose volontairement à l’humiliation ?).
Les lieux « sous la terre » appartiennent à un riche imaginaire ancestral, mythique et légendaire, qui après avoir peuplé l’imaginaire littéraire et les métaphores, a trouvé au 20ème siècle sa place dans la psychanalyse. Gouffres, abysses, cavernes, sont lieux de chute et de pénétration, lieux de mystères et de choses cachée. Ces symboles ne pouvaient pas échapper à l’interprétation extensive de Bachelard. Il évoque la légende de Jonas, cite Goethe, Baudelaire, Victor Hugo ; rien ne lui échappe, pas même le jeune Gavroche, personnage des Misérables couchant dans le ventre de l’éléphant de la Bastille (monument érigé en 1814 et détruit en 1846, remplacé par la Colonne de Juillet). Pour ma part, ne pouvant abuser d’une dissertation sur ce thème, je m’en tiendrai à la mort d’Empédocle dont la fin volcanique (!) selon la légende (car l’historicité n’en est pas avérée), s’accorde bien avec l’illustration de ce troisième type de vertige qu’on pourrait appeler « vertige de précipitation ». En effet, on dit de celui qui se jette dans un gouffre qu’il s’y précipite, mais on dit aussi de celui qui accélère sa course, qu’il se précipite. Or, il y a dans cette plongée dans un cratère, un désir de « précipiter la vie » dont on sait qu’elle a pour terme la mort. En se précipitant dans l’Etna, Empédocle accélère le parcours de la trajectoire en choisissant une mort « significative ». Seul un homme conscient d’avoir acquis une plénitude fait un tel choix qui n’est pas désespéré mais, au contraire, revêt un sens « cosmique » car le feu dans lequel il plonge, offre au corps une « noce chimique » dans un retour à l’indifférencié précédant les cycles de la Création. Bachelard nous dit que c’est « porter la vie à son terme, à son au-delà ». Et qu’est-ce que l’au-delà de la vie, sinon l’éventuelle promesse d’une nouvelle vie après l’épreuve de purification par dépassement de la matière. Le feu qui jaillit du volcan, c’est la volonté « ardente » de rejoindre l’air libérateur qui surmonte la matière.
On notera qu’un volcan c’est une cavité où bouillonne un magma en fusion remontant des entrailles de la terre, puis une bouche monstrueuse qui expulse ce contenu incandescent, destructeur puis fertiliseur. Le vertige de la précipitation n’est ni chute, ni prosternation, c’est une course fulgurante à l’abîme. Mais le volcan c’est aussi l’athanor de l’alchimie transformatrice où dans le processus des phases (œuvres au noir, au blanc, au rouge) conduisant à la réalisation du Grand Œuvre, intervient la réaction chimique appelée précisément « précipité » (formation d’un solide à partir d’une solution) !
Bachelard en son temps, aujourd’hui et demain
Né en 1884 et mort en 1962, Bachelard n’a été contemporain que de la fin du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème siècle. On ne peut donc pas savoir ce qu’il aurait pensé des mutations majeures des soixante dernières années. Ce qui est certain, c’est que pour qui le découvre aujourd’hui (et le comprend !), il est sans doute, de tous les penseurs de son temps, celui qui s’accorde le mieux au siècle actuel, par sa modernité, par les réponses qu’il semble avoir apporté d’avance à nombre de questions que se pose notre époque, et parce que les pensées puissantes produisent des idées intemporelles.
S’il fallait trouver des parentés à Bachelard, je choisirais prioritairement Nietzsche et Léonard de Vinci. Nietzsche d’abord, parce qu’il l’a compris, ce qui était encore rare en son temps, et parce qu’il s’est senti en affinité avec lui. Bachelard se réfère d’ailleurs souvent à l’auteur de Zarathoustra chez qui il voit « un poète vertical, poète des sommets, poète ascensionnel ». Voir et comprendre la nature poétique du discours nietzschéen était déjà exceptionnel dans les premières décennies du 20ème siècle, mais de surcroit Bachelard saisit d’emblée le lien entre cette poésie ascensionnelle et la thématique du surhomme, trait d’union entre la nature et les dieux, voué à la solitude du vertige de la hauteur, de l’entre bas et haut. Quant à Vinci qui fut le contemporain de brillants esprits comme Pic de la Mirandole et Machiavel (avec qui il échangea), Bachelard partage avec lui cette intelligence de la pluridisciplinarité, l’importance accordée au principe vital du mouvement (Chez Vinci le rendu du mouvement des corps, la mécanique de ses « engins », la cinétique aquatique ; chez Bachelard, la dynamique de la matière) et la volonté inflexible de liberté.
Quoiqu’il ait été reconnu, respecté, honoré, décoré (il me semble le voir rire à cette énumération de tout ce qu’il n’a vraiment jamais recherché !), on n’a pas véritablement compris ou voulu comprendre la portée réelle de la pensée de Bachelard. Peut-être parce que, contrairement à la plupart de ses pairs, il avait dû se construire seul, comme un autodidacte, parce que, bien qu’appartenant à l’université, il n’en était pas vraiment le produit, parce qu’il n’a pas adhéré à des engagements idéologiques et qu’il s’est cantonné à une démarche éthique, parce qu’il n’était pas en quête de notoriété, de flatteries dérisoires de l’ego, toutes ces petitesses, parfois bassesses, qui finissent par abêtir les plus intelligents. Bachelard a pratiqué une ascèse épicurienne discrète, adepte de joies simples et naturelles, passionnément pédagogue soucieux de contribuer à la formation d’esprits libres. Ce sont là des choses que ce qu’on appelle aujourd’hui l’establishment ne comprend pas toujours, alors on ne les pardonne pas. Bien plus que Sartre (qui l’a d’ailleurs refusé, ce qui l’honore) il eût mérité le Nobel ; n’évoquons même pas l’Académie Française, car on n’imagine pas Bachelard faisant la tournée des membres avec la brosse à reluire et endossant le grotesque et anachronique « habit vert », coiffé d’un bicorne !
Je pense qu’il ne s’attirerait pas d’avantage aujourd’hui la faveur du public, parce qu’il n’y aurait pas de place pour lui dans la cacophonie médiatique que d’ailleurs il fuirait, ou dans le malstrom des réseaux sociaux, terreau des fausses valeurs et des médiocrités starisées. C’est qui, Bachelard ? Peut-être le Père Fouras, vieux sage de Fort Boyard qui pose des énigmes aux chercheurs du trésor ?
Reste demain. Car les idées justes survivent, souvent en sommeil, mais vivaces, toujours prêtes à resurgir et à s’imposer comme des évidences qui balayent illusions et mensonges. Il faut seulement des circonstances favorables ; et ce n’est pas la première fois, sur Tempête, que nous affirmerons que c’est souvent à l’heure des crises les plus graves qu’apparaissent ces circonstances. Voyez l’écologie : il a fallu qu’on décrète la planète en danger mortel et que les premières réactions menaçantes de la nature le confirment, pour qu’un demi-siècle après le Club de Rome on prenne au sérieux les alertes lancées par le Rapport Meadows ou le français René Dumont. Alors la seconde moitié du 21ème siècle redécouvrira peut-être Bachelard. En attendant, sa pensée n’est pas perdue pour tout le monde, car comme toute pensée pertinente, elle essaime dans des esprits qui l’accueillent et « elle fait des petits ».
***