Dans un visage émacié, deux yeux comme deux billes de charbon ardent. Un corps dont on ressent l’ossature plus que la chair. C’est la figure d’un mystique dévoré par un feu intérieur ou celle d’un artiste possédé par une impérieuse pulsion créatrice. Au pays du Vésuve, de l’Etna et du Stromboli, cet homme est un volcan d’où s’échappent des fumeroles précédant de périodiques éruptions attendues de ses adeptes et redoutées des bien-pensants. Ce n’est pas ignorer le poète, l’homme sensible, l’esthète, que de conserver cette première impression révélant la dure carapace sous laquelle souffre et lutte un homme écartelé. On pourrait dire « morcelé » car on chercherait en vain dans son œuvre les témoignages ordinaires d’une cohérence qui ferait de Pasolini un homme « entier ». En revanche, il y a des constantes qui dominent sa création : l’amour du beau de l’esthète, la révolte du rebelle, une véritable mystique du prolétariat que sous-tend un anticonformisme radical et la haine de la bourgeoisie. Tout cela est venu tôt dans la vie car très tôt lui est apparue la conscience de ne pas être fait pour celle à laquelle ses origines et sa vocation le destinaient.
Enfant de la petite bourgeoisie provinciale, fils d’une mère enseignante à laquelle il fut attaché comme le sont les garçons dont le père est souvent absent et probablement dur. Le sien était militaire, fréquemment muté, n’offrant pas à son fils le modèle reproductible qui oriente vers une sociabilité et une sexualité « normales ». Pier Paolo fut de ceux qui se réfugient dans le rêve et la quête du savoir. Rêver pour échapper à la trivialité des jours, savoir pour comprendre. Et assumer pleinement son homosexualité.
L’Italie de son enfance, comme encore beaucoup de pays d’Europe, c’est l’Italie des terres. Sols généreux du Nord ou sols pauvres du Midi, ils sont la réalité paysanne, l’intime rapport des hommes et de la nature, animaux compris. Pasolini se sent héritier de ces « pays », avec leurs cultures populaires, leurs langues, leurs mœurs, leurs traditions. Il en conservera la nostalgie dans les décennies d’Après-guerre où prédomineront peu à peu l’industrialisation, l’uniformisation culturelle, le consumérisme. Il imputera cette déshumanisation corruptrice de l’âme à une bourgeoisie urbaine se complaisant dans les apparences d’un hédonisme superficiel pour mieux ignorer les réalités de la souffrance des plus pauvres, tandis qu’en leur dispensant les plaisirs factices d’une prétendue libération sexuelle et des « jeux du cirque », elle entraine les classes moyennes dans leur perdition. L’homosexualité non refoulée de Pasolini met rapidement fin à l’amorce d’une carrière d’enseignant, comme elle le fera exclure du Parti Communiste. Il va donc se consacrer à l’écriture avant de faire des films qui seront souvent des adaptations de ses écrits.
Quoique le terme « atypique » est un peu trop souvent utilisé, il n’est pas abusif dans le cas de Pasolini. L’homme est inclassable : il sera compagnon mais non « camarade » des communistes ; il n’est pas conservateur, mais pas davantage progressiste au sens que lui a donné le gauchisme ; rebelle et révolté, il n’est pas pour autant tendre avec les « soixantehuitards » ; il ne recule pas devant le blasphème, mais il n’est pas athée, s’appropriant d’ailleurs les valeurs chrétiennes propres à soutenir son engagement social. Et ainsi de suite. On peut avoir l’impression que Pasolini se cherche en permanence, et que si son œuvre « parle » encore aux nouvelles générations comme elle a parlé à celles des sixties et seventies, c’est qu’elles se retrouvent dans la même absence de repères, confrontées à un monde qu’on pressant de plus en plus chaotique. Hier planait la menace d’un affrontement Est-Ouest et de l’arsenal nucléaire, aujourd’hui c’est la déshumanisation numérique et une planète en péril. Cependant, le partage d’une incertitude et d’une angoisse existentielle ne peut expliquer à lui seul la sorte de fascination que Pasolini exerce sur beaucoup d’individus plus subtils et plus sensibles que d’autres, touchés au plus intime de quelque chose qu’on pourrait situer entre conscience aigüe et inconscient profond.
Sans doute, le mode d’expression pasolinien, dans ses films les plus « forts », doit-il beaucoup à l’esthétisme et à l’érotisme, et bien qu’il s’agisse de moyens et non de fins pour atteindre le fond d’un « discours d’images », cela réveille chez les plus réceptifs à cette action quasi subliminale, des pulsion profondes génératrice d’émotions déstructurantes. Les plans parfaitement maîtrisés qui montrent la chair et font plonger des regards troublants dans ceux des spectateurs, témoignent de la volonté implacable de Pasolini d’atteindre les sens comme il atteint les consciences au travers de la violence sans mots d’une interpellation aux accents de Jugement Dernier !
Une fois passée la tentation éventuelle du rejet et acceptée l’immersion dans le grand jeu pasolinien, on ressent pleinement la déstabilisation salutaire qui permet, au sortir de la projection, de « voir le monde autrement ».
Discourir avec l’image, c’est capter l’attention du spectateur au sens propre du terme : l’emprisonner dans les plans sur un regard plongeant subitement dans le sien, sur la partie d’un corps qui semble appeler son propre toucher, sur la posture d’un acteur qui est une invite crapuleuse. Car Pasolini, maître en érotisme, sait que ce qui est suggéré, promis, vaut mieux que l’acte lui-même ; et il recourt quasiment au subliminal pour atteindre des zones plus profondes, obliger le spectateur à prendre conscience de désirs inavoués, à découvrir, entre refus honteux et aveu troublant, qu’il prend plaisir à danser sur la corde raide des convictions illusoires. Ce sera, par exemple, un œil hétérosexuel captant l’image fugitive d’un garçon puissamment érotisé. Introduire un doute fugace sur soi-même conduit au doute sur les repères ordinaires de la société normée.
Avec délicatesse dans Théorème, avec volupté dans La trilogie de la vie, avec violence dans Sado, Pasolini déstabilise, ôte le voile sur un ailleurs dont on ne peut ignorer qu’il appartient aussi aux réalités de la vie. Il utilise les ressorts de l’écrit et/ou de l’image discursive pour « secouer le cocotier ».
Pasolini est mort à 53 ans. Il laisse onze romans et nouvelles, une quinzaine d’ouvrages de poésie, une dizaine d’essais. Son œuvre cinématographique ce sont douze longs métrages, sept films à sketch, deux documentaires. Le présent article se limitera à l’évocation des films les plus marquants en retenant quatre jalons dans la progression du réalisateur : les deux premiers films (Accattone et Mama Roma), Théorème, La trilogie de la vie (les contes de Canterbury, e Décaméron, Les contes des mille et une nuits), Salo ou les cent-vingt journées de Sodome.
Pasolini, maître déstabilisateur, utilise les ressorts de l’écrit et/ou de l’image discursive. Dans ses premiers films (par exemple Accattone en 1961 ou Mamma Roma en 1962) marqués par le néoréalisme italien de l’Après-Guerre, comme dans son livre de 1955 Les Ragazzi (qui fera l’objet d’une adaptation cinématographique par Mauro Bolognini en 1959), il imprime sa marque de fabrique : la vision crue d’une réalité sociale que la plupart des gens ignorent ou ne veulent pas voir. Non pas celle que montre le communisme, une classe ouvrière « pauvre mais honnête », digne et propre sur elle, engagée dans une lutte politico-syndicale cadrée et encadrée, mais un sous-prolétariat misérable, survivant comme il peut dans l’indifférence à l’ordre et à la loi. Ce sont des garçons et des filles sales, voleurs, prostitués, crapuleux, fouillant les poubelles en quête de nourriture ou de vêtements, produits suburbains d’une modernité sans âme.
Les personnages d’Accattone et de Mamma Roma se situent tout juste un cran au-dessus, mais évoluent dans le même décor, celui de la banlieue de Rome avec ses baraquements misérables, ses bidonvilles. Les musiques de Mozart et de Bach accompagnent avec gravité des parcours qu’on sait sans autre issue que la déchéance et la mort. C’est le fatum de la tragédie, la marche vaine de personnages voués à leur destin. Cette fatalité à l’engrenage impitoyable semble suggérer que même si les strates les plus basses du peuple en assurent une illustration très visible, c’est la société tout entière, y compris les nantis, qui subit « la malédiction de la vie ». Le christianisme l’a bien compris en annonçant à tous la venue d’un « Sauveur ». Mais pour l’heure il n’y a que l’homme et le grand silence du Ciel. Le noir et blanc -on devrait dire le noir et gris- sied à ces films. Puis vient Théorème en 1968. La parabole se substitue au réalisme cru. Pasolini ne met plus en scène les victimes plébéiennes de la société bourgeoise, mais des acteurs emblématiques de cette société qui en sont eux-mêmes les victimes (à l’exception de la bonne). Ces acteurs forment une famille, c’est-à-dire la cellule sociale que le pouvoir politique et l’Eglise présente comme pilier des valeurs et fruit des « liens sacrés du mariage ». C’est aussi la famille restreinte apparue dans les sixties, où les anciens n’ont plus leur place ; un témoignage de rupture avec les liens ancestraux, la relégation des « vieux » dans les infâmes « maisons de retraite », sinistres antichambres d’une mort qui commence par leur entrée dans leurs murs. Les quatre membres de cette famille « moderne » ont déjà perdu leur âme. Rien, d’ailleurs, n’a d’âme dans le décor impersonnel de la villa et des terrains environnants, vision d’une modernité glaçante, sans lumière, où les caractères paraissent se diluer dans des couleurs délavées qui remplacent les cruels mais beaux contrastes du noir et blanc.
Et voilà que surgit dans ce cercle désolé une sorte d’ange, mystérieux et très beau jeune homme qui va offrir son corps désirable, successivement à tous les membres de la maisonnée, père, mère, fils, fille et bonne. C’est un rite sacrificiel non violent qui recourt à la beauté charnelle et à la puissance de l’érotisme, une action de la grâce rédemptrice. C’est l’amour de Dieu. Mais pour cette famille bourgeoise sans foi ni pensée véritable, la grâce n’agit pas. Loin de conduire à la rédemption de ces êtres déjà trop aspirés par la vacuité, l’effet traumatique de l’action angélique leur fait tirer d’eux-mêmes les châtiments auxquels ils s’étaient destinés. Seule la bonne, parce qu’ignorante, pauvre et humble, bénéficie de l’effet sanctificateur : retirée dans sa ferme natale, elle va faire des miracles, devenant elle-même auxiliaire de rédemption.
Ce qu’il y a d’insupportable dans Théorème pour les bien-pensants, les dévots hypocrites, c’est que Pasolini y donne une « leçon de foi chrétienne ». Sa pensée opère une synthèse audacieuse entre le message évangélique et le messianisme marxiste. Si le Vatican, réprobateur, n’apprécie pas la démonstration, l’OCIC (Office Catholique International du Cinéma), portant la marque du progressisme postconciliaire, ne s’y est pas trompé et lui accorde son prix dans le cadre du Festival de Cannes.
Il fallait l’audace provocatrice de Pasolini pour présenter l’acte sexuel comme manifestation de l’amour divin et suggérer que le prolétariat pourrait être le nouveau « Peuple Elu » !
Pasolini est dans sa pleine maturité quand il produit La trilogie de la vie, c’est-à-dire Les contes de Canterbury, Le décaméron et Les contes des mille et une nuit. On passe du tableau à la fresque, du cadre intime au décor grandiose et aux foules de figurants, du noir et blanc ou des tons volontairement délavés, à une palette symphonique de couleurs.
Pasolini nous transporte dans le Moyen-âge, en Occident et en Orient, dépaysement nécessaire pour manifester cette puissance de la vie qui ne peut s’exprimer que dans la restitution des formes, des odeurs et des sons d’un « ailleurs », réel ou imaginaire, propice à faire naitre chez le spectateur réceptif, la nostalgie d’un héritage détruit par la trompeuse modernité du matérialisme capitaliste. L’esprit petit-bourgeois, borné, fielleux et soucieux de son confort mesquin, ne manquera pas d’évoquer tout le passif de ces temps et de ces lieux : peste, famines, esclavage, inconfort, précarité, espérance de vie limitée. Il ne pourra davantage concevoir que ce sont là, au contraire, les ingrédients d’un « miracle de la vie » qui consistait, dans l’éphémère et l’hostile, à profiter en permanence de toute opportunité qu’offraient ces jours chichement comptés, de connaître les joies de jouissances portées à leur paroxysme. Ce sont, en revanche, les facilités, au demeurant factices, d’aujourd’hui, qui nous font accepter de les différer, de les contraindre, de les affadir, voir de les ignorer.
En sortant de la projection de ces films jubilatoires, on se retrouvait sur l’asphalte puant de la ville, dans le bruit d’une circulation agressive, comme au sortir brutal d’un rêve enchanteur, dans la grisaille d’un jour sans autre promesse que le retour dans de gris transports à de grises activités, à de gris foyers et à la perspective d’une grise maison de retraite. La trilogie de la vie nous dit : qu’avons-nous fait du monde ? Que faisons-nous de nos vies ?
Pasolini c’est celui qui dérange, qui tourmente, le prophète au sens que rappelait Marek Halter : non pas celui qui annonce l’avenir, mais celui qui alerte, qui met en garde.
Pressentait-il que Salo serait son dernier film ? En tous cas, on imagine difficilement un « après Salo ». Ce n’est pas l’œuvre d’un désespéré, comme certains l’ont dit, car Pasolini, trop lucide, n’a jamais placé d’espoir dans le monde où il vivait. Mais c’est peut-être l’œuvre d’un homme excédé par la surdité et l’aveuglement de ses contemporains. C’est l’ultime cri, plutôt le hurlement, d’un rebelle engagé et enragé. C’est une œuvre sublime qui ne mérite pas les poncifs des commentaires dévastateurs ou élogieux. Elle mérite l’effort de compréhension que lui refuse la connerie ordinaire. Comme La grande bouffe de Marco Ferreri deux ans plus tôt (1973), Salo a déclenché les cris d’écorchés scandalisés des imbéciles incapables de comprendre et même d’essayer de comprendre ce qui pouvait motiver le choix de l’outrance, de l’ignominie, de l’absolue obscénité. Ce sont des films qui dénoncent, et dans les deux cas ce sont des notables dégénérés sur qui pèse l’opprobre, car au-delà de leurs figures emblématiques, ils représentent tous les responsables du pourrissement de la société en qui un peuple « suiveur » reconnait les modèles portés par leurs fonctions sociales. Car il serait trop simple d’oublier que les gouvernants du capitalisme libéral sont issus des urnes et que le fascisme rencontra en Italie une forte adhésion populaire qui cessa principalement à cause de sa déroute militaire et de ses conséquences.
La grande bouffe dénonce le consumérisme éhonté d’une société suicidaire qui a évacué toute autre valeur dans une course effrénée à l’avoir. Plus fondamentalement, Salo dénonce le pouvoir quand il n’a pas d’autre finalité que son seul exercice.
Les notables de Salo sont évidemment les rescapés provisoires d’un fascisme qu’ils savent voué à sa perte, s’emprisonnant lui-même à l’intérieur dérisoire d’une minuscule république fantoche. En se livrant à des pulsions sadiques dont il n’est même pas sûr qu’elles leur procurent de la jouissance, ces hommes exécutent un rituel crépusculaire où la souillure de la beauté de jeunes garçons et filles précède une mise à mort qui est celle de la jeunesse, donc refus d’un avenir possible. A la monstruosité de ces « pères » symboliques qui s’émasculent dans la négation de la progéniture, s’ajoute la monstruosité des « mères » maquerelles complices de cet accomplissement. C’est la représentation insoutenable d’une société putride qui n’est plus qu’un cadavre en décomposition.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : Salo ne nous parle pas du fascisme ; sans souci d’historicité, il n’utilise qu’un temps et un lieu propices à « l’écriture » d’un conte intemporel à déchiffrer à tout présent. C’est du pouvoir que parle ce film, et le fascisme, comme le nazisme ou le communisme stalinien, ne sont que des contextes plus pédagogiques que d’autres parce que ce sont des formes de pouvoir plus impudiques et plus impudentes, ne prenant pas l’inutile peine de se parer du voile pudique cher à la pseudo-démocratie. Le pouvoir que montre Salo, c’est « tout pouvoir », et il invite à un questionnement sur l’essence-même du pouvoir.
Cependant, Salo va plus loin encore. C’est la nature humaine elle-même qui est mise en cause. Les bourreaux mis en scène n’ont pas été créés par le fascisme qui n’a peut-être qu’affiné ce qu’ils étaient déjà tout en les maintenant dans les limites de comportements disciplinés. Affranchis de cette discipline par la débâcle annonçant le « crépuscule des dieux », ces damnés font craquer la fine couche protectrice de leur « civilisation » (le surmoi diraient les psychanalystes) et extériorisent sans retenue le déferlement éruptif de leur nature profonde. Car chez ces êtres incapables de ressentir le beau et encore moins l’amour, il ne reste que la terrifiante animalité du « moi » et l’atavisme du « ça ». Et surtout qu’on ne parle pas de sadomasochisme, car pour cela il faudrait qu’il y ait du masochisme, c’est-à-dire du plaisir procuré par l’humiliation et la domination dans un rite qui n’est que symboliquement sacrificiel parce que jeu érotico-psychologique. Or, les jeunes victimes de Salo ne sont évidemment pas masochistes. Il ne reste que le sadisme pur.
A propos de La grande bouffe et face au déferlement des critiques hystériques et haineuses, Philippe Noiret a dit : « Nous tendions un miroir aux gens et ils n’ont pas aimé se voir dedans. C’est révélateur d’une grande connerie ». L’image renvoyée par Salo était encore plus difficile à accepter comme reflet possible de soi, mais le réflexe de rejet est autant révélateur de peur que d’indignation pseudo-morale. Car ce que montraient Ferreri et Pasolini ce sont des humains comme nous, se situant simplement, au moment où leur comportement « dérape », aux pires extrémités d’une échelle où le curseur peut glisser parfois rapidement. L’opinion tient à qualifier de monstres ou de fous ceux qui atteignent ces extrémités parce que cela lui évite de devoir considérer qu’ils sont, malgré tout, nos « semblables ». Autrement dit, il est plus rassurant de penser qu’ils sont totalement « autres », comme s’il s’agissait d’une espèce différente. D’ailleurs, les gens n’aiment pas qu’on montre ces « monstres » ou « fous » dans des situations normales qui ont pourtant fait aussi partie de leur réalité (par exemple Hitler embrassant un enfant ou gentil et respectueux avec ses secrétaires), parce qu’à ces moments-là ils sont eux aussi « comme nous » et que nous, étant alors « comme eux », pourrions peut-être aussi nous transformer en monstres ! Affaire de circonstances ? Car la plupart des bourreaux ne sont pas des cas pathologiques mais des « mutants psycho-sociaux » qui auraient pu avoir une vie ordinaire sans les circonstances ayant permis cette mutation. Pasolini nous provoque pour nous alerter sur la fragilité de ce qui sépare l’humain civilisé de l’animal sauvage, et sur les tares d’une société qui, à des fins de pouvoir et/ou de profit joue dangereusement avec la part d’animalité toujours présente dans l’homme.
La crise sanitaire déclenchée en 2020 est tristement représentative de l’amoralité d’une société gavée par des décennies de consumérisme et du matraquage médiatique qui l’encourage. Alors que plus des trois quarts de la population mondiale subissent la maladie, la malnutrition, la misère, la violence armée, notre presse s’est faite l’écho de nos « malheureux concitoyens » dramatiquement privés de cafés, de restaurants, de boites de nuit, de sports d’hiver, de libres déplacements dans leurs automobiles. Au risque d’aggraver la contagion, des gouvernants sans courage et soucieux de préserver le modèle économique consumériste, ont relâché la bride pour ne pas compromettre les grandes bouffes de « la trêve des confiseurs ». Il est vrai que le Pape n’a pas cru bon de faire honte aux goinfres en rappelant que selon le christianisme Jésus était né dans une étable. Cher Pasolini qui pensait encore que le christianisme pouvait être un levier puissant de sainte et saine révolte, alors que plus que jamais le calendrier liturgique est devenu la carte des étapes gloutonnes des bâfreurs : prions pour ne pas être privés de foie gras à Noël et de gigot à Pacques !
Et à tous, bon appétit !
P.S. En 1959 Pasolini effectue un long périple en suivant les côtes italiennes, du nord au sud et du sud au nord. Il tient un journal (La longue route de sable) où, à chaque étape, il écrit quelques pages. A Ostie il note : « J’arrive à Ostie sous un orage bleu comme la mort ». Seize ans plus tard, le 2 novembre, il est assassiné dans un terrain vague, en bordure de la plage d’Ostie où l’attendait la mort. Bleue comme la nuit, bleue comme la mer, bleue comme le ciel du matin quand son cadavre est découvert ?