Quand l’histoire officielle noircit excessivement un personnage, il est toujours bon de se montrer méfiant, surtout lorsqu’il a vécu il y a trop longtemps pour qu’on ne puisse pas douter de la fiabilité des sources. Les trois empereur qui font l’objet de notre article ont vécu aux 1er, 3ème et 4ème siècles de notre ère, soit à une époque qui ne connut pas de nombreux historiens qui auraient pu être leurs contemporains ou même contemporains des décennies suivant leurs morts. Cela réduit donc la possibilité d’obtenir des témoignages différenciés, voire contradictoires. Par ailleurs, à cette même époque on trouve peu de lettrés qui n’aient pas appartenu à des familles patriciennes, donc à une classe sociale portant fatalement un jugement partial sur des autocrates qui ne l’ont pas ménagée et ont bousculé l’ordre établi, politique et moral. Notons aussi que les accusations de violence qui contribuent significativement à la noirceur de tyrans impitoyables, doivent être confrontées au contexte de temps marqués par une violence endémique. Quant à ceux qui ont fait ensuite œuvre d’historiens, il s’est agi jusqu’à la fin du Moyen-Age de clercs chrétiens forcément enclins à rajouter une couche de noir sur la mémoire de grands chefs païens. Enfin, on ajoutera l’esprit académique qui a conduit trop d’historiens à répéter ce qu’on leur avait appris en y limitant leurs source ou en en faisant l’axe interprétatif de leurs recherches.
Le 20ème siècle à qui on peut reprocher beaucoup par ailleurs, a eu en tous cas le mérite de nous offrir de nouvelles lignées universitaires d’historiens n’hésitant pas à sortir de l’ornière académique. Ils ont contribué, sinon à réhabiliter, du moins à nous offrir des approches plus objectives de quelques grandes figures « maudites » de l’histoire.
Néron
En l’an 5 Germanicus épouse Agrippine l’Ainée. Ils sont tout deux petits-fils et petite-fille de l’empereur Auguste. De cette union naissent notamment Caligula, futur empereur, et Agrippine la jeune. Cette dernière épousera Cneus Domitius surnommé Aenobarbus (« barbe de cuivre », parce qu’il était roux). Ce sont les parents de Lucius Domitius Aenobarbus qui nait en 37 à Antium. Adopté en 50 par l’empereur Claude, le jeune Lucius devient Tiberius Claudius Néro, nom sous lequel il règnera de 54 à 68, soit de 17 ans à 31 ans. Il est le quatrième et dernier empereur (après Tibère, Caligula et Claude) de la dynastie Julio-claudienne (issue de la gens Julia par Auguste, fils adoptif de César, et de Tibère, appartenant à la gens Claudia et fils adoptif d’Auguste).
Certains historiens romains puis chrétiens ont taillé des croupières à Tibère, le présentant comme un tyran débauché, vicieux et cruel ; d’autres notamment aujourd’hui, plus soucieux d’objectivité que de préjugés de classe, ont réhabilité sa mémoire. Pour ce qui est de Caligula et de Claude, il est incontestable que le premier était fou et le second idiot. Fort heureusement pour l’empire, des fonctionnaires compétents et des militaires de valeur ont permis à Rome de perpétuer une gouvernance politique et administrative rigoureuse. Mais dans la famille impériale et les proches du pouvoir, régnait une atmosphère délétère où complots, intrigues, exécutions arbitraires et assassinats se succédaient au gré des humeurs, des ambitions, des intérêts ou des passions des uns et des autres, femmes comprises. C’est dans ce contexte que le futur Néron fut élevé, éduqué et en quelque sorte « fabriqué » avant d’acquérir une autonomie de conscience, de pensée et d’action qui lui inspira le meilleur et le pire.
Qu’est-ce qui fait de lui une figure emblématique de rebelle ? D’abord une rébellion intime : l’affirmation de sa virilité et de son affranchissement des influences. Quand il n’était encore que Lucius Domitius, Néron a d’abord eu deux nourrices grecques, Ecloga et Alexandra ; puis, Agrippine ne tenant pas à s’embarrasser d’un enfant en bas-âge, il est confié à sa tante Lépidia Domitia. Enfin, alors qu’il a 12 ans, sa mère, femme autoritaire et dévorée d’ambition qui vient d’épouser l’empereur Claude, s’avise qu’il pourrait lui servir dans la satisfaction de son insatiable appétit de pouvoir. Elle le retire à Lépidia (qu’elle ne tardera pas à faire assassiner car Lucius lui resté très attaché) et l’installe au palais, le confiant à deux pédagogues grecs car elle veut qu’il reçoive une éducation de prince. Plus tard ce seront Burrhus, commandant de la garde prétorienne, et Sénèque, écrivain et philosophe, qui prendront le relai. Néron devenu empereur mesurera l’emprise qu’ont exercé sur lui les femmes : celle, bienveillante et aimante des nourrices et de sa tante qui ont capté son affection d’enfant ; celle, directive (on pourrait même dire « dirigiste ») et peu soucieuse d’affection de sa mère biologique. Celle-ci n’ayant pas compris que l’empereur n’était plus son fils docile et pas davantage un balourd comme Claude qu’elle avait pu manipuler à sa convenance pour exercer elle-même le pouvoir, elle prit le risque de trop d’affrontements. Elle le paya de sa vie car Néron avait été à bonne école avec les mœurs qu’il put observer au palais : Claude faisant assassiner sa première épouse Messaline, Agrippine faisant assassiner Claude, entre autres règlements radicaux de situations indésirables.
L’autre rébellion de Néron est politique, morale et publique. C’est le programme de réformes qu’il impose dès son accession à la dignité impériale. Ces réformes concernent la fiscalité, la justice, la gestion administratives, les travaux publics ; mais elles ont un point commun : ce qu’on appellerait aujourd’hui leur caractère social. Elles sont donc populaires. Néron apparait comme un empereur épris de justice, d’équité et même soucieux d’éducation populaire. Car ce jeune homme a été lui-même imprégné du raffinement de la culture grecque et il voudrait policer les mœurs romaine qu’il juge rudes, grossières et même parfois barbares. Ainsi souhaite-t-il que les spectacles du cirque s’ouvrent davantage au théâtre, aux épreuves sportives, à ce qu’on appelle aujourd’hui le music-hall, plutôt qu’aux habituels massacres d’humains et d’animaux. Ainsi remplace-t-il aussi les traditionnels repas publics offerts au peuple et dégénérant en graves désordres, par des distributions gratuites de vivres.
Ces réformes inspirées par le souci d’améliorer le sort du peuple ne sont évidemment que modérément appréciées par les castes conservatrices, bien qu’elles aussi bénéficient de mesures de justice ; par exemple la création d’une rémunération des sénateurs (sorte d’indemnité parlementaire) qui a aussi l’avantage d’éviter la tentation de prévarication. Mais ce qui exaspère surtout les conservateurs et les feront crier au scandale (mezza voce quand même !) c’est le goût de Néron pour le théâtre et le fait qu’il cède de plus en plus à la tentation de se donner lui-même en spectacle, n’hésitant pas à déclamer des vers en public en s’accompagnant d’une lyre ou à conduire un attelage dans une course de chars. Tandis que le peuple voit plutôt d’un bon œil que l’empereur descende parfois de l’Olympe où certains préfèreraient le voir se cantonner, et montrer qu’il est aussi un homme, ses détracteurs l’accusent de porter atteinte à la dignité impériale. C’est encore un débat d’actualité comme l’ont démontré les vives critiques et les moqueries subies par le président Giscard d’Estaing quand il a invité des éboueurs à prendre le petit-déjeuner à l’Elysée ou lorsqu’il s’est invité à dîner chez de simples citoyens (opérations de communication assez maladroites, mais dont la portée symbolique n’était pas inintéressante). Plus récemment on a vivement reproché au président Macron, toujours au nom de l’atteinte portée à la dignité de la fonction présidentielle, d’avoir dialogué sur un réseau social avec un conducteur qui s’estimait avoir été injustement pénalisé pour avoir payé un péage à l’aide d’une application de son smartphone. Peut-on à la fois reprocher aux gouvernants d’être éloignés du peuple et leur reprocher de s’en approcher lorsqu’ils le font ? (1) Peut-être faut-il rappeler que sous nos monarques absolutistes dont la personne était pourtant sacrée, un roturier pouvait entrer se promener dans le parc du château de Versailles pourvu qu’il soit correctement vêtu et loue une épée à l’entrée (anobli le temps d’une promenade !). C’est comme cela que Damiens a pu s’approcher de Louis XV et le poignarder. Quant aux orgies, celles de Tibère avaient été beaucoup plus scandaleuses sans que cela l’empêche de régner 17 ans et de mourir dans son lit à 79 ans. Au demeurant il s’agissait de la vie privée de l’empereur. S’il est indéniable que Néron a eu des comportements qu’on juge aujourd’hui choquants, ils n’étaient que ceux communément admis par ses contemporains. Les historiens romains qui les ont fustigés, affichant un moralisme dont la sincérité peut être mise en doute, ont surtout été inspiré par leur ressentiment à l’endroit d’un empereur qui ne manifesta pas beaucoup d’estime pour les castes auxquelles ils appartenaient (ordre équestre, ordre sénatorial, haute fonction publique, notamment). Aujourd’hui ces « élites » le qualifieraient de « populiste » !
Trois drames dont deux seront exploités pour salir la mémoire de Néron, ébranlèrent son règne. D’abord le gigantesque incendie qui détruisit une grande partie de Rome. Aujourd’hui encore l’opinion accepte, sans bénéfice d’inventaire, la version de l’évènement présentant Néron comme un pyromane qui, de surcroit, aurait chanté en contemplant le brasier. Carricature faisant fi des contradictions et incohérence de la thèse, mais reprise et largement entretenue pendant des siècles par un christianisme soucieux de présenter une image de l’antéchrist et de la bête de l’apocalypse de Jean de Patmos. Bien entendu c’est stupide mais efficace, car le peuple veut toujours des responsable pour expliquer ce qui est hors normes et trouver si possible une explication conforme à ses croyances. Lorsque les caprices climatiques entrainaient des mauvaises récoltes et la famine, les Egyptiens y voyaient un désaveu de Pharaon par les dieux, ; les romains, avec d’autres dieux et un autre chef, firent de même pour expliquer les échec militaires cuisants, les tremblements de terre et, donc, l’incendie de 64. Au Moyen-Age, les chrétiens rendirent assez systématiquement les Juifs responsables de tous les fléaux s’abattant sur la communauté. Certes, il y eu aussi le camp de ceux qui accusèrent les chrétiens d’avoir été les pyromanes, sortes de « terroristes » avant la lettre. Mais qui s’avise, y compris aujourd’hui, de se demander si, tout simplement, cette catastrophe n’a pas eu une origine tragiquement mais banalement accidentelle, ce qui n’aurait rien d’étonnant quand on considère l’habitat populaire de l’époque, ces « insula » ancêtres de nos HLM, mais infiniment plus inflammables ? Pour l’anecdote, demandons-nous pourquoi les cinglés de l’exégèse biblique n’ont pas pensé à rendre Néron responsable du grand incendie de Londres puisqu’il a eu lieu en 1666, que 666 est le chiffre de la bête et que Néron est la bête !
Le deuxième drame fut la conjuration dite « de Pison », du nom d’un sénateur appartenant aux plus hautes sphères de l’aristocratie romaine et que le complot devait porter sur le trône. Il révéla à Néron l’ampleur de la haine qu’il avait suscité dans cette noblesse conservatrice, le nombre important des « ennemis jurés » qu’il y comptait, y compris chez les officiers supérieurs de sa garde rapprochée, et, malgré la lâcheté de beaucoup d’entre eux, la force de leur détermination. Aussi y eut-il un avant et un après Pison. Certes la conjuration a échoué ; mais désormais l’empereur sait que peuvent ressurgir des plus puissantes familles de l’empire de nouveaux artisans d’un complot destiné à l’abattre. Cela se traduisit chez Néron par une forme de paranoïa faite d’inquiétude, de peur, et du sentiment humiliant d’une perte de prestige, comme une négation de la sacralité de sa personne par trop de ses sujets, certains ayant même eu le courage, avant de mourir des mains du bourreau, de lui cracher à la face leur haine et leur mépris. Néron, qui en dépit des rumeurs malveillantes colportées par ses contempteurs, n’a jamais fait preuve de sadisme, manifeste dès lors ce qu’un historien de notre époque a qualifié de « cruauté défensive ».
C’est alors que survient la mort de son épouse Poppée qui était d’ailleurs enceinte. Aujourd’hui les historiens sérieux s’accordent à considérer le caractère naturel de cette mort, d’autant plus que Néron n’avait vraiment aucun motif de tuer la femme qu’il aimait et qui allait lui donner un enfant qu’il désirait. Mais la calomnie poursuivit son œuvre, dès ce décès et bien longtemps encore après la mort de Néron lui-même, alimentant la légende du « monstre ».
La conjuration de Pison avait ébranlé Néron, la mort de Poppée l’anéantit. Il devient proprement « désaxé ». Il abandonne pratiquement le pouvoir à Tigellin, préfet du prétoire, âme damnée, méchante et cupide. Il s’adonne à sa passion du théâtre et à un érotisme effréné dans une entourage indifférencié de courtisannes et de jeunes hommes.
Cependant, sur ce fond de psychisme perturbé, l’ancien élève des maîtres grecs et de Sénèque, l’esthète hellénistique, demeure suffisamment lucide pour se rendre compte de la réalité tragique de son bilan. Il avait voulu améliorer le quotidien du peuple romain pour lui insuffler un peu du génie et du raffinement de la culture grecque, mettre au pas les puissants bénéficiant du pouvoir et de la richesse qu’ils héritaient par la naissance au sein de castes conservatrices qui risquaient de conduire Rome à la décadence. Et de tout cela il n’avait récolté qu’ingratitude et trahison. Il se produisit alors une rupture, un véritable divorce entre Néron et Rome. L’empereur rebelle, encore jeune mais prématurément vieilli, pressentant peut-être qu’il lui fallait faire une fin en adéquation profonde avec sa nature réelle d’artiste, d’amoureux des arts, de vénérateur de la beauté, décida de quitter le sol de sa terre natale qu’il répudiait, pour rejoindre sa patrie d’adoption : tel nous apparait son départ pour la Grèce à la fin de 66, un an avant les jeux d’Olympie.
Que dire de cette épopée hellène ? Qu’elle révèle tragiquement l’impossibilité pour un homme que le destin a placé sur un trône, de pouvoir être aimé et/ou admiré pour lui-même en dépit de la sincérité de son renoncement à être un demi-dieu ou un dieu, ne désirant être reconnu que pour son talent artistique. Car cela est impossible. Quand il participa à des concours, eut-il été médiocre, qu’on lui eût quand même décerné les plus hautes récompenses ; par crainte de lui déplaire, par flatterie, par intérêt (car Néron était généreux dans la dépense !). De la réalité du talent de Néron on ne saura malheureusement jamais rien (1), ne pouvant accorder quelque crédit que ce soit à ses détracteurs moqueurs ou à des juges flagorneurs. Dès lors le voyage en Grèce apparait sous le double jour incertain de la solennité et du burlesque.
Première étape : l’escale à Corfou où Néron se rend au temple de Zeus et entame un hymne au dieu en s’accompagnant de sa lyre. Suétone dit qu’il accomplit alors le rêve de sa vie. Puis c’est Olympie où il arrive pour l’ouverture des jeux et où l’on dresse une scène sur le stade dédié aux épreuves sportives, pour qu’il puisse y donner son spectacle théâtral personnel. C’est ensuite Delphes où se déroulent les représentations en l’honneur d’Apollon et où Néron participe à un concours de chant dont il sort évidemment vainqueur ; puis Corinthe où se déroule la mascarade de son mariage avec le jeune Sporus rebaptisé Sabina. Mais on reconnait bien Néron dans la suite de son séjour corinthien lorsque, revêtu de la pourpre impériale, il proclame l’indépendance de la Grèce, en faisant une nation à part entière. Enfin, il décide le lancement des travaux destinés au percement de l’isthme de Corinthe. Interrompus à sa mort, ils seront repris 18 siècles plus tard, en 1881 !
Tout cela, bien entendu soulève les plus vives réprobations à Rome où la vieille garde sénatoriale et équestre ainsi qu’une partie des officiers, se sentent humiliés par la conduite de « Néron-artiste », et sont mécontents et inquiets de la décision de « Néron-empereur » d’accorder l’indépendance à la Grèce, créant un précédent qui peut entrainer les revendications d’indépendance d’autres provinces, notamment la Gaule, ce qui ne manque d’ailleurs pas de se produire.
Recevant de Rome des nouvelles de plus en plus alarmantes faisant état de nouveaux complots et de soulèvements, Néron-Empereur ne pouvait que rentrer ou démissionner. Il choisit de rentrer et il a la satisfaction d’être acclamé par le peuple de Rome en liesse. L’aurait-on enfin compris ? Peut-être l’a-t-il cru car il sous-estime les menaces qui se précisent. Tout se précipite et on connait l’issue fatale, la fuite et le suicide. Ce qu’on sait parfois moins, c’est l’attachement manifesté par le peuple à l’empereur mort. C’est d’abord le retour à la case « départ » avec ses deux nourrices, Ecloga et Alexandra, qui procèdent à la toilette mortuaire ; puis les obsèques solennelles suivies par une population respectueuse ; enfin l’érection d’un tombeau magnifique. Mais plus encore, apparait une preuve que Néron était aimé du peuple : ce sont les faux Néron accréditant la légende de sa survie. Quand on croit qu’un mort n’est pas mort, c’est qu’on souhaite sa « résurrection ». Regrette-t-on un monstre ?
Héliogabale
Sextus Varius Avitus Bassianus a été empereur de Rome sous le nom d’Antonin (Marcus Aurélius Antoninus) et le surnom d’Héliogabale ou Elagabal de 218 à 2022. Il était né en 204 à Emèse dans la province romaine de Syrie.
La succession des empereurs romains n’est pas un long fleuve tranquille. Sur les 22 prédécesseurs d’Héliogabale depuis Auguste, 14 sont morts de mort violente (9 assassinats, 3 exécutions, 2 suicides). Cependant, dès les dernières années du 2ème siècle et le début du 3ème siècle, l’assassinat ou l’exécution semble être devenus les modes ordinaires de succession : sur les 8 prédécesseurs immédiats d’Héliogabale, un seul (Septime Sévère) n’est pas mort de mort violente !
C’est donc dans ce climat menaçant où il faut faire tuer pour ne pas être tué, que le très jeune Héliogabale est élu empereur grâce aux intrigues de sa grand-mère Julie Mèse et de sa mère Julie Soémias, intrigues qui aboutissent à la double décapitation de Macrin et de son fils Dioduménien. Héliogabale lui-même, durant les 3 ans et 9 mois de son règne dut lutter contre une dizaine d’usurpateurs qu’il fit exécuter !
Il n’y aurait pas matière à faire de cet adolescent une figure historique, s’il n’avait pas imposé à Rome un culte importé d’Orient et affiché sans retenue des mœurs d’une extrême liberté, manifestant ainsi un esprit insolemment et absolument rebelle qui fascina la postérité, du Moyen-Age à la Renaissance et aux Temps Modernes, puis du Romantisme à l’époque contemporaine. Chez le plus grand nombre c’est la fascination de l’horreur qui suscite réprobation, condamnation, dégoût et diabolisation. Chrétiens et moralistes de tout poil, religieux ou laïcs, n’ont pas de mots assez durs pour fustiger Héliogabale, parfois présenté comme « pire que Néron » ce qui est tout dire ! Mais qu’est-ce qui inspire ce besoin constant à travers les siècles, de tant parler de ce qu’on devrait logiquement ensevelir dans les fosses de l’oubli ? Pourquoi sembler se complaire à évoquer les turpitudes et les cruautés de tyrans méprisés ? On pourrait parfois se demander si cette hostilité exhibitionniste ne procède pas de quelque ressentiment jaloux de ceux qui ne peuvent oser ce que ces « héros du mal » se sont autorisé : braver la bienséance, transgresser l’interdit, briser les tabous. D’un côté le diarrhéique déferlement jubilatoire des vices, de l’autre la constipation douloureuse de la tartufferie vulgaire.
Suivant le cours des évolutions sociétales inévitables, rythmées par les révolutions culturelles de surface ou de fond, depuis l’Humanisme et les Lumières jusqu’au matérialisme triomphant du 20ème siècle, s’est précisé une approche plus sélective d’Héliogabale, chez qui l’incontestable sensibilité esthétique dont témoignent son orientalisme et sa sensualité, a fait vibrer la fibre d’artistes en quête constante d’éveil créatif. Et nous n’oublierons pas son iconisation par la communauté LGBT, dernier avatar de la pérennisation mémorielle d’un règne de moins de quatre ans !
Le premier acte de rébellion d’Héliogabale est son refus de se conformer aux usages romains. D’abord, malgré le conseil pressant de sa grand-mère Julie Mèse, il continue de se vêtir comme un oriental et porte des colliers et des bagues. Ensuite, tout en n’interdisant pas les cultes à d’autres divinités, il impose la primauté du culte d’Elagabal, divinité syrienne dont il préside les cérémonies en qualité de grand-prêtre, revêtu de la tenue cultuelle syrienne. Il fait ériger un temple à Elagabal sur le mont palatin et marie symboliquement le dieu à Uranie. Lui-même, après avoir répudié sa première femme, enlève et épouse la Grande Vestale Julia Aquila Sévéra, ce qui constitue un sacrilège et un énorme scandale puisque les vestales doivent demeurer vierges.
Mais ce que la postérité retiendra surtout, ce sont ses mœurs sexuelles. En dehors des jugements moraux habituels, ceux qui ont voulu se montrer plus savants, ont parlé à ce sujet d’hypersexualité, de psychopathie sexuelle, de polysexualité, de libre mutation et autres tentatives de catégorisation. En fait, Héliogabale ne s’est imposé ni règles, ni limites dans une activité sexuelle totalement libre. Dominateur avec les femmes, certains l’ont identifié sur un camée de son époque, au conducteur de char nu et en érection, tenant d’une main un fouet et de l’autre les renne d’un attelage de deux femmes à quatre pattes. La réalité de cette scène n’est pas improbable, car on peut imaginer que ce bel adolescent vigoureux parvenu au faîte du pouvoir, ait ressenti, consciemment ou inconsciemment, un désir de revanche sur l’ascendant féminin de sa grand-mère et de sa mère et le rôle de « coachs » qu’elles ont joué dans sa victoire.
Quant à ses rapports homosexuels, ils apparaissent en particulier avec l’esclave carien Hiéroclès avec qui il eut une intense relation érotico-amoureuse qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de sadomasochiste, tant on y retrouve les caractéristiques de ce type de comportement. Avec Hiéroclès, Héliogabale tire sa jouissance de l’inversion de leurs rôles dans l’ordre social : l’empereur se fait l’esclave d’un maître sévère et brutal qui le violente, le viole et va jusqu’à l’entrainer dans des tavernes où il le dénude et le force à se prostituer. Ce puissant désir jubilatoire d’humiliation de la part d’un jeune et bel adolescent détenteur du pouvoir absolu n’étonnera pas ceux qui ont compris les ressorts du plaisir masochiste (voir à ce sujet notre article Le sadomasochisme). On peut même dire que l’humiliation intense est le « must » du masochisme bien compris, vécu comme libératoire et régénérateur de force psychologique. En même temps, la soumission « honteuse » d’Héliogabale lui permet d’exalter la féminité qu’il manifeste déjà dans ses tenues, ses bijoux, son épilation, ses danses. Autrement dit, c’est aussi un rituel que certain ont appelé « de libre mutation » et que nous qualifierons de « polymorphisme », une capacité singulière à prendre plaisir à changer de personnage. Cela va bien au-delà de la sexualité, relevant de la volonté d’échapper à la condition humaine ordinaire, ce qui est le propre de la vraie puissance qui doit se dégager d’un grand chef. En cela nous oserons dire, au risque de choquer, que si Hadrien et Marc-Aurelle ont été incontestablement des grands maîtres de sagesse, Héliogabale a pu atteindre véritablement le statut de demi-dieu. Comprenne qui pourra, parce que cela aussi n’est pas donné à tout le monde.
Julien dit « l’apostat »
Dans un tout autre genre que les deux précédents, mais tout aussi rebelle, fut l’empereur Julien (331-363) qui régna deux ans (361-363). Fils de Jules Constance et petit-fils de Constance Chlore qui fut co-empereur (2) de 293 à 306, il a un frère, Gallus, avec qui il est placé sous étroite surveillance (un quasi emprisonnement) lorsque Constantin II succède à son père Constantin mort en 337 et fait massacrer sa famille. On dit qu’il a dû la vie à l’intervention d’Eusébie, épouse de Constantin II. Son précepteur Mardénios le forme aux classique de la culture grecque. Ultérieurement, il est assigné à résidence avec son frère Gallus dans la forteresse de Macellum, en Cappadoce (province au centre de l’actuelle Turquie) et il aurait été baptisé sans consentement. En 347 il retourne à Constantinople et Nicomédie et aurait été initié aux mystère de Mithra, divinité solaire. En 355 il se trouve à Athènes et aurait été initié aux Mystères d’Eleusis. Tout en le maintenant sous surveillance constante, Constance II, successeur de Constantin II, lui confie des commandements militaires qu’il exerce loyalement et courageusement. A la mort de Constance II (361), Julien devient empereur.
On peut dire que jusqu’à son accession à la dignité impériale, Julien fut un « rebelle contenu » ne pouvant prendre le risque de s’opposer ouvertement au christianisme. On se doute cependant que le petit-fils de Constance Chlore n’avait pas été insensible au massacre de sa famille par les fils de Constantin (Constantin II, constance II et Constant 1er) et s’était par ailleurs imprégné de la culture grecque. Il disposa ainsi d’un quart de siècle, depuis l’exécution de ses parents, pour préparer sa revanche. Il l’exerça aussitôt, en publiant un Edit de Tolérance, qui autorise toutes les religions et abolit les mesures prises contre les polythéistes et le juifs. L’année suivante il interdit aux chrétiens les enseignement philosophiques et littéraire, les jugeant incultes et incapables de comprendre les Anciens. Lui-même écrit des textes argumentés, polémiques et pamphlétaires, sur le modèle du philosophe grec Celse, auteur du Discours véritable, critique rationaliste et radicale du christianisme.
Restaurateur d’un paganisme tolérant et quoique favorisant la primauté du culte solaire (le Sol Invictus), Julien n’a pas persécuté les chrétiens, contrairement à eux qui avaient persécuté les « païens » avec une rare violence. Il fait reconstruire un certains nombre de temples détruits par les chrétiens et, tout en considérant le judaïsme comme une erreur, mais respectueux de la piété juive, il ordonne la reconstruction du temple de Jérusalem ; elle commence en 62 mais est interrompue par sa mort.
Julien meurt en chef militaire, à la fin du mois de juin 363, mortellement blessé à la bataille de Samara qui l’oppose aux Sassanides (Perses). Sans qu’ils en apportent la preuve, certains ont avancé qu’il aurait pu être assassiné à la faveur des combats par un soldat romain chrétien. Il avait 31 ans. Il doit son surnom d’Apostat (3) à la malveillance des Chrétiens, alors qu’il n‘avait pas renié la foi chrétienne, puisqu’ayant été baptisé de force, sans son consentement.
Trois vies, trois règnes, trois empreintes dans l’histoire
Néron, Héliogabale et Julien ont en commun la brièveté de leur vie : 30 ans pour le premier, 18 ans pour le deuxième, 31 ans pour le troisième. Et si Néron a régné 14 ans, Héliogabale n’a régné que 4 ans et Julien 2 ans. Trois vies brèves, deux règnes très courts. Néanmoins trois empreintes historiques que deux millénaires n’ont pas effacées. Aujourd’hui encore on publie des ouvrages et on fait des films ou des documentaires sur eux, ils sont présents aussi au théâtre. Si on s’interroge sur les raisons de ces pérennités mémorielles, nous pensons qu’il est possible de répondre qu’elles sont dues à la singularité de leurs personnages hors normes.
Pour Néron la perspective a été largement déformée par ses détracteurs romains puis par la propagande chrétienne qui a voulu en faire un monstre. Une approche plus sereine et plus objective révèle que ce qui aurait dû faire de cet empereur un personnage singulier c’est son affranchissement de la bienséance politique et morale de son époque : issu lui-même d’une lignée aristocratique, il s’est voulu défenseur et protecteur des humbles et méprisant avec les oligarques ; revêtu de tous les attributs de la dignité impériale, il n’a pas hésité à s’en dépouiller quand il souhaitait vivre la vie d’artiste à laquelle il se pensait destiné, osant la provocation et le scandale. Autrement dit : un authentique rebelle !
Pour Héliogabale la provocation et le scandale ne sont pas à démontrer. Cet adolescent né, élevé et éduqué en Orient, qui monte sur le trône impérial à 14 ans et mourra à 18 ans, aurait pu, avec la sagesse qu’espéraient sans doute de lui sa grand-mère et sa mère, artisanes de cette réussite acquise à coups d’intrigues, flatter l’orgueil des Romains en adoptant leurs croyances et leur morale. Il choisit, au contraire, d’importer les cultes assyriens et de vivre selon ses penchants, au risque délibéré de « dépasser la ligne rouge » du tolérable. Qu’il soit devenu une icone LGBT n’est pas étonnant, et pas seulement en raison de sa polysexualité, mais parce qu’il l’a « spectacularisée » d’une manière provocatrice qui est la marque des authentiques rébellions (on peut penser au jeune Rimbaud, insolent, amoral et sensuel). Car ces « voyous magnifiques » qui font peur au bourgeois, sont aussi des Gavroche qui meurent sur les barricades en criant « liberté ! ».
Quant à Julien, qui n’a peut-être eu pour seul tort que d’être trop tolérant avec ses sanguinaires ennemis chrétiens (4), il manifesta dans ses actes et ses nombreux écrits, sa volonté de défendre l’héritage culturel de la civilisation gréco-romaine que piétinait le christianisme depuis le fâcheux appui que lui avait donné Constantin par un calcul politique dont les conséquence furent désastreuses pour l’avenir de l’intelligence en Europe. A cet égard, on peut se demander ce qui serait advenu du christianisme encore naissant et empêtré dans des luttes intestines, si cet empereur éclairé n’avait pas trouvé la mort prématurément. En ce qui concerne la postérité, Julien bénéficia, à l’orée de l’humanisme naissant, de l’attention de penseurs comme La Boétie ou Montaigne, puis, ensuite, de celle des Lumières qui virent en lui un champion de la lutte contre l’obscurantisme, et enfin, du regard porté sur lui par le Romantisme sensible à son destin tragique d’enfant, d’adolescent et de jeune-homme voué à la réclusion et à la rétention de ses convictions, avant de pouvoir commencer, pendant deux ans seulement, à développer un programme de restauration de l’intelligence.
Ces trois rebelles nous ont légué quelques principes fondamentaux de la rébellion : résister et persévérer dans ses convictions (Julien), oser braver l’ordre établi conservateur et sclérosant (les trois), ne pas hésiter à scandaliser pour donner l’exemple d’une libération de la morale contraignante et des conventions sociales afin de vivre selon soi-même (Néron et Héliogabale).
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NOTES
- Lorsque Donald Trump a mis un tablier et servi des hamburgers et des frites dans un MacDo, cela n’a pas choqué les Américains, au contraire ; il y a gagné en popularité ! C’est toute la différence entre un peuple jeune et une vieille Europe guindée.
- L’écrivain Lucien de Samothrace a cependant dit de Néron artiste : « Il n’est ni admirable, ni ridicule. La nature lui a donné une voix passable, de valeur moyenne. Le son est un peu creux et rauque parce qu’il contracte le gosier, ce qui donne à son chant un bourdonnement médiocrement agréable. Cependant, il a des notes qui en adoucissent le timbre quand il ne lance pas sa voix avec trop d’assurance… Il excelle dans les nuances de la gamme, dans la mélopée, la roulade, l’accompagnement de la cithare… Ce qui le désavantage, c’est la respiration qu’il a courte, un souffle insuffisant. »
- La tétrarchie était un système de gouvernement à quatre co-empereurs institué par Dioclétien (244-311 ; empereur de 284 à 305). Prometteuse à ses début, la tétrarchie dégénère progressivement en luttes entre empereurs rivaux. Constantin 1er (272- 337 ; empereur de 306 à 337) y met fin en rétablissant l’unicité impériale et la succession dynastique.
- L’apostasie est l’abandon public de la foi par un fidèle.
- On peut trouver l’expression excessive. Ce serait oublier les violences extrêmes dont firent preuve les Chrétiens, non seulement à l’égard des Païens et des Juifs, mais aussi de leurs « frères en religion » n’appartenant pas à leur faction : toute cette époque fut marquée par l’opposition entre les nicéens (fidèles au Pape et à la doxa arrêtée par le concile de Nicée) et les ariens, jugés hérétiques par les premiers. Une triste figure, parmi d’autres, est celle de l’évêque George de Cappadoce, corrompu, délateur, persécuteur féroce des païens et des chrétiens non ariens.