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Rencontre avec Vahé Zartarian

De l’homo sapiens à l’homo consciens
22 mars 2024 par
Simon Couval

Il y a des auteurs qu’on lit, ce qui est le cas pour la plupart des gens qui écrivent. Mais il y a des auteurs qu’on rencontre parce qu’il s’établit entre eux et nous une surprenante intimité qu’on ne peut pas seulement expliquer par la convergence des pensées. Il s’agit de quelque chose de plus profond et aussi de plus structuré. Davantage que la rencontre de pensées, c’est la rencontre de deux manières de penser.

Rencontres avec des hommes remarquables

J’ai connu un certain nombre de fois dans ma vie ce type de rencontre. Je n’en citerai que cinq dont l’association des noms dans une même liste surprendra peut-être. Rimbaud, une rencontre singulière et tardive, comme cela a été le cas pour Henri Miller et pour les mêmes raisons (voir de lui Le temps des assassins). Nietzsche qui continue de m’accompagner dans nos promenades inspiratrices, lui toujours à Sils Maria au 19ème siècle, moi aujourd’hui au 21ème siècle dans l’Ardenne. Bachelard dont j’aurais voulu être l’élève car il représente pour moi une sorte de maître idéal. Simenon avec qui je partage un regard à la fois lucide et compassionnel sur les êtres. Isaac Asimov qui m’a fait pressentir avant l’avènement de la révolution numérique les enjeux humains de ce qu’on appelait alors la cybernétique (avec ses récits de robots) et qui a éveillé mon intérêt pour la géostratégie prospective (avec sa trilogie Fondation). Et maintenant ma liste s’enrichit d’un sixième nom : Zartarian.

J’ai toujours rendu compte de mes rencontres. Pour Rimbaud j’ai publié trois essais : Trois lettres pour parler de l’éternité, Bonne nuit Monsieur Rimbaud ! Incorrection ; éditions Arch’Libris 2017, 2019, 2020. Pour Nietzsche des références récurrentes dans des articles pour Tempête et probablement un article qui lui sera consacré. Pour Bachelard, un article (Bachelard, la pensée libérée). Pour Simenon, un article également (Simenon). Seul Asimov n’a fait l’objet, à ce jour du moins, ni de citations, ni d’article dédié. Pour Zartarian ce sera le présent texte, sachant qu’il ne présentera pas sa pensée (il est préférable pour cela de se procurer ses ouvrages) mais un cheminement de ma propre pensée faisant écho à celui qu’il a suivi dans son ouvrage Homo sapiens disparaîtra et après ? (Qu’il est vivement conseillé de lire auparavant pour comprendre ce qui suit). Pour l’anecdote j’ai trouvé assez jubilatoire et de bon augure pour une rencontre, de découvrir son auto-qualification de « saboteur d’idées reçues », au moment où j’achevais de rédiger Certitude, doute et transgression !

Ce que je voudrais ajouter c’est que toutes ces rencontres sont la résultante de ce que je n’accepte pas d’appeler hasard, car je crois aux voies de l’intuition et de l’imaginal, à la rigueur, et pourquoi pas, du destin. Pour Rimbaud -alors que j’entrais dans la cinquantaine et que je ne connaissait de lui que ce que j’en avais appris en classe de première (c’est-à-dire pas grand-chose qui ait pu éveiller mon intérêt, le personnage me paraissant d’ailleurs peu fréquentable) -ce fut la visite d’amis rémois après ma récente installation à Charleville-Mézières, lesquels m’ont « entrainé » au musée Rimbaud (qui heureusement n’avait rien d’un musée, ce qui m’a permis dans ce lieu très mort, d’avoir la révélation d’un Rimbaud très vivant). Pour Nietzsche ce fut un professeur de droit, membre du Collège de France, chargé d’un cours à connotation « Sciences po », en 1967, à la faculté de droit et sciences économiques de Nice ; féru de Nietzsche, il nous transporta à Sils Maria et en Grèce (cette année-là j’ai acheté La naissance de la tragédie, mon premier Nietzsche que je conseille comme « entrée en matière » à ceux qui ne l’ont pas encore lu). Pour Bachelard ce furent, vingt ans plus tard, quelques mots d’un « frère » dans une loge maçonnique qui m’incitèrent à le découvrir : j’ai commencé par Le nouvel esprit scientifique. Pour Simenon ce fut, pendant des vacances d’été, vers 1960, un « Maigret » qu’avait acheté ma mère et qu’elle me préta ; c’était Maigret et la grande perche. Je n’ai plus cessé de lire des Simenon, ce qui participa d’ailleurs à mon initiation par procuration aux « choses de la vie » et contribua sans doute, avant toute expérience de terrain, à m’ôter toute illusion sur la nature humaine et à cultiver une « sociabilité prudente ». Pour Asimov, dans les années 1970 où je m’intéressais à la science-fiction, ce fut la découverte inespérée d’un auteur du genre qui ne faisait intervenir ni monstres, ni extraterrestres, nous faisant entrer dans un monde, certes plutôt fantastique, mais qui ne semblait être que la suite logique du notre : on pouvait user avec pertinence du terme anticipation. Pour Zartarian ce fut, avec quatre années de préliminaires féconds (qui ont d’ailleurs fait ressurgir Nietzsche, Bachelard et Simenon), la lecture que m’en proposa un jeune homme un peu extraterrestre, mais pas monstrueux, donc très fréquentable, « trouvé » un jour dans une librairie à l’enseigne du Temps des cerises.



Liens et connexions

Si la plupart des gens n’établiront aucun lien entre les auteurs avec lesquels je viens d’évoquer des « rencontres », je leur ai trouvé, au contraire, des affinités subtiles conduisant à une grande cohérence de mes promenades avec eux sur des chemins qui, telles les voies romaines, sillonnant l’Orbis, convergent vers l’Urbs.

Quant à savoir pourquoi pour parler de quelqu’un (ici Zartarian) je parle beaucoup de moi, c’est tout simplement parce que c’est le propre des pensées qui comptent, et peut-être même leur intention, de renvoyer l’individu à lui-même en stimulant sa propre aptitude à penser, c’est-à-dire à créer de la pensée et non à « réciter », avec plus ou moins de talent, celle des autres.

Maintenant je vais m’arrêter un instant sur le cas d’Asimov (1920-1992) dont la présence dans ma liste de rencontres est sans doute la plus étonnante. Auteur de SF prolifique, il est apparu entre 1980 et 1989 dans divers entretiens télévisés où il a livré sa pensée. Arte a récemment diffusé un documentaire à base d’extraits de ces entretiens. Je m’en suis régalé parce que j’ai été un lecteur assidu d’Asimov dans les décennies 1970-1980, mais aussi parce que me sont apparus ces liens qui font la cohérence de mes promenades avec les auteurs. Si vous avez lu Homo sapiens disparaître et après ? vous allez pouvoir en juger.

Quand Asimov parle de la SF, il déclare que c’est le seul genre littéraire qui imagine dans le futur un monde radicalement différent de celui d’aujourd’hui. Mais surtout il souligne avec justesse que la SF n’a acquis ses lettres de noblesse que vers le milieu du 20ème siècle, lorsqu’elle a commencé à compter des auteurs qui sont des scientifiques ou possèdent de solides notions scientifiques. Lui-même était docteur en biochimie (université Columbia 1948) et a enseigné à l’université de Boston (à propos de la formation scientifique des auteurs, je pense à Gustave Lebon, ce remarquable et trop peu connu sociologue qui, entre autres, évoquait dès le 19ème siècle l’erreur et l’impasse de la colonisation ; il était docteur en médecine, comme Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes). Asimov, comme tous les auteurs de SF et comme tous les grands du « polar » (autre genre sous-estimé) de cette génération, est d’abord un observateur et un analyste pertinent du comportement humain individuel et collectif. Plus encore, il a dégagé des perspectives historiques et des lois de l’évolution, démontrant que ce sont les découvertes scientifiques et les innovations technologiques majeures qui déclenchent les changements durables (affirmation imagée dans le prologue du film de Kubrick 2001 l’odyssée de l’espace, d’après l’ouvrage d’Arthur C. Clarke, un scientifique !). Asimov constate que l’accélération de ce qu’on appelle le progrès, telle qu’on l’a connue au 19ème et au 20ème siècle, produit un emballement qui précipite la civilisation vers des limites problématiques l’obligeant à s’interroger sur les conditions de sa survie. Et là, plus d’un demi-siècle avant Zartarian, il dit que l’Homo sapiens (c’est lui qui emploie le terme !), que l’humanisme a fait « homme-dieu », piètre avatar du « Dieu fait homme », n’a pas un droit divin sur l’existant, et que si, conformément au destin commun des espèces, il se montre incapable de répondre aux défis qui annoncent la fin d’un cycle de développement de la civilisation, il vaut mieux qu’il disparaisse et soit remplacé par une autre espèce. Pas mal, non, comme lien ?!

Et pour en terminer avec Asimov tout en ne nous éloignant pas de Zartarian, je dirais que deux aspects de son œuvre m’ont particulièrement intéressé : d’une part ses variations de virtuose de la psychologie sur les trois lois de la robotique qu’il a énoncées ; d’autre part, dans la trilogie Fondation, le personnage de Seldon qu’on peut considérer comme un beau spécimen d’Homo consciens.

Nous ferions bien de relire les auteurs qui semblent avoir eu une préscience des grands bouleversements qui se précisent aujourd’hui. Sapiens démontre-t-il son incroyable fragilité en se précipitant sans esprit critique ni maitrise émotionnelle dans la nasse au maillage serré du « Net » ? La massification médiatique et la redoutable illusion de liberté et de facilité offertes par des technologie qui masquent des manipulations collectives, a de quoi faire froid dans le dos quand on en perçoit les effets. Les crises à répétitions de ces dernières années ont aggravé la perte de repères, affaiblissant considérablement l’esprit critique, voire la simple réflexion, au profit de pulsions émotionnelles favorisant un suivisme comparable aux folles ruées des foules en panique. Je pense, par exemple, à la propagation fulgurante du message « Je suis Charlie » après les attentats de 2015, ou, dans un autre registre, aux délires footeux lors de chaque « Mondial » ou encore à « l’Élizabethmania » de septembre 2022.

Non seulement ce suivisme témoigne d’une faiblesse psychologique, mais il constitue l’indice probable d’un caractère propre à Sapiens qui est le grégarisme. Or, le grégarisme ne dénote pas seulement le besoin de s’agréger à la masse, il traduit également, comme allant de soi, l’intime conviction que cette masse doit être placée sous une autorité supérieure impliquant la soumission à celle-ci et à ses auxiliaires : sous la houlette du berger le bon ordre de marche du troupeau est assuré par le chien. Dans son texte, Zartarian présente l’expérience révélatrice de Milgram que j’avais vu mise en scène en 1979 dans le film d’Henri Verneuil I comme Icare.

Savoir et connaissance

Zartarian est polytechnicien, mais il a choisi une voie rarement empruntée par les membres de cette caste dont les spécimens que j’ai connus appartenaient davantage au type Sapiens supérieur à la tête bien pleine, qu’au type représenté par Zartarian du Sapiens mutant à la tête bien faite, annonçant l’Homo consciens. Car la voie qu’il a choisie est celle des individus qui ont compris que le savoir ne vaut que s’il est mis au service de la connaissance qu’on confond justement trop souvent avec lui. Un petit détour étymologique s’impose.

Savoir vient du latin sapère qui a donné le substantif sapience et dont la forme sapiens, participe présent de sapère qualifie l’homo actuel. Connaissance est formée du préfixe latin con (avec, associé à) et science dérivée du latin scire, l’ensemble donnant con-science, soit conscience = connaissance partagée ou associée. On peut juger de l’intérêt de la distinction entre, d’une pat la notion de « savoir » (le substantif) que nous pouvons appeler « science » et connoter de l’analyse et de la spécialisation correspondant à la phase alchimique solve, et d’autre part la notion de conscience-connaissance qui établit liens et connexions entre les éléments spécialisés du savoir dans la synthèse qui évoque la phase alchimique coagula. La connaissance-conscience c’est ce qui donne de la cohérence au savoir. C’est vraisemblablement dans cette acception qu’il faut comprendre le propos de Rabelais, à mon avis interprété à tort dans un sens moral : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». On notera d’ailleurs qu’au 15ème siècle on était encore plus près du sens premier des termes issus du latin ou du grec : l’âme (anima dont l’équivalent grec est psyché) est le souffle vital (principe moteur) ; dans la citation qui précède, on pourrait considérer qu’elle renvoie à l’efficience que la conscience-connaissance confère au savoir, l’idée d’une dynamique possible de la pensée, opposée à la sclérose d’un savoir isolé frappé d’inertie.

C’est peut-être aller bien loin dans l’interprétation, mais le fait est indéniable que tous les « grands esprits », ceux que je qualifie de Sapiens mutants annonçant l’homo consciens, ont toujours été des esprits « universels », pluridisciplinaires. Souvent atypiques, voire marginaux, parfois incompris, ils assument leur état en toute conscience d’une nécessité de contribuer, à leur mesure, à une dynamique de l’existant. Zartarian développe une pensée où gravitent comme des électrons en quête de cohérence atomique, moléculaire, organique, cosmique, les éléments des savoirs : physique, biologie, biochimie, histoire, architecture, musique, épistémologie etc. Il dit lui-même se sentir étranger à la planète « comme un extra-terrestre tombé là sans l’avoir voulu », éprouvant le besoin permanent d’expérimenter, créer, chercher.

Si à la lecture de son ouvrage j’ai reconnu en lui l’homme d’une rencontre, c’est que j’y ai trouvé un mode de pensée avec lequel je me sens familier. En tant que lecteur je me suis senti associé à la progression de sa démarche, tout en demeurant libre de mes propres variantes sur les thèmes fondamentaux traités. C’est que j’ai toujours profondément ressenti l’impératif de préserver mon « penser libre », quelle qu’ait pu être l’importance de ce que mes rencontres ont apporté à ma réalisation individuelle. J’ai comparé les éléments du savoir à des électrons, mais j’en dirais autant de l’individu pensant : gravitation, oui ; fusion, non ! J’ai un très grand respect pour ceux que j’ai « rencontrés », j’ai même dit de l’un d’entre eux que j’aurais aimé être son élève ; mais jamais je ne prononcerai le nom de disciple, car qui dit disciple dit doctrine. Je ne serai le disciple de personne et je n’accepterais personne comme disciple. Je suis un « adiscipliné » ! Souvent, l’oiseau en cage ne chante plus, le fauve incarcéré au zoo ne procrée plus. Il est d’ailleurs désolant de voir ce pauvre Sapiens offrir aujourd’hui sans état d’âme sa progéniture aux nouveaux esclavagistes.

Le titre-même de l’ouvrage de Zartarian m’a rassuré : il se termine sur un point d’interrogation, signe d’un esprit ouvert et qui ne prétend pas péremptoirement apporter une réponse. De surcroit, le dernier paragraphe est une invitation adressée à chacun de participer à l’émergence de l’Homo consciens. Invitation à la recherche, au rêve, à la création. J’ai dit au jeune homme qui me l’a fait découvrir : « il pense comme nous », non pas « il pense la même chose que nous", ce qui, de toute façon, eût été impossible et aurait eu pour effet logique de bloquer ma pensée sur un acquis sacralisé.

L’après Sapiens émergera de la pensée libre. Zartarian se dit « saboteur d’idées reçues » (ça c’est pour la libération) et « créateur de futurs possibles » (ça c’est pour la création). Ces futurs pluriels confirment son ouverture d’esprit, mais plus encore une vision différente de l’histoire refusant la fatalité d’une voie unique de développement de ce qu’on appelle la civilisation, celle-là-même que nous refusons dans Tempête (voir Mythe impérial et réalités communautaires) parce qu’elle nourrit tous les totalitarismes, toutes les guerres, toutes les erreurs fondées sur les convictions universalistes prétendant imposer un système de valeurs unique. Il me plait d’imaginer que dans le monde de l’homo consciens, pourraient coexister des variantes du futur, comme dans l’acoustique existent des sons fondamentaux et des gammes indéfinies d’harmoniques.

Les futurs que nous pouvons imaginer aujourd’hui ne sont que des « futurs racines » qui dans la durée seront impactés à chaque instant par les paramètres que produiront les présents successifs. C’est ce qu’imaginait Asimov dans Fondation et ce qu’enseignait Bachelard : c’est une des leçons du nouvel esprit scientifique, d’admettre que la science est faite des invalidations successives des acquis qu’elle inclue néanmoins dans les nouvelles perspectives, car le réel n’est pas fait de formes précises et immuables.

De la même manière que son agrégation au troupeau le rassure, Sapiens a besoin d’être conforté dans la croyance en des certitudes éternelles. Je crois que non seulement l’homo consciens se démarquera de ces conceptions archaïques, mais que sa nature le portera au besoin de remise en question permanente.

Sapiens en question

Pourquoi dire homo sapiens, homo erectus, homo faber etc. plutôt que simplement « homme » ? (Incidemment je signale la stupidité de l’appellation « féminicide » imputable à l’ignorance ambiante, car homo en latin n’a jamais signifié l’être de genre masculin mais « l’être humain » ; l’homme au sens de mâle c’était vir, d’où vient virilité, virilisme etc.). Présenter Sapiens comme dernier venu dans une chronologie sous tend l’idée d’améliorations successives de l’espèce, conformément à la vision d’une évolution tendant vers la perfection (le point Omega). Quoique « progressiste », c’est une conception fermée portant encore l’empreinte religieuse d’un commencement et d’une fin eschatologique du monde. Présupposons donc plutôt que l’homo consciens lui-même ne sera qu’une étape dans l’évolution homo.

Et comme chaque question creusée fait remonter à la surface d’autres questions, demandons-nous : qu’est-ce que la préhistoire ? Autrement dit, pourquoi l’histoire commencerait-elle, conventionnellement, avec l’apparition de l’écriture, plus ou moins à Sumer ou en Egypte ? Quelle que soit la valeur scientifique de ce spécialiste de l’Assyrie, je n’approuve pas le titre péremptoire que Samuel Noah Kramer a donné à son ouvrage L’histoire commence à Sumer. On pourrait objecter que c’est l’écriture qui a permis une traçabilité historique au travers de chroniques, et de toute sortes d’informations sur les civilisations. C’est vrai, mais c’est vrai aussi que si les hommes de ce qu’on appelle « préhistoire » n’ont rien consigné, faute d’écriture, ils ont laissé d’autres traces qui ont permis ensuite à Sapiens d’écrire a posteriori leur histoire. Archéologues, paléontologues et autres spécialistes du passé lointain bien antérieur à Sumer, grâce à des technologies aujourd’hui de plus en plus performantes, enrichissent et « écrivent » chaque jour l’histoire « préhistorique », au point qu’on voit apparaitre un continuum historique invalidant le clivage préhistoire-histoire. Il y a donc une seule histoire et des étapes que marquent, effectivement, des découvertes et des inventions qui déterminent, comme le disait Asimov, des changements durables : la taille de la pierre, le travail du fer, l’outillage, l’élevage etc. c’est d’ailleurs comme ça qu’on a défini les passages d’un type d’homo à un autre.

Et comme toute science, l’histoire avance à coups de remises en question. Par exemple, s’agissant de l’apparition de Sapiens qu’on datait encore récemment de -30000 ans, elle est maintenant datée de plusieurs dizaines de milliers d’années supplémentaires à la suite de la découverte d’ossements humains.

Posons alors la question de la modélisation de Sapiens sur la base des caractères biologiques et culturels spécifiques (spécifique signifiant bien « propre à une espèce ») : y a-t-il « un » Sapiens ? La réponse ne me parait pas évidente pour plusieurs raisons. D’abord, s’il semble (pour l’instant !) que sapiens est apparu en Afrique ; on sait que ce bipède curieux s’est répandu partout où il pouvait aller sur la Terre ; d’où, disent les spécialistes, des métissages possibles, notamment en Eurasie, avec l’homo néandertalis qui, ensuite, a « spécifiquement » disparu. Aussi, toutes ces classifications de l’homo me paraissent-elles des repères incontestablement utiles, mais assez arbitraires en considération d’une évolution permanente en « fondu enchainé ». Ensuite, malgré des caractères invariants, il y a une évolution profondément transformatrice, même sur le plan génétique, entre Sapiens de -100000 ans et celui du 21ème siècle.

On peut également, toujours avec la part théorique et arbitraire de toute classification, évoquer le passage du paléolithique au néolithique en avançant que de la Haute-Antiquité au 19ème siècle, Sapiens a vécu un néolithique prolongé et amélioré, la révolution industrielle marquant un nouveau « bond en avant » de l’évolution. Puis, assez rapidement, la relativité, la mécanique quantique, l’aéronautique, la cybernétique, ont accéléré le mouvement, « emballant » le rythme du temps historique, sans qu’on ait mesuré les conséquences que cela pouvait avoir sur l’espèce. Je suis tenté de dire que Sapiens « s’affole ». Il a la perception des changements, mais pas la prise de conscience, c’est-à-dire « le savoir que l’on sait ». Les individus les moins structurés vont se fracasser sur divers miroirs aux alouettes. Incapables de comprendre le sens des anciennes croyances et des cultures dont leur groupe géo-ethnique a hérité, certains se tournent vers celles d’autres groupes qu’ils ne comprennent pas davantage (et même encore moins, évidemment !). Il n’est pas à la portée du Sapiens lambda de « se faire » bouddhiste, hindouiste, voire musulman. D’autres se laissent séduire par les élucubrations qui ont fait les beaux jours du New-Age ou de l’Alien théorie, dans l’espérance de nouveaux maîtres venus d’ailleurs. Quant aux vision plus « politiques », elles portent la marque du même affolement impuissant, incapable de concevoir une Terre heureuse : c’est l’écologisme (j’insiste sur le « isme ») privatif et punitif se fourvoyant dans la tentative de restauration d’un paradis qui n’a jamais existé ; c’est, comble de l’affolement générateur de fuite et se parant des plumes de la rationalité scientifique, l’idée qu’il faut abandonner la Terre « fichue » pour s’installer sur une autre planète (idée qui a pris forme avec la découverte des exoplanètes et les théoriques « trous de vers » que la SF a illustrés dans le film Stargate en 1994). Aller vers des planètes vierges pour y transposer nos sapiensales erreurs et névroses ? C’est ce qu’évoquait déjà sur Tempête l’article Du temps, de l’espace et des hommes, pages 17 et 18, et c’est ce que pense aussi Zartarian. C’est tout aussi illusoire que de déménager pour espérer sauver un couple à la dérive ou aller rechercher la sagesse dans l’Himalaya. Pauvre Sapiens !

Ceci étant, en évoquant les étapes de l’évolution de Sapiens, du paléolithique au numérique, je n’ai rien inventé. Dès 1988 Alvin Toffler les avait théorisées dans son ouvrage La troisième vague. A cette époque je m’étais demandé ce que pourrait être la quatrième qui, vu l’accélération du rythme, ne devait plus tarder. Effectivement « l’après troisième vague » se précise ; mais ce ne sera pas une nouvelle vague : on change carrément de mer ! Zartarian en infère la disparition de Sapiens, donc l’avènement d’un autre homo qu’il appelle consciens. Personnellement, je préfère parler de mutation majeure de l’homo ; mais c’est finalement un détail car l’essentiel est dans l’après. Ce qui me fait préférer mutation à disparition c’est l’idée-même de la continuité du processus d’évolution et son processus d’accumulation et non de substitution des caractères. Zartarian lui-même le rappelle : « Nos corps et nos esprits héritent de toutes ces improbables couches, elles-mêmes héritées de caractères d’espèces précédant Sapiens, avant-même le premier homo depuis de lointains unicellulaires ». Mon idée est que Sapiens définit davantage une étape dans l’espèce homo qu’une espèce proprement dite. C’est l’apparition d’une nouvelle étape que j’appelle mutation et celle-ci se produit lorsque les caractères majeurs de l’étape en cours subissent eux-mêmes une mutation.

Les indices de mutation

Si l’on revient sur le 20ème siècle dont on a trop souvent tendance à retenir surtout le pire (tendance imputable à l’abusif « devoir de mémoire » culpabilisant et à l’exploitation littéraire et filmographique « payante » de la violence et du sordide) on peut constater qu’il a aussi planté, sans en avoir toujours mesuré la portée, les jalons d’une refondation culturelle et scientifique en cours de concrétisation en ce début de 21ème siècle : la relativité et la physique ondulatoire, la psychanalyse, la cybernétique, la biochimie, l’astrophysique, l’aérospatiale, l’art abstrait et d’une manière générale toutes les formes déstructurées et déstructurantes etc. Tout cela me semble participer à l’émergence des caractères dont le nouvel Homo (ou le Sapiens mutant) va faire l’acquisition, et c’est considérable.

Le 20ème siècle a comme posé des prémices vouées à leur propre dépassement qui se produit maintenant, mais qui étaient nécessaires pour modifier les vieilles donnes. Prenons par exemple la psychanalyse. Après avoir connu un grand succès jusqu’aux dernières décennies du 20ème siècle, elle connait une désaffection certaine, certains penseurs l’accusant même d’imposture intellectuelle. Il faut dire qu’elle y a mis du sien, entre tentations scholastiques, dérives sectaires, outrances interprétatives et ingérences pas toujours justifiées dans le débat philosophique lorsqu’il existait encore. Il reste cependant qu’elle offre des repères permettant de contribuer à identifier des indices de la mutation de Sapiens dans certains comportements anticipateurs de ladite mutation. C’est, notamment, le dépassement de la fatalité jusqu’ici acceptée des rapports conflictuels entre ça, moi et surmoi : il n’y a plus conflictualité chez ceux pour qui le ça devient « corpus éclairant » et non réservoir de pulsions incontrôlables ; lorsque le moi n’est plus simple conscience d’être un existant individuel animé de volonté de puissance, mais « conscience de pouvoir », c’est-à-dire d’activer des facultés qui modifient le regard sur soi (en complémentarité avec le corpus du ça) et sur le moi des autres, donnant un nouveau sens au concept de conscience collective ; lorsque le surmoi, du fait de l’évolution du ça et du moi, cesse de devoir être le produit superstructurel régulateur et tyrannique chargé de contenir (et éventuellement réprimer) les pulsions les plus primitives du ça et l’orgueil impérialiste du moi. On pourrait même penser qu’avec le nouveau moi, le surmoi serait en quelque sorte inclus dans le moi, ce dernier étant capable d’autocontrôle. Vaste programme, direz-vous. Mais, justement, cela ne se programme pas : cela sera ou ne sera pas, et si cela devait ne pas être, il ne s’agira plus de disparition ou mutation de Sapiens, mais de la disparition ou d’une régression significative d’homo. Comme je crois qu’il y a une logique universelle, c’est-à-dire inhérente à la totalité de l’existant, je pense que cela sera (sans avoir besoin de recourir à quelque artefact religieux du genre providence). Néanmoins il faut noter que le cours des logiques n’est pas un long fleuve linéaire et tranquille : éruptions volcaniques, séismes, déluges, mégafeux et autres cataclysmes y ont leur rôle. Car l’apparente incohérence du hasard qui semble affecter la contingence répond à une nécessité qui échappe, du moins pour l’instant, à notre entendement.

Pour en revenir à la mutation, un autre indice annonciateur me semble être la faculté (en fait réaction à une nécessité ressentie) de faire évoluer le langage. C’est d’autant plus un indice important de mutation, que l’apparition du langage et de l’écriture ont directement participé aux précédentes étapes conduisant à Sapiens. Ainsi, même le français, langue lexicalement très riche et grammaticalement subtile, devient néanmoins limitée lorsqu’on veut exprimer une pensée refusant de s’inscrire dans le cadre d’une culture normée. Même les scarabées du Quai Conti qui ont eu longtemps une conception conservatrice de leur mission, conçoivent maintenant que la pureté de la langue est un mythe sclérosant. Le penseur « mutant » se libère des contraintes normatives en créant des néologismes, aussi bien en recourant aux bases étymologiques classiques grecques et latines, qu’en intégrant des éléments issus d’autres langues (surtout l’anglais), voire de l’argot (par exemple le franglais tacle venant de tackle ou malbouffe terme construit comme malheur ou maladresse ; soit : mal pour mauvais(e) et bouffe mot d’argot choisi à dessein pour exprimer une connotation vulgaire et péjorative). Plus complexes apparaissent des termes propres à un auteur et ne pouvant être compris que dans un contexte explicatif (par exemple fondâme chez Zartarian). Le penseur mutant utilise aussi l’artifice des guillemets et des parenthèses qui permettent, les uns de signaler l’acception particulière conférée à un terme, les autres de compléter la signification par des références ou des liens. Depuis quelques décennies le langage a considérablement évolué. Mais si, d’une part, le vocabulaire s’enrichit, il y a aussi, d’autre part, la voie plus subtile du raccourci sémantique qui consiste à se passer de mots, soit par l’usage des icones (qui sont des sortes d’idéogrammes ouvrant la voie à une écriture non discursive), soit par « l’émission » du regard ou du geste.

En fait, dans l’expression-même de leur pensée, les Sapiens mutants sont dans une désobéissance permanente et consciente qui me fait par exemple contrarier en permanence le correcteur automatique de mon PC qui prétend régenter mon langage, et l’obliger à intégrer mes termes à son dictionnaire ! (Voir l’article Certitude, doute et transgression) qui annonce qu’avec le nouvel homo on entrera dans un tout autre système de pensée et de communication, la désobéissance n’étant que l’étape précédant la refondation.

Ce n’est pas sans raison que Zartarian, dans son essai, évoque quelques cas de « phénomènes », en particulier Thomas Béthune et Franco Magnani, ainsi que sa propre expérience des effets des psychotropes. Dans le cas des prodiges, il apparait que leur « don », souvent inné, parfois accidentel (traumatique), résulte d’un dysfonctionnement cérébral ayant par ailleurs des effets débilitants sur les fonctions ordinaires des individus « normaux ». Dans le cas des psychotropes il est clair que cela résulte d’une action chimique sur les cellules cérébrales.

La manifestation de « prodiges » et les effets hallucinogènes de substances chimiques contenues dans des végétaux ont participé abondamment au crédit des religions dans toutes les traditions (de l’inoffensif encens, aux drogues des Amérindiens, telles que le peyotl). Ainsi, en territoire de catholicité, le bon peuple sapiens accepte facilement à propos de miracles et d’apparitions, l’idée de « mystère », de « dessein insondable de Dieu », de « providence ». Il y a une expression – « foi aveugle » - qui rend bien comte de la cécité que provoque une certitude (voir article précité), laquelle clôt tout débat avant même qu’il puisse s’ouvrir. Le pouvoir religieux encourage évidemment cette cécité qui lui permet de s’exercer « axiomatiquement » sur des bases solides qui n’ont pas à être démontrées. Or, l’histoire du savoir de Sapiens le prouve, en particulier depuis la Renaissance et de manière accélérée depuis le 19ème siècle : il n’y a pas de mystères, mais de l’inconnu qui reste à explorer ; il n’y a pas de causalité que l’investigation rationnelle ne puisse sonder. Combien de mystères et de causes insondables ont trouvé des réponses scientifiques au cours des derniers siècles parce que des esprits éclairés et des technologies qui leur en ont donné les moyens, ont réfuté les explications fatalistes et verrouillantes de l’obscurantisme. Au-delà de la débilité mentale de la plupart des prodiges et du prisme aveuglant de la croyance, il reste que si cela se produit, c’est qu’il existe des fonctions cérébrales qui le permettent et dont nous n’accédons pas à ce que Zartarian appelle « les interrupteurs ». C’est pourquoi une avancée significative pourrait avoir lieu si l’on progressait suffisamment dans la connaissance du cerveau. C’est là qu’est la clé.

Interlude (à la manière de Zartarian !)

Durant douze années j’ai dirigé un établissement psychiatrique. Ne me cantonnant pas dans le simple rôle managérial de ma fonction (qui est le seul qui intéresse les ARS, agences régionales de santé), j’ai mis à profit ma présence dans ce champ institutionnel qui suscite à la fois crainte et curiosité chez le public, pour avoir des échanges libres avec certains médecins et aussi avec certains patients lorsque les situations en créaient l’occasion.

Ce que j’ai pu constater, c’est que la psychiatrie ne soigne pas les causes mais les symptômes. Le panel des médicaments prescrits montre qu’il s’agit de neutraliser des circuits neurologiques afin de « pacifier » le patient en parant au développement d’états critiques mentalement douloureux pour lui et physiquement dangereux pour les autres. J’ai aussi constaté un fort antagonisme entre les psychiatres et les psychologues, ces derniers (du moins à l’époque que j’ai connue où la plupart d’entre eux appartenaient à ma génération, celle des « babyboomers ») étant encore attachés à la seule réponse psychanalytique et allant, pour certains, jusqu’à qualifier de drogues les médicaments prescrits par les psychiatres. Pour autant il n’est pas avéré que la psychanalyse soigne d’avantage les causes. Cette pratique, fondée sur le présupposé d’un psychisme qu’on a jamais rationnellement défini, est d’ailleurs aujourd’hui en perte de vitesse. J’aime l’histoire drôle suivante qui me semble assez pertinente.

Un homme rencontre un ami à qui il a confié qu’il était en analyse depuis des années pour tenter de mettre fin à une énurésie nocturne chronique qui perturbe gravement sa vie d’adulte.

  • Alors, comment vas-tu ? demande l’ami.
  • Très bien, répond l’homme, mon analyse a enfin abouti !
  • C’est formidable, s’exclame l’ami ; donc tu ne mouilles plus ton lit ?
  • Si, je pisse toujours au lit, mais maintenant je sais pourquoi !

J’ai pu encore constater que quelques médecins, suivant des formations ad hoc, adhéraient au courant dit « organiciste » qui prend en considération l’opportunité de rechercher une origine organique (c’est-à-dire neuro-cérébrale) des pathologies mentales. Cela me semble une avancée intéressante.

Pour en revenir au traitement des symptômes, il faut savoir que l’arsenal médicamenteux, surtout dans les traitements les plus lourds, a souvent des effets indésirables au niveau somatique : obésité, atteintes à la dentition (un odontologiste exerçait à temps partiel dans l’établissement équipé d’un cabinet dentaire performant) risque de diabète (par absorption excessive de sucreries), risque de constipation chronique et d’occlusion intestinale etc. Avec le soutien d’un professeur agrégé du CHU de Reims, j’avais créé un CLAN (comité de liaison alimentation nutrition), ce qui ne plaisait pas trop aux psychiatres qui craignaient que cela puisse entrainer une prévention des patients à l’égard des médicaments et la tentation de ne pas respecter les prescriptions.

Aperçus sur les voies d’accès aux fonctions cérébrales « prodigieuses »

Il y a des fonctions cérébrales qu’on n’ignore plus, même s’il reste encore beaucoup à découvrir de leur fonctionnement ; entre autres le stockage mémoriel des informations et leur traitement, les zones de contrôle des sens, du langage, de l’affect. Mais l’inconnu, ce qui reste entièrement à découvrir, ce sont les fonctions que, selon l’expression de Zartarian, peuvent activer des interrupteurs cérébraux. Cette découverte dont on ne peut prévoir aujourd’hui l’échéance, devrait permettre de substituer un nouvel homo, conscient de ses pouvoirs, à un Sapiens chez qui l’activation desdites fonctions, hors accès à des « interrupteurs », se produit accidentellement ou en les déclenchant chimiquement, dans les deux cas sans les contrôler.

Zartarian nous rapporte le cas de Thomas Béthune. Je pourrais évoquer celui de Giacomo Einaudi, homonyme et compatriote piémontais (de la même province alpine de Cunéo) de Luigi Einaudi, premier président de la République italienne (1948-1955). Giacomo Einaudi est né à Roccabruna, fief de la famille paternelle de ma mère qui y est née. Berger sans instruction, à la mort de sa mère il suit ses frères en France où ils sont montreurs de marmottes dressées dans les foires. Lui-même s’exhibe comme calculateur prodige et finit par travailler pour le célèbre illusionniste Emile Robert-Houdin. Sa fiche signalétique sur Wikipédia porte comme profession : forain. Ma mère née en 1911 et qui a passé son enfance en Italie, chez ses grands-mères (durant la Première Guerre Mondiale sa mère était en Belgique et son père prisonnier en Autriche) se souvient d’avoir vu Einaudi à Dronero (la ville importante la plus proche de Roccabruna) chez le cafetier-pâtissier Galletti, accompagné d’une femme comme un infirme, trainant les pieds et mangeant des gâteaux comme un enfant. Il était capable de faire instantanément des additions, soustractions et multiplications de nombres de plus de dix chiffres ou d’en extraire les racines carrées ou cubiques, mais le savant Camille Flammarion qui avait tenté de lui faire effectuer des calculs scientifiques, n’y parvint jamais. Einaudi disait qu’il « entendait » les chiffres dans sa tête où une sorte d’écho y subsistait d’ailleurs après les calculs.

Cette association de facultés « prodigieuses » et de débilité mentale, parfois associée elle-même à une anomalie somatique telle que l’hydrocéphalie, est bien connue pour les calculateurs et les hypermnésiques (capables en les parcourant une fois rapidement, comme photographiquement, de restituer les pages d’un annuaire téléphonique ou du bottin des horaires des chemins de fer). Répétons-le : qu’importe la santé mentale ou physique de ces individus ; ce qui est certain c’est que ce sont des hommes, et que si leur cerveau peut faire ce qu’ils font, c’est que le cerveau humain en est capable.

De manière moins spectaculaire et peut-être plus qualifiable d’exceptionnelle que d’anormale, il y a malgré tout des êtres doués de facultés étonnantes. Je pense au célèbre pianiste virtuose Arthur Rubinstein (1887-1982) qui racontait avec simplicité et humour comment, dans des circonstances qui ne lui avaient pas laissé le temps de plus de préparation, il avait lu dans le train qui le conduisait au lieu où il devait l’interpréter, la partition d’une œuvre qu’il joua ensuite sans problème.

Parmi les voies d’accès à des fonctions cérébrales prodigieuses, deux méritent qu’on s’y arrête, car elles posent la question du rapport au temps et à l’espace. Il s’agit du rêve et de la voyance.

C’est un vieux débat que celui qui oppose le sensible à l’intelligible. Et s’il s’agissait d’un faux débat ? Car s’il porte avant tout sur la manière d’appréhender le réel, quelque chose lui fait défaut, qui est le préalable de la réponse à la question : qu’est-ce que le réel ? C’est une question fondamentale parce que s’il est légitime de considérer que les sens ne permettent qu’une approche phénoménologique du réel, avec le risque de l’illusion, il est tout aussi légitime de considérer que l’approche idéelle prétendant atteindre l’en soi des choses, est soumise à la relativité de sa dynamique spéculative. Je suis tenté de dire que faute d’une définition du réel, on oppose là l’illusoire au fumeux !

En ouvrant la perspective des fonctionnalités « prodigieuses » du cerveau et de la possibilité de recourir un jour à des « interrupteurs », Zartarian esquisse indirectement les contours d’un réel qu’on pourrait qualifier de quantique car excluant toute unicité du concept de réalité.

Conscient qu’ici on entre dans une certaine complexité de la réflexion, je vais recourir à quelque chose de plus « imagé ». Pensez donc à une ville que vous connaissez bien ; puis concevez une ville imaginaire comportant un nombre important de ressemblances avec la ville que vous connaissez, mais avec des différences non négligeables : par exemple des styles et des proportions différentes dans l’architecture des édifices, une distribution des quartiers très proche de celle de la ville de référence mais avec des étendues différentes et une autre répartition entre zones construites et espaces naturels etc. etc. etc. Vous pouvez appliquer ce jeu de déclinaisons à toute une région, tout un pays et en générant un nombre indéfini de variantes. Je reprendrai ici la comparaison avec l’acoustique et les sons fondamentaux et les harmoniques.

Il reste à tirer de cela la conséquence qu’il n’y a peut-être pas un réel (celui que nous appréhendons par les sens), mais des réels parallèles dans lesquels nous pourrions pénétrer et « exister » en activant les fameux interrupteurs cérébraux.

C’est ainsi que j’ai acquis, notamment par l’expérience de rêves récurrents et des sensations qui les accompagnent (et persistent parfois après l’éveil), la conviction que ces rêves correspondent, au moment où le sommeil déconnecte les contrôles conscients du cerveau, au déclenchement des « interrupteurs.

Le contenu de certains de ces rêves m’a également conduit à rapprocher l’expérience des existences qu’on peut y connaître, avec les facultés hors norme des prodiges tels que Béthune ou Einaudi. Je pense notamment à des rêves où, pianiste médiocre dans la réalité sensible, de jouais de l’orgue ou du piano en virtuose accompli, tirant des instruments des mélodies et des sonorité littéralement sublimes. Je pourrais également évoquer des scènes érotiques vécues avec des partenaires d’une beauté et d’une sensualité propres à conduire à un état extatique, que je ne connais pas dans le monde sensible.

La sensation de réalité et le retour des mêmes lieux et des mêmes rencontres dans des rêves s’échelonnant sur plusieurs années et séparés par de longs intervalles, ne me permet pas d’adhérer à l’explication habituelle de réminiscences mémorielles issues de la perception du monde sensible ordinaire.

Enfin, et ce n’est pas le moindre aspect troublant des rêves, ils nous font franchir les limites spatiales et temporelles qui nous sont imposées dans l’état d’éveil : lieux inconnus mais précis qui ne peuvent en aucun cas être imputable à des réminiscences mémorielles, temps révolus ou futurs. Un cas vécu par de nombreuses personnes est le rêve dit prémonitoire. Je n’en ai fait qu’un dans ma vie mais je m’en souviens avec précision. Ne l’ayant pas raconté immédiatement, le lendemain après mon réveil, je n’ai pas osé le faire par la suite lorsque ce que j’avais rêvé s’est produit, de peur de passer pour affabulateur. J’avais sept ou huit ans et dans mon rêve, un homme en uniforme tendait un papier à ma grand-mère qui le lisait, disait quelques mots que je n’entendais pas, voyant simplement ses lèvres bouger ; puis son visage se crispait, comme celui de quelqu’un qui va pleurer. Le lendemain dans la matinée un télégraphiste apportait à ma grand-mère un télégramme de sa belle-sœur lui annonçant le décès de son frère.

La vision du futur intervient aussi dans la voyance. S’il faut être très prudent lorsqu’on parle de ce phénomène, tant il a donné lieu aux manipulations d’habiles charlatans ou aux délires interprétatifs des « nostradamistes », il existe néanmoins des témoignage pertinents et dignes de confiance. Personnellement, j’ai rapporté dans l’article Du temps, de l’espace et des hommes, déjà cité, l’expérience de mon unique consultation d’une voyante dont les annonces d’une très grande précision se sont avérées exactes sur une période de deux à six ans plus tard.

Sur cette faculté de projection dans le temps et l’espace, il y a des cas encore plus troublants dont le plus connu et celui de Padre Pio (1897-1968), ce moine capucin canonisé en 2002 qui cumulait voyance, ubiquité, guérisons miraculeuses, stigmates, émission de fragrances à proximité mais aussi à de grandes distances. Tout cela est confirmé par des témoignages trop nombreux et concordants, y compris de personnes n’ayant pas la foi, pour qu’on puisse mettre en doute les faits rapportés. Parmi ces témoignages il y a celui de Karol Wojtyla, archevêque de Cracovie devenu pape seize ans plus tard, qui écrivit en 1962 au Padre pour lui demander de prier pour une femme atteinte d’un mal incurable ; quelques temps plus tard elle guérit miraculeusement. Le malheureux moine fut longtemps en bute à l’hostilité de la hiérarchie catholique et même déclaré imposteur avant d’être réhabilité : l’activation involontaire des fonctions prodigieuses du cerveau n’est pas exempte de risque !

S’agissant de l’accès au temps passé ou futur, il faut aussi mentionner le cas où il ne se traduit pas par le rêve ou la voyance, mais par des « coïncidences troublantes » semblant témoigner, notamment dans l’inspiration artistique, de la rencontre d’esprits dans une sorte de niveau supérieur du réel perceptible par les sens. Relatant une telle expérience dans mon premier essai sur Rimbaud, j’ai parlé, faute de mieux, d’un « au-delà des choses ».

Chez certaines personnes, les authentiques prodiges, voyants, médiums, l’activation des fonctions prodigieuses est très fréquente, voire permanente. Pour les gens ordinaires comme moi, cela se produit une ou deux fois dans une vie. Si les élucubrations se parant de l’étiquette « paranormal » et le nombre impressionnant de charlatans qui en font leur fond de commerce, sont de nature à dissuader les scientifiques d’aborder ces rives incertaines d’un inconnu encore inexpliqué, il y a néanmoins des tentatives d’avancées qui ont été effectuées dans le domaine de la télépathie par des services militaires et/ou d’espionnage et contre-espionnage, en particulier dans l’ex-URSS et les USA au temps de la « Guerre Froide ». Aujourd’hui les moyens d’observation et de transmission rapides par les satellites-espions et les drones diminue d’intérêt de telles expériences pour ce qui concerne le renseignement ordinaire qu’on pourrait qualifier de « renseignement de surface » ; mais imaginons les conséquences qu’aurait la découverte de la possibilité d’activer chez certains individus des fonctions cérébrales permettant d’établir une connexion avec les cerveaux des décideurs civils et militaires du camp adverse !

Vers l’homo consciens

Tout ce qui vient d’être dit ici, inspiré par la lecture de Zartarian, prépare à la compréhension de ce que pourrait être ce nouvel homo (ou Sapiens mutant) qu’il appelle homo consciens, l’homme conscient. Pour ma part, je dirais que l’homme conscient c’est l’homme qui « sait ce qu’il sait » et qui « sait ce qu’il peut ».

Savoir ce que l’on sait, c’est dépasser le savoir passif de la simple acquisition d’informations, et maîtriser un savoir actif qui, après passage des informations au crible de l’esprit critique, est capable de dépasser les significations premières qui donnent un sens à chaque information, en établissant des liens qui ouvrent sur des significations globales et complexes donnant à la pensée sa richesse et sa cohérence « éclairante ». Le savoir actif est à la fois spécialisé et généralisé, analyse et synthèse n’étant plus une alternative, mais les termes d’un équilibre.

Quant à « savoir ce qu’on peut », c’est la maîtrise de l’activation de toutes les fonctions cérébrales par le franchissement des limites de la connexion corps-esprit qui se sont imposées jusqu’ici à Sapiens ; en partie d’ailleurs parce qu’il n’a pas cru ce franchissement possible par manque de foi en lui-même, préférant s’en remettre à d’hypothétiques forces supérieures habilitées à régir ce qu’il considérait comme hors de sa portée (fondement de ce que Nietzsche appelait une « morale d’esclave »).

Zartarian expose avec justesse les trois mutations majeures qui sont susceptibles de conduire à l’homo consciens : la relation corps-esprit, le dépassement du dimorphisme sexuel, l’équilibre émotion-raison. Je partage totalement cette vision de l’évolution d’homo. J’ajoute que pour moi, ce sont, avec d’autres termes et d’autres modes de formulation, les mêmes vecteurs de dépassement que l’on trouve dans la pensée de Nietzsche et dans celle de Bachelard. Ce n’est pas le lieu, dans cet article, d’en faire la démonstration ; mais, en revanche, c’est l’occasion d’évoquer les errements de Sapiens et, chez ces penseurs, une forte préscience de l’homo consciens.

Puisque j’ai évoqué le lien que le savoir actif établit entre les informations acquises, j’en établit un entre Nietzsche, Bachelard et les présocratiques. Pour Nietzsche le lien est évident, puisque dans l’approche qu’il effectue dans L’origine de la tragédie en Grèce, il est conduit à la double affirmation que l’art et non la logique est la voie d’accès à la compréhension, et que l’esthétique et non la morale révèle le beau comme mode d’être. Pour Bachelard le lien est tout simplement dans le fait qu’il fut, comme peu de penseurs (surtout depuis le 19ème siècle où s’est imposée une conception catégorisante de l’enseignement) à la fois scientifique et philosophe en empruntant la passerelle épistémologique. Or, les présocratiques ont développé leur pensée, non sur la base d’abstractions ou de concepts moraux, mais à partir d’une recherche de la compréhension des phénomènes naturels (les éléments, les corps célestes, la dynamique des substances etc.). Petite incidente : je rappelle ce qu’a dit Asimov de l’apport déterminant des auteurs scientifiques à la SF, et je note que René Guénon, éminent spécialiste des pensées orientales et occidentales traditionnelles, avait une formation scientifique (il est l’auteur d’une thèse de doctorat reprise en partie dans un ouvrage ultérieur -Formes traditionnelles et cycles cosmiques- sur les principes du calcul infinitésimal). Je pourrai aussi mettre en avant le personnage de Léonard De Vinci, considéré comme génie artistique, mais qui se présentait aussi comme « ingénieur » et le fut effectivement dans divers projets qu’il réalisa (machines de guerre, fortifications, aménagements portuaires notamment). Un autre lien qu’on peut établir entre Nietzsche et Bachelard est la commune importance qu’ils attachaient à la terre et à la marche. Bachelard, profondément marqué par ses origines rurales dans la campagne auboise ; Nietzche « illuminé » par ses promenades à Sils Maria et inspiré par la figure de Zarathoustra, mage dans le sens originel de savant, prêtre et prophète, qui se déplace, à l’instar des Rois-Mages suivant une étoile. Nietzsche accusait l’homme d’avoir « blasphémé la terre », et Bachelard, homme d’idées mais non idéologue, gardant les pieds sur terre ; homme des éléments qu’on retrouve au cœur de son œuvre : l’eau, l’air, le feu. L’eau qui dilue, l’air qui déplace et disperse, le feu qui consume et fusionne, participent à la dynamique physique de l’évolution qui est, en somme, une marche.

Revenons maintenant aux deux mutations majeures : la relation corps-esprit et le dépassement du dimorphisme sexuel. Pour la relation corps-esprit je retiendrai l’expression « conscience du corps », entendant par-là, non pas seulement la conscience d’avoir un corps et d’en ressentir le fonctionnement, mais la possibilité d’agir consciemment sur ce corps au-delà du fonctionnement neuromoteur que nous connaissons, à savoir, comme l’exprime Zartarian, que « nous lançons une intention et le cerveau se débrouille pour déclencher l’interfaçage entre celle-ci et les réactions idoines du corps ». Nous n’avons qu’une conscience passive de ce qui se passe et Sapiens s’en contente puisque son intention est suivie de l’effet désiré. Cependant, nous avons aussi une conscience passive de fonctionnements du corps qui ne résultent pas de notre intention et échappent à notre auto-contrôle. Cela va du tic ou du spasme jusqu’à la douleur provoquée par un dysfonctionnement organique. Peut-on imaginer l’émergence d’une conscience « active » permettant un auto-contrôle du corps, y compris des organes internes ou du squelette ? Mon ami Guy Lefort, psychiatre des hôpitaux, coauteur d’une série d’entretiens avec René Girard, publiés sous le titre Des choses cachées depuis la fondation du monde (René Girard, anthropologue, historien et philosophe, dont l’essentiel de la carrière s’est déroulé aux USA, est surtout connu en France pour son ouvrage La violence et le sacré) imaginait la possibilité d’un « dialogue » avec les cellules cancéreuses pour provoquer l’arrêt de leur développement et leur résorption. Pourquoi pas puisque la médecine admet déjà la vraisemblance de causes dites psychosomatiques dans la genèse de maladies et parce que les rationalistes les plus intransigeants sont bien forcés d’accepter la réalité de guérisons dites « miraculeuses » qui sont probablement imputables à une action inconsciente de l’esprit sur le corps. L’intime conviction du croyant et ses prières agissant comme des mantras, jouent peut-être le rôle d’interrupteurs activant les fonctions « prodigieuses » du cerveau.

En présentant la désidentification des genres comme mutation du dimorphisme sexuel, Zartarian aborde un aspect qui me semble essentiel dans la marche vers l’homo consciens parce qu’à mon avis l’attachement manifesté par les courants conservateurs et réactionnaires au genrisme extrême (on peut d’ailleurs soutenir l’analogie avec le racisme), constitue un obstacle majeur à l’évolution de Sapiens. De même que l’enseignement sclérosé du modèle prévalant encore et qui consiste pour l’enseignant qu’on fait gardien de doxa, à enseigner ce qu’on lui a enseigné, la transmission éducative d’une vision genriste des individus dans le cadre codifié de la famille idéale, réduit la civilisation au mode de reproduction des mammifères. La force de l’homo consciens devrait résider, au contraire, tout en conservant les caractères physiologiques des sexes, dans sa capacité à réaliser son « androgynie mentale » comme l’évoque l’article Surhumanité de l’androgyne, la surhumanité devant être entendue comme passage à un stade supérieur dans l’évolution de l’espèce homo.

Avec une sage humilité et beaucoup de lucidité, Zartarian présente l’évolution à venir comme « [une] lointaine perspective car nous n’en sommes qu’au premier pas ». Et à propos des pas suivants qu’il a esquissés, il précise « simples suggestions évidemment, chacun étant libre d’explorer toutes autres directions qui lui conviendraient mieux. Effectivement, il est nécessaire de comprendre que le passage de Sapiens à Consciens ne relève pas de la magie, c’est-à-dire d’un effet immédiat par exécution d’une recette précise ou d’une formule du genre Abracadabra. Cela fait partie des errements de Sapiens qui a toujours espéré construire des empires pour l’éternité, ou au moins mille ans (obsession de figer, de minéraliser, survivance et atavisme hérité de l’âge de pierre ?!). Il faudra du temps, beaucoup de temps, probablement « du sang et des larmes » ; et le processus, soumis aux rectifications permanentes induites par les énergies structurantes (voir l’article Bachelard) sera certainement différent de ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui….

Même si ce vœu ne lui parviendra que dans un lointain avenir où nos cendres auront été depuis longtemps dispersées, formulons-le quand même : BIENVENUE A L’HOMME CONSCIENT !



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